"genre!"
PAR ANTONIN MOERI

Vous avez tous constaté, en ce début de XXIe siècle, une prolifération dans le discours de termes, expressions, mots tronqués, anglicismes et barbarismes qui confèrent à la langue française (langue dite de la clarté) une étrange opacité. Ainsi l’autre jour étais-je assis dans le train Genève-Lausanne, à côté et en face de deux individus genre djeuns. L’un avait un beau visage blanc dont les traits fins étaient ombrés par une barbe de trois jours. Ses yeux bleus roulaient dans leur orbite avec une sidérante rapidité. Le djeun se tortillait gracieusement sur son siège pour accompagner le rythme de ses phrases. Il prêtait une oreille attentive aux propos de son vis-à-vis qui fréquentait dans le secteur une école d’art et qui donnait à ses considérations un ton légèrement plaintif: manque de fric, absence de lieux conviviaux genre bar à poudre abordable, égoïsme des huiles du temple de l’art.
Tendant une oreille distraite, je fus surpris d’entendre dans leur bouche des rafales de juste pas possible, énorme, la totale et autres y a pas photo. Me suis adonné à un petit jeu: compter les occurrences du mot genre: soirée genre barbecue, article genre trois cents pages, copine genre gonzesse ou même le mot «genre» tout seul dont la signification m’échappait totalement. Entre Genève et Lausanne, visage pâle articula vingt fois cette syllabe et son vis-à-vis vingt-huit. Cette accumulation ne provoqua un début de nausée ni chez l’un ni chez l’autre jeune homme. Me suis demandé si la prolifération de cette syllabe au sens nébuleux contribuait à enrichir la langue de Diderot.
C’est la lecture d’un magnifique petit livre signé Jean-Loup Chiflet qui a, une fois de plus, aiguisé mon attention sur quelques particularités du sabir contemporain. Nous avions pris l’habitude depuis quelques années, ma fille et moi, de noter dans un carnet à spirales les mots ou expressions que nous entendions à la plage, à l’hôtel, dans le tram, dans la rue et, surtout, devant la télé. Nous avions joyeusement noté booster, bisou, à plus, t’es où, y a pas photo, formater, limite et j’en passe. Tous ces «mots flous, vagues, creux et inutiles qui polluent, irritent, agacent notre langue au quotidien», on les retrouve chez J-C Chiflet qui les a répertoriés avec humour et commentés avec malice. C’est dans une collection dirigée par Philippe Delerm (oui, oui, le père du chanteur de variétés) que ce magnifique petit livre est paru en novembre 2009.
Jean-Loup Chiflet: 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Points 2009
Je ne devais guère avoir plus de 20 ans quand j’ai lu L’Emploi du temps de Michel Butor. Un passage a marqué ma relation avec l’écriture. On se souvient que le roman met en scène un personnage – Jacques Revel – fraîchement arrivé dans une ville imaginaire (Bleston) où il est chargé de la correspondance avec la France aux établissements Matthews & Sons. Envahi d’un insidieux malaise, et pour lever la gêne qui l’absorbe, il se met à retracer son parcours en consignant tous les événements vécus. Mais rédiger dans leurs détails ces différents épisodes, et surtout ceux qui lui ont paru sur le moment insignifiants mais dont il soupçonne par là-même l’importance a posteriori, lui prend du temps. Beaucoup de temps. Si bien que, pendant qu’il court vainement après le passé, le présent lui échappe. La vie se poursuit sans lui, hors de son espace temps rédactionnel. Ainsi, sa voisine, dont il est amoureux, s’en va avec un type qui, lui, ne passe pas son temps à consigner son emploi du temps.
Fantômes est un très beau livre, beau en entier, forme et fond. L'objet est plastiquement réussi, soigné jusque dans ses détails, le papier, la couverture, l'esthétique. Et le contenu est magnifique.
«Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en peut expliquer notre philosophie»