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  • Ecrire à Genève au XXIème siècle

    Par Alain Bagnoud

    ordinateur1.jpgVotre serviteur a donc participé à un débat, hier, au salon du live de Genève, organisé par l'Association genevoise des écrivains. Le thème était vaste. Ecrire à Genève au XXIème siècle. Avec ça, évidemment, on était un peu dans le général.

    Mais Françoise Buffat, qui animait la table ronde, avait fort bien préparé les choses. Quatre points principaux étaient à l'ordre du jour. Une question d'abord: en ce début de 21e siècle, pouvons-nous espérer que des écrivains genevois atteignent à l’universel, tant par le contenu de leur œuvre que par leur diffusion ? Puis on a parlé des conditions matérielles de l’écriture. De l’accueil du public. Des attentes pour l'avenir.

    Les réponses? Il semble bien que Dominique Ziegler, le plus véhément et le plus showman des participants, vit Genève comme une sorte d'étouffement: pas d'énergie créatrice, des conditions économiques et sociologiques dominantes qui découragent et asphyxient. Mais il y a, dit-il, des sujets de pièces de théâtre à tirer de la situation locale: les banques, l'argent, le calvinisme...

    Autre son de cloche avec Sandrine Fabbri, qui semblait un brin agacée d'être là. Le genre: que diable suis-je venue faire dans cette galère? Elle défendait, si j'ai bien compris, l'idée que les écrivains doivent écrire et que les plaintes régionales sont sans intérêt.

    Huguette Junod affirmait ses positions féministes et éducatrices: faire lire les femmes et les auteurs romands dans hfaHorn-1.jpgles écoles. Je résume. On montre un peu les positions. Celle de Luc Weibel était la plus érudite et la plus au-dessus du panier: un passage dans Amiel, par exemple, pour illustrer le paradoxe d'une Genève censée froide qui défend finalement avec ténacité l'œuvre de son concitoyen et la fait passer à la postérité...

    Une caractéristique de cette table ronde, c'est que le public, nombreux, a largement pris la parole. Des membres de l'association, des femmes et hommes politiques aussi. Interventions fouillées et intéressantes. On a déroulé les considérations, on a fait des plans d'attaque pour intéresser plus les pouvoirs aux conditions de production et de promotion de la littérature, ça a duré une heure quarante. C'était un lieu de résistance, presque de révolution. Les prolongements suivront. Très bien.

    En bilan, ma conclusion personnelle: écrire à Genève au XXIème siècle? Même s'il y a une volonté d'y aller, ce n'est pas plus facile qu'ailleurs.

    Juste, peut-être, un peu plus disert.

  • J'ai dix-sept ans et des poussières

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    par Jean-Michel Olivier

    J’ai dix-sept ans et des poussières et je ne suis pas seul, pas encore libre, en tout cas pas moi-même, et je somnole dans le fauteuil en velours indigo du vol Maputa-Geneva (via Kuala Lumpur et Zurich) en première classe et je regarde Iris, la tête sur mon épaule, un magazine people sur les genoux, elle dort profondément, elle a pris deux Xanax, je la regarde et je me demande quel âge elle a. Question tabou. De son visage elle a gommé les ridules et les taches disgracieuses (botox, huile de figue de barbarie). Ses seins remodelés sont juvéniles (implants). Son ventre est lisse et plat (plusieurs lipos). Ses jambes épilées au laser ont été sculptées par les pilates et les steps. Elle a trouvé l’élixir de jouvence. Son âge, alors ? Même si elle y pense nuit et jour, Iris n’en parle pas. Comme elle ne parle jamais de son mari (Édouard, 53 ans, trader dans la banque de son père). Le seul type dont elle parle, c’est Grafenstein. Pas le Prix Nobel de physique, ni le chien qui fait toujours des gaffes. Non, Grafenstein, c’est son psy. Dr Abi Grafenstein. Ils s’appellent tous les jours. Iris lui demande des conseils pour que sa vie ne ressemble pas au 11 septembre ou au Radeau de la Méduse. Et Grafenstein, qui aime jouer au Sphinx, lui répond par des phrases sibyllines auxquelles Iris ne comprend rien.

