L'écriture ou la vie II
Par Pierre Béguin
L’écriture ou la vie. C’est précisément le titre d’un livre de Jorge Semprun. Un livre qui pose de manière plus complexe que le simple rapport d’exclusion les liens entre vie et écriture. Parce que ces liens se tissent non pas dans le cadre normé du confort bourgeois mais dans une douloureuse expérience des limites. Etudiant, jeune poète, habitué des cercles intellectuels parisiens, Jorge Semprun est déporté à Buchenwald où il va vivre sa mort avant sa libération par les troupes du Général Patton le 11 avril 1945. A son retour, il est convaincu que seule l’écriture lui permettrait d’exorciser cette expérience de la mort, de le ramener à la vie, à sa vie qu’on lui a volée. Toute expérience des limites impose à notre conscience la nécessité de sauver de l’oubli ces moments tragiques afin qu’ils ne se dissolvent pas dans l’informe ou qu’ils ne glissent dans l’indifférence absolue. Dans La Trêve, Primo Levi prétendait déjà que si ses compagnons de camp de concentration s’accrochaient fermement à la vie, ce n’était pas tant par instinct de survie que par une volonté, ou plutôt une nécessité, de raconter leur expérience afin qu’elle ne se répète pas, ou tout simplement qu’elle ne sombre pas dans l’informe ou l’oubli. Vivre pour raconter donc –Vivir para contarla selon le titre des mémoires de Garcia Marquez. Et la seule façon d’y parvenir est de donner sens à la souffrance en la fixant par l’écriture. Ecrire pour revenir à la vie. Mais Semprun va très vite s’apercevoir que, loin de le ramener à la vie, loin d’exorciser la mort, l’écriture le renvoie au sentiment de la mort, à cet épuisement physique de tout désir, à cette tristesse de son propre corps, à ce désarroi charnel qui le rend inhabitable à lui-même. Raconter cette expérience des limites, loin de le libérer, l’enferme plus douloureusement encore dans ses souvenirs concentrationnaires. Seuls un silence de mort ou une écriture qui se confondrait avec un cri venant du fond des entrailles pourraient exprimer sa souffrance. Tout l’enjeu du texte est alors de montrer par quelles interrogations, par quel cheminement, l’auteur parviendra à s’arracher à ce cercle vicieux: «Tout recommencerait tant que je serais vivant, tant que je serais tenté d’écrire. Le bonheur de l’écriture, je commençais à le savoir, n’effaçait jamais ce malheur de la mémoire. Bien au contraire: il l’aiguisait, le creusait, le ravivait. Il le rendait insupportable. Seul l’oubli pourrait me sauver». Et plus loin: «Je ne puis vivre qu’en assumant cette mort par l’écriture, mais l’écriture me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie, m’interdit littéralement de vivre.» Dévoré par cette double nécessité contradictoire, celle d’oublier et celle de ne rien oublier, Semprun pense au suicide comme ultime solution: «J’avais la certitude d’en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire: parce que je ne parvenais pas à survivre à l’écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé, interminable.» Il comprend alors que, si elle n’est pas impérativement précédée d’un retour à la vie, c’est-à-dire à une forme d’insouciance, l’écriture n’est qu’un refus détourné, masqué, du désir de vivre. D’abord l’oubli, d’abord le silence bruissant de la vie contre le langage meurtrier de l’écriture. Une femme et un objet inattendu, le parapluie de Bakounine, permettent la transition. Ensuite seulement peut commencer le long travail d’ascèse par lequel l’écrivain se déprend de lui-même tout en prenant sur lui-même, par lequel l’œuvre peut remplir sa véritable fonction: non pas accoucher de la douleur comme une simple catharsis, mais mettre au monde cet autre que l’écrivain aura reconnu et qu’au fond il a toujours été. Car c’est bien l’œuvre qui accouche de l’auteur et non l’inverse.
Vivre et écrire donc. Succcessivement.
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