Qui évalue le travail d'un écrivain?
À la fin des années soixante, Thomas Bernhard décida de ne plus «se laisser chier sur la tête». Il voulait dire par là que, désormais, il refuserait tout prix dit littéraire quel qu’il fût. Bernhard pouvait alors se permettre cette posture «aristocratique» car ses pièces de théâtre lui rapportaient suffisamment pour vivre confortablement, manger dans de bons restaurants, voyager en compagnie de «sa tante», séjourner à l’Hôtel d’Angleterre, s’acheter une chemise et une cravate de chez Arrow ou un costume de marque Burberry. Mais avant cette décision «aristocratique», il y eut les années de formation, les débuts difficiles d’un écrivain méconnu, la dèche, la galère; époque où Thomas gagna sa vie comme chauffeur de poids lourds, où il sillonna Vienne dans sa veste en cuir, pour livrer des bouteilles et des tonneaux de bière. Le jeune Autrichien ne pouvait pas, au début des années soixante, refuser les jolies sommes d’argent que telle municipalité, telle académie, telle association ou tel État allaient lui accorder pour honorer son talent d’écrivain ou reconnaître la singularité de sa voix.
Cet argent qu’on lui chiait sur la tête lui permettrait d’acheter une Triumph Herald avec des sièges en cuir rouge et une ferme délabrée à Ohlsdorf, de payer les travaux de réfection, les frais d’hospitalisation et ses dettes. Cet argent était bienvenu, certes, mais il impliquait quelques humiliations, l’acceptation d’une certaine comédie, celle de la vie dite «littéraire» où l’on doit supporter les ronflements de madame la ministre Firnberg, les fastidieuses lectures à la Maison de la culture évangélique, les notables «trous du cul catholiques et nationaux-socialistes» qui refusent d’attribuer un prix à Canetti parce que «lui aussi est juif», les discours de remerciement pour lesquels il faut se creuser la tête (faut-il évoquer les pays sous-développés, la mauvaise santé bucco-dentaire des écoliers?), les propos ineptes et péremptoires du ministre des Arts et de la Culture et de l’Instruction qui traite T.B. d’ «étranger né en Hollande», les couacs et les fausses notes des musiciens pourtant rétribués pour leur prestation lors de la remise d'un prix.
T.B. expliquait volontiers et sans honte pourquoi il acceptait ces jolies sommes: «Je ne suis pas disposé à refuser 25.000 schillings, je suis cupide, je suis faible, je suis moi-même un salaud». Il y a tant de pays à visiter, tant de belles choses à voir, tant de pages à écrire sur la terrasse de l’Hôtel d’Angleterre à Estoril, où les parquets sentent si bon et où la nourriture est raffinée. Il aurait pu justifier sa bassesse en reversant l’argent à une association d’aide aux détenus de tel pénitencier ou à une amicale qui entend construire une orphelinat au Nigeria. «Même de tels actes, relevant d’un engagement social, ne sont pas exempts de vanité, d’afféterie et d’hypocrisie». La seule réponse que donnera finalement T.B. fut de ne plus accepter ces distinctions.
Le regard impitoyable, féroce que T.B. pose sur «le milieu littéraire» et la limpidité de sa prose dévastatrice procurent au lecteur un incomparable bonheur et viennent lui rappeler, en passant, que le champ dit «littéraire», ça se travaille, non sans un certain cynisme, qu’on pourrait appeler intelligence des situations.
Thomas Bernhard: Mes prix littéraires, Gallimard 2010
Commentaires
Je ne sais pas précisément qui "chie sur qui ou quoi" mais vous avez là une bien belle plume. Qui décide du talent de l'écrivain, hormis le lecteur ? On vous lit avec une certaine délectation, on aspire en tirant lentement sur la paille un breuvage un brin enivrant, mais comme tout ce qui se boit à la paille, lorsqu'on s'en aperçoit il est trop tard, on est franchement ivre et on en redemande. Je me réjouis d'acheter un de vos livres à l'occasion.
merci pour votre commentaire Djemâa, je m'efforcerai d'être à la hauteur dans les prochains billets. Faut dire que l'écriture de TB me hante. J'ai donc lu ces considérations sur le milieu littéraire avec une ferveur non dénuée de jalousie. Et puis, lorsqu'un auteur nous passionne, on améliore son style. Saviez-vous que Faulkner, avant de devenir le romancier qu'il fut, s'est longuement exercé à imiter les trames narratives de tel ou tel. Si le sujet vous intéresse, lisez WF d'André Bleikasten, c'est remarquable. Quant à mon prochain livre, Tam Tam d'Eden, il sortira chez Campiche cet automne. Au plaisir de lire un autre commentaire de votre part.
«Même de tels actes, relevant d’un engagement social, ne sont pas exempts de vanité, d’afféterie et d’hypocrisie».
... Et refuser des prix lorsqu'on a plus besoin de l'argent que celui-ci comporte pour s'acheter une Triumph et passer du temps dans un palace, n'est-ce pas également un acte qui relèves des mêmes tares?
Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, M.Siffleur. Soyez plus explicite. Please.
Il a eu besoin de ce pognon quelques temps, et il a du assumer ce qui allait avec: les réceptions, les notables, les discours. Normal. Puis il n'en a plus eu besoin, puisqu'il gagnait suffisamment autrement, et il a décidé de laisser ces prix à ceux qui en avaient encore besoin. Pas pour la beauté du geste, mais parce que les compromissions le gonflaient trop. Normal, très bien même.
Cela justifie-t-il de cracher dans la soupe ? Pas vraiment à mon avis. Ou alors il aurait du aller au bout de sa démarche et rembourser ces sommes qu'il avait ainsi gagnées. C'eût été idiot, mais élégant.
TB ne crache pas dans la soupe. Il décrit, décortique, scrute, examine un milieu, des personnages vaniteux et souvent sots qui s'y concentrent. Si vous lisez Des arbres à abattre, vous retrouverez ce ton ravageur qui fait la singularité de cet auteur autrichien qu'un certain responsable culturel a traité de blatte à écraser.
Je comprend que vous ne compreniez pas!... Mon français laisse à désirer! Mea culpa!
Il fallait lire:
Et refuser les prix le jour où l'on n'a plus besoin de l'argent qui permet de se payer Triumph et vie dans les palaces, n'est-ce pas également un acte qui relève des mêmes tares?
Suis-je plus clair?
Si ce milieu lui chiait sur la tête, lui crachait dans la soupe. Une image pour une image... On peut cracher avec talent, y a même des concours à celui qui crache le plus loin, dans ce haut lieu de la culture populaire que sont les zétazunis; ça reste cracher.
Qu'est-ce que « le milieu littéraire » ? Et qui en fait partie ? Qui en profite ? TB se garde bien de le préciser. On ne peut pas écrire sans faire partie de ce milieu (qui regroupe, tout de même, la plupart de ses lecteurs : critiques littéraires, journalistes, éditeurs, auteurs…) Et en Suisse y a-t-il un « milieu littéraire » ? Qui le maîtrise ? Qui le méprise ? Qui en profite ? TB est assez rusé pour en tirer parti, tout en crachant dans la soupe…