    « La vérité chemine obscurément, répète-t-il en tétant son cigare. Même moi je n’y vois pas toujours clair… »

    La tête sur mon épaule, Iris rêve sa vie en couleur, dans mon casque passe une chanson de Muse, Uprising, j’essaie de dormir un peu, mais je n’y arrive pas, je me tourne et retourne sur mon siège, je prends un Xanax, je joue à Secret World, puis à Dead to Rights, je mets la musique à plein tube, un type en pirogue s’éloigne du sanctuaire avec une corbeille remplie de diamants et ce type c’est mon père transformé en puma, tandis que Paramore hurle dans mes écouteurs Misguided Ghosts, je change de chaîne et je tombe sur un film qui vient de sortir en Amérique, une mère qu’on voit de dos dit au revoir à son fils, puis s’en va au travail. Quand elle revient à la maison, son fils a disparu. Elle fond en larmes, le cherche partout, ameute les détectives de la ville. Plus tard un garçon de onze ans lui est restitué. Il s’appelle Adam. Il affirme être son fils. Désorientée par la police et les paparazzi, la mère ramène l’enfant à la maison, mais au fond de son cœur elle sait que ce n’est pas le sien…

    Je ne vois pas la fin du film, mes yeux sont brouillés par les larmes, cette histoire est la mienne, cet enfant a mon âge, et cette mère qui part à sa recherche dans l’Amérique des années 30 c’est simplement ma mère ! Dolorès Hanes ! Elle joue le rôle principal et Jacob Horowitz, un des meilleurs amis de Jack, lui donne la réplique dans le rôle du détective en chef de la police. Je n’en crois pas mes yeux, je revois Dolorès et Matt dans mon village, il y a longtemps, lui en tenue de broussard et elle sublime dans sa robe en soie mauve, les tractations avec mon père #1, puis l’arrivée en Amérique, la vie factice, les mercredis dans les boutiques de Sunset Boulevard et Dolorès qui me répète sans arrêt :

    « Pour exister, Adam, tu dois porter des marques ! Et tu dois devenir une marque… »

    * Extrait d'un roman en chantier.

  • INSOLENCE

    Par Antonin Moeri

     

     

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    Il y a quelques années, Eric Reinhardt nous proposait aux Editions Stock un livre singulier. Etait-ce un roman? Le mot était imprimé sous le titre. Il fallait bien glisser l’objet sur un rayon: livre non métaphorisable qui a certes un contenu, mais dont le sens échappe allègrement. Ce qui d’ailleurs confère au texte une curieuse légèreté, l’auteur faisant fi de tout souci de vraisemblance, de toute intrigue, de toute psychologie (dieu merci!!!), de tout réalisme, de toute variation de perspectives. Mais alors, me demanderez-vous, quel genre de plaisir éprouve-t-on à lire Existence ?

    Le narrateur-héros s’appelle Jean-Jacques Carton-Mercier (faut le faire!!!). Cadre supérieur dans une big firme, il se comporte comme un goujat avec Francine, sa femme qui aime les cuisines bien agencées, les lampes halogènes, les canapés Teo Jakob, les “plis sublimes produits par les rideaux” représentés sur les pages glacées des catalogues. Il a rendez-vous avec son patron, mais toutes sortes d’incidents vont dynamiter sa journée. Or raconter ce qui se passe dans ce livre n’offre strictement aucun intérêt. En effet plane sur ces pages une ironie qui désarçonne le lecteur. Tout est mis en dérision par l’incertitude et un  rire gloussant de poule sardonique: la vie conjugale et familiale de Jean-Jacques, le commerce avec ses semblables, ses allées et venues dans la rue, dans les couloirs de la big firme ou dans ceux de son immeuble d’habitation, son rapport aux mots et aux choses que ceux-ci désignent, ses éjaculations jubilatoires sur les lunettes en écaille de l’épouse fatiguée fatiguée fatiguée. Si je vous offre, chère lectrice, cette jolie série, c’est parce que Reinhardt adore les séries, les suites, les énumérations, les listes, les inventaires. Le livre en est truffé comme ceux de Pinget. Ouf!!! Le nom est articulé. On pourrait continuer avec Flaubert, Hoffmanstahl, Mauthner, Beckett, Wittgenstein, Gombrowicz.

    C’est exactement où je voulais en venir. La réalité n’ayant plus aucun sens, Reinhardt ne conçoit pas le langage comme un outil pour décrire les choses, les sentiments, les paysages, les personnages. Il le conçoit comme une possibilité de dissoudre les vérités communes et les représentations qui permettent aux gens de vivre. Il ne convient plus, suggère l’auteur, de produire une image du monde qui nous entoure. Il conviendrait davantage d’encourager l’insolence, celle d’une écriture envisagée comme exercice critique, comme exercice d’analyse, de désarticulation et de dissolution. Cette insolence atteint l’extrême densité de la folie qui illumine et, à la fois, paralyse Jean-Jacques: “J’ai du mal à trouver les mots, à formuler avec exactitude le malaise qui m’étreint”.

     

     

    Eric Reinhardt: Existence   Edition Stock 2004

     

     

  • Je tue donc je suis

    Par Pierre Béguin

     

    poveda2[1].jpgEn automne dernier sortait sur les écrans l’extraordinaire documentaire La Vida Loca de Christian Poveda, journaliste franco-espagnol assassiné au Salvador en septembre 2009, victime de son œuvre.

    L’auteur a enquêté plus de deux ans sur les Maras, ces gangs qui sèment la terreur en Amérique centrale et dont on trouve des traces jusqu’au Canada (et même maintenant en Espagne prétendent certains). Trafic en tout genre (armes, drogues, prostitution), kidnappings, cambriolages, rackets, meurtres, le marero (membre d’une Mara, de l’argot marabunta qui désigne en Amérique centrale des colonies de fourmis rouges terriblement voraces), dont l’âge oscille entre 8 et 30 ans, ne se réclame d’aucun idéal politique, religieux, idéologique ou racial, si ce n’est le culte de l’ultra violence. Allié au sentiment d’appartenance collectif, l’acte de tuer devient un véritable mécanisme identitaire. Je tue donc je suis. Le marero ne se conçoit lui-même qu’en tuant ou en étant tué, et il ne vit que dans cette perspective. Tout autre sentiment est identifié à de la faiblesse: «Ils n’avaient pas de couilles, ils nous ont laissé la vie sauve alors qu’ils avaient des flingues et pas nous». Ce radicalisme a peut-être coûté la vie à l’auteur du documentaire. Pour avoir aussi rappelé que les mareros sont des jeunes abandonnés, désœuvrés, désabusés par la vie et, d’une certaine manière, victimes de la désocialisation libérale et de la déstructuration familiale, Christian Poveda leur aurait restitué une forme d’humanité qui aurait pu attenter à leur réputation de caïds impitoyables, seul gage de leur identité et de leur survie face aux autres gangs.

    vallejo[1].JPGCe documentaire m’a renvoyé au sublime roman La Vierge des tueurs, de l’écrivain colombien Fernando Vallejo. Sorte de randonnée mortelle, dans une ville de Medellin hallucinée, d’un homosexuel et d’un jeune sicaire qui sème les cadavres sur son passage avant d’être fatalement tué à son tour. Medellin – connue en Colombie sous le nom de Metrallo (par allusion à mitraillette)– où la mort est ce qu’il y a de moins chère, de plus commun, où l’on pouvait voir sur les hauteurs surplombant un ravin et quelques bananiers desséchés l’écriteau «INTERDIT DE JETER DES CADAVRES», Medellin, que l’auteur décrit d’une prose rapide comme une rafale de mitraillette et extraordinairement évocatrice de certaines villes actuelles, voire prophétique des villes du futur: «Les trottoirs? Envahis par les étalages de camelote qui bloquaient le passage. Les téléphones publics? Démolis. Le centre? Dévasté. L’Université? Démantelée. Ses murs? Profanés par des proclamations haineuses «revendiquant» les droits du «peuple». Partout le vandalisme et la horde humaine: des gens, toujours des gens, encore plus de gens, et comme si nous n’étions pas assez, de temps en temps une bonne femme enceinte, une de ces putes de chiennes pondeuses qui pullulent dans tous les coins avec leur panse impudique dans l’impunité la plus monstrueuse. C’était la populace envahissant tout, détruisant tout, cochonnant tout avec sa misère crapuleuse. «Place, racaille puante!», Medellin donc se transforme en un monde de morts qui reflète clairement une des fins possibles de notre espèce. Car la loi de Medellin sera bientôt celle de notre monde, prophétise l’auteur: «Ni à Sodome ni à Gomorrhe ni à Medellin ni en Colombie il n’y a d’innocents; ici tout ce qui existe est coupable, et s’il se reproduit d’autant plus. Les pauvres fabriquent encore plus de pauvres, la misère plus de misère, et plus il y a de misère plus il y a d’assassins, et plus il y a d’assassins plus il y a de morts. C’est la loi de Medellin, qui régira dorénavant la planète Terre. Prenez-en note.» Ce que prédisait déjà Georges Bernanos de la pauvreté au siècle dernier. Certaines villes, comme Saõ Paulo, ont d’ailleurs déjà troqué leurs ghettos de pauvres contre des ghettos de riches.  

    Une amie colombienne revenant d’un séjour à Medellin, dont elle est originaire, me signale avec fierté que sa ville a bien changé depuis quelques années. J’en prends acte. Mais je crains qu’entre temps Metrallo n’ait assuré sa descendance, aidé par la rapacité mais aussi l’angélisme et la naïveté occidentale. Comme le souligne  ce passage du documentaire de Christian Poveda où l’on voit une boulangerie confiée à l’entière responsabilité d’une Mara… sous le parrainage d’une ONG.

     

     

  • M Aguéev, Roman avec cocaïne

    Par Alain Bagnoud

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    Dans les années 30, un manuscrit intitulé primitivement Récit avec cocaïne, arrive par la poste à la revue russe Nombres qui publie à Paris: il y a toute une communauté de Russes immigrés dans la capitale. Le colis vient d’Istanbul. Personne parmi les membres de la diaspora ne connaît son auteur, celui qui signe M. Aguéev, dont on n'a, à part ce roman, qu'une nouvelle expédiée dans les mêmes conditions.

    Du coup, il semble évident qu'Aguéev est un pseudonyme. Mais de qui? Le roman fait scandale, puis devient mythique. On l'attribue le plus souvent à Nabokov, en se basant sur des parentés de style. La décence aurait pu empêcher Vladimir de signer ce livre immoral – mais on verra quand il publiera Lolita que la bienséance ne le gêne pas outre mesure.

    Bref: on ne sait rien sur M. (Maurice?) Aguéev sinon que selon une autre rumeur, quelqu'un l'aurait rencontré à Istanbul, il aurait parlé de retourner en Union soviétique, et il aurait disparu après que son texte a été accepté par Nombres.

    Le texte parle d'un jeune Moscovite. On se trouve en 1916, juste avant la révolution. Ecrit à la première personne, le roman décrit l'existence du narrateur, étudiant pauvre, ses relations avec sa mère, ses camarades, les jeunes filles. Vient ensuite la cocaïne, puis la dépendance.

    Visant à analyser l'expérience des limites, Aguéev se montre lucide, honnête, brutal. On peut trouver des parentés avec Proust pour l'introspection poussée, avec Dostoievski pour le sens de la faute, de l'humiliation. Ce ne sont pas forcément des maîtres d'Aguéev, en tout cas pas Proust qu'il n'avait probablement jamais lu.

    Ce qui unifie la suite de scènes: une volonté de faire la lumière sur soi sans parti pris. Aguéev montre ainsi une cruauté froide et analytique à l'égard de lui-même. Il y a des moments transcendés par l'acuité des perceptions et l'auto-analyse sans complaisance. La pauvre mère qui fait honte à son fils en apportant l'argent au collège. La première nuit sous cocaïne...

    Le texte, initialement publié en plusieurs volumes dans la revue Nombres, a été oublié pendant des décennies même s'il comptait de fervents admirateurs. Enfin, en 1983 Belfond a publié le roman en un volume, pour la première fois. Puis passage en poche. Presses pocket en 1990, 10/18 en 1998. Réédition par Belfond en 2004 dans une édition des œuvres complètes, c'est à dire Roman avec cocaïne et la nouvelle Un sale peuple... La postérité est en marche.

  • Ça m’agace, en vrac

    par Pascal Rebetez

     

    Notre bonne radio romande, francophone et publique a adopté, sans l’ombre d’un doute, le terme « podcaster ». Rien que ce matin, j’ai dû l’entendre dix fois au moins. Puisque désormais, ce sont les marques qui commandent, avec l’émergence de l’Ipad, entendra-t-on bientôt « une émission à padcaster » ? La pub a gagné et ça m’agace.

    Idem pour la presse. Il y a à peine dix ans, les pages de droite étaient encore consacrées au rédactionnel. Désormais, ce qui fait sens à la lecture réflexe est dévolu à la pub. Voyez l’Hebdo. La pub a pris le bon côté des pages et, forcément, quand elle se retire un peu, le magazine s’effondre, du moins qualitativement. La pub a gagné et ça m’agace.

    On devrait pouvoir se fier à la culture. Au sens critique. La promotion de Looking for Marilyn est passée autant que des podcast à la RSR. J’en entends quatre émissions au moins, pour le même spectacle. Ça m’agace, parce que je pressens l’effet mode, le thème gros-porteur, avec, pour la première fois dans la promotion du théâtre – pardonnez le néologisme – de l’ego-marketing. Je viens de voir l’affiche à Genève, c’est Maillefer lui-même, le metteur en scène qui y figure. Ni Chéreau, ni Besson, n’avaient osé ! Quel culot ! quelle provoc ! Vive l’innovation ! Créer, désormais, c’est se podcaster soi-même.

    Et ça suffit pour aujourd’hui.

  • Dans la jungle du Salon…

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    par Jean-Michel Olivier

    On le savait depuis longtemps : le monde du livre est une vraie jungle. L'édition, en général. Et les Salons du Livre en particulier. Fondé en 1986 par Pierre-Marcel Favre (photo), Vladimir Dimitrijevic et quelques autres, le Salon du Livre de Genève a longtemps été le rendez-vous obligé des éditeurs, comme des auteurs et des lecteurs. À ses débuts, il faisait la part belle aux éditeurs romands, qui pouvaient ainsi mettre en vitrine leurs livres, et mieux les faire connaître. À cette époque, le livre est ses acteurs fidèles étaient encore au cœur des débats…

    Mais, au fil des années, le Salon du Livre de Genève a changé de visage. Les éditeurs, suisses et étrangers, ont été lentement (mais sûrement) chassés du centre du Salon pour se voir repoussés dans ses marges. Au point d'occuper, aujourd'hui, à peine un strapontin — soit l'extrémité des boulevards et des allées. Les diffuseurs (au grand pouvoir financier) se sont alors taillé la part du lion et ont transformé l'ancien Salon du Livre en immense souk où régne la dure loi de la jungle. Les marchands de kebab ont remplacé les imprimeurs. Les journaux rivalisent d'animations bruyantes pour apâter le chaland. Il y a même des attractions foraines au village alternatif…

    Ce n'est pas tout. Comme les temps sont difficiles, et certains exposants de plus en plus réticents à venir à Genève, on leur propose des tarifs particuliers. Ainsi, pour une même surface, il n'y a pas deux exposants qui payent le même prix. On va même jusqu'à consentir des rabais de 50% à ceux qui voulaient s'abstenir de participer au Salon 2010 ! Car tout est bon pour remplir l'espace, chaque année plus restreint, de la grande halle de Palexpo !

    Ne voulant pas participer à cette mascarade, certains éditeurs, et non des moindres (l'Âge d'Homme, Flammarion, Xenia, etc.), ont décidé d'aller tenir salon ailleurs. Dans certaines librairies genevoises, par exemple, comme le Rameau d'Or ou le Parnasse, où des rencontres-signatures sont organisées avec des auteurs. Il faut saluer leur courage.

  • Mission de l'école

    Par Antonin Moeri

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    Quand Elodie pose sa tête sur la table et refuse de remplir la fiche que Madame Deshusses lui propose, celle-ci devrait s’asseoir à côté de l’adolescente, lui parler doucement et, surtout, l’écouter attentivement. Lorsque Madame Deshusses demande aux élèves de lire à haute voix une page du roman africain qu’ils sont en train d’étudier, Elodie se dresse brusquement et, très excitée, hurle d’une voix tonitruante: “J’veux lire!” Enchantée par cette proposition, Madame Deshusses répond avec enthousiasme:”D’accord Elodie, tu liras le début du chapitre quatre”.

    - Quoi! Tout ça! Ah non! C’est beaucoup trop long! Ah non! C’est trop chiant!

    La fille avait été absente trois jours, car elle fréquente l’école de manière irrégulière. L’assistant social avait glissé dans l’oreille de Madame Deshusses que le papa était un homme brutal, qu’ayant l’habitude d’insulter sa femme il avait été mis à la porte du domicile conjugal et qu’il habitait désormais dans un deux-pièces, juste en face. Elodie aurait peur de descendre dans la rue et...

    Cette raison avait déjà été invoquée à l’école primaire, ce qui expliquerait les humeurs d’Elodie, son goût pour l’esquive, la provocation et le mensonge, sa tendance à pousser les institutrices et les instituteurs dans leurs derniers retranchements. Le dossier scolaire contient quelques remarques intéressantes à ce sujet:”Monsieur Duverrier ne sait comment retenir l’attention d’Elodie qui est bloquée dans un refus défensif actif. Il lui est, par conséquent, difficile de transférer sur l’apprentissage un désir personnel d’apprendre”.

    S’occuper d’élèves qui ne veulent ou ne peuvent pas apprendre fait partie des missions de l’école publique, lit-on dans les nouvelles directives scolaires. Voilà un projet ambitieux, généreux et noble qui fait des enseignants des travailleurs sociaux.

     

     

     

  • Du côté de chez les Grecs

    Par Pierre béguin

    Il paraît qu’on ne peut limiter les bonus de nos traders par le monde sous prétexte de forte concurrence – en réalité de peur qu’ils ne quittent la banque avec une liste de clients qui ne seraient pas censés exister, ou tout simplement avec les clients eux-mêmes. Pourtant, ce que le monde entier n’arrive pas à faire, les Grecs l’ont réussi depuis belle lurette. Ainsi, selon le fisc grec, le revenu annuel déclaré par les hommes d’affaires et les traders hellènes s’élève à 13 236 euros en moyenne, soit à peine plus de 1000 euros par mois, bonus compris. Au fond, ce que gagne un bon trader chez nous en un jour, bonus non compris. Mais qu’ont-ils de plus que nous ces Grecs? Alors que, malgré une lutte acharnée de tous les instants, nous ne parvenons pas à endiguer les inégalités croissantes de nos sociétés, les Grecs, en douceur, qui plus est avec l’approbation des milieux libéraux, ont construit une société plus égalitariste que le Kuomintern. Toujours selon le fisc grec, si les médecins, les avocats et autres membres de professions libérales doivent se contenter d’un revenu annuel moyen de 10 493 euros – et sans bonus excusez du peu (seuls 7.5% des professions libérales ont déclaré plus de 30 000 euros) – les ouvriers, employés et retraités bénéficient quant à eux d’un revenu annuel moyen de 16 123 euros. Du jamais vu!  Un pays – si donc on en croit son fisc – où les plus riches sont les retraités, les ouvriers et les employés, les plus pauvres les médecins et les avocats, où la classe (très) moyenne se compose d’hommes d’affaires et de traders! Mais que fait la gauche en nos contrées? Y aurait-il là-bas un Olivieris Besencenos efficace? Et qu’attendons-nous? Employés, ouvriers, retraités et futurs retraités, bref vous et moi, allons tous en Grèce nous y faire voir, et plus si entente! Les beaux jours revenant, les sécheresses s’annonçant, les traditionnelles déforestations criminelles par le feu qui font rage presque chaque année dans l’Attique et le Péloponnèse vont libérer de lucratifs terrains à bâtir pour les plus fortunés. Pour une fois que ce sera nous, n’hésitons pas! D’autant plus que, d’ici 2013, la manne financière de Bruxelles devrait avoisiner les 30 milliards. Sans compter les aides contingentes et celles du FMI. L’Eldorado sous l’Olympe, le rêve, quoi!

     

  • L'orphelin, de Pierre Bergounioux

    Par Alain Bagnoud

    pierre-bergounioux-aldo-soares.1246802503.jpgOn peut définir quelques écrivains par une figure de style qui les dépeint. Sade, par exemple, c'est peut-être l'oxymore (voir ici).

    Bergounioux, c'est la périphrase. Non qu'il ne connaisse pas les mots, mais dans une manière de tourner autour des choses , il cherche à leur donner une profondeur, une aura, un sens qui dépassent la simple nomination, à arracher une vérité que les termes exacts, semble-t-il dire, ne peuvent pas complètement exprimer.

    L'orphelin, c'est l'histoire des rapports du narrateur avec son père. Un narrateur que l'on identifie à l'auteur, le texte s'y prête.

    Il y a trois épisodes. De la naissance jusqu'à ses 17 ans, le garçon se sent rejeté, nié. Son père, orphelin de la Grande Guerre, n'a pas de modèle, veut être le seul, l'unique maître, quitte à nier ses enfants, à leur reprocher d'être ce qu'ils sont, à déplorer qu'ils ne soient pas différents, plus conformes à ses désirs.

    Puis le narrateur découvre les livres, principalement Descartes et son Discours de la méthode, symbole de la raison qui éclaire le monde. Dans la littérature, il se révèle lui-même, parvient grâce à elle à écarter les faux-semblants, la rivalité et les malentendus qui troublent son rapport avec le père. C'est la deuxième période, de 17 ans aussi.

    Mais ensuite, quand il croit pouvoir ne plus être qu'un avec lui, l'âge est venu. Le père a 70 ans et ne parle plus, s'est réfugié dans le passé. Toute tentative de communication échoue. Il y a une exception, pendant un quart d'heure, à la gare, quand après la mort de la tante qui l'a élevé, le père explique à son fils combien celui-ci a compté pour lui quand il était enfant.

    Je simplifie, je clarifie, et c'est sans doute un travail de destruction que je fais ici, tant, comme je l'ai dit, Bergounioux vise au contraire à la densité, à la pâte, s'acharne à tourner autour de cette relation comme Giacometti modelait sans cesse sa terre. Au risque peut-être d'un peu de ressassement dans ce texte exigeant et fort.

     

    Pierre Bergounioux, L'orphelin, L'Imaginaire Gallimard