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  • Stupeurs et tremblements, d’Amélie Nothomb : se soumettre et jouir

    Par Alain Bagnoud

    amelie_nothomb.jpgUne chose intéressante, dans les blogs, c’est qu’on peut y dialoguer. Commenter. Réagir. Répliquer.  Ainsi, c’est l’excellent papier de Pierre Béguin sur Amélie Nothomb (voir ici) qui a provoqué celui que vous lisez.

    Une sorte de réponse en quelque sorte. Parce que le hasard m’a conduit à m’intéresser de près à Stupeurs et tremblements, de la même Amélie. Le hasard, c’est le choix d’un livre commun à travailler dans toutes les classes d’un établissement scolaire où j’ai l’honneur d’enseigner.

    Bien évidemment, le livre de Nothomb semble à la première lecture inconsistant, pour ne pas dire inepte.  Si l’on se base sur des critères littéraires classiques. Car plus je m’y enfonçais, plus je comprenais quelque chose. Il se peut bien qu’on se trompe de genre. Que les productions d’Amélie  appartiennent à une catégorie moderne. Qu’elles soient à la littérature ce que les séries télévisées sont au cinéma, par exemple.  

    Inutile de dire qu’il y a de bonnes séries télévisées, et que les livres d’Amélie ne sont pas méprisables, une fois qu’on a établi cette nuance.

    D’ailleurs, force est de constater que Stupeur et tremblements suscite l’engouement des femmes. (Je parle ici de mes élèves comme de mes collègues.) Il semble y avoir deux raisons à ça.

    D’abord, à les entendre, elles se projettent dans le personnage d’Amélie tel qu’il est décrit dans le livre. Une femme libre, excentrique, qui prend le monde avec légèreté et humour, qui passe son temps à sculpter intérieurement sa propre statue. Elle n’est pas reconnue à sa juste valeur, laquelle est immense. Mais même ses inconséquences lui servent. Qu’importe qu’elle ne sache pas ce qu’est un chiffre ou que ses compétences de traductrice soient douteuses. Ce sont les médiocres qui ont ces capacités. Amélie possède autre chose, de singulier, de magnifique, de génial, une nature d’exception qu’on reconnaîtra bientôt.

    Il y a de plus quelque chose dans le sadomasochisme du personnage qui semble toucher ses lectrices. Résumons : dans sa boîte japonaise, Amélie est humiliée, réduite petit à petit au statut de dame pipi, et elle accepte tout ça avec soumission. Bien plus, elle passe des heures à contempler, extatique, le magnifique visage de son bourreau principal, une jolie femme nommée Fubuki. Enfin, elle réalise son rêve. Elle réussit, au comble de B.Groult1CAEcopyrBPougeoise.jpgl’autodénigrement, en se discréditant, se critiquant, se vautrant oralement dans les ordures, à faire jouir sa tortionnaire.

    Ce qui me rend très inquiet par rapport à l’image de la femme qu’Amélie projette et qui semble ravir ses lectrices. Rassurez-moi, mesdames : vous ne vous voyez pas tout de même comme des êtres d’exceptions méconnus et savourant leur soumission ?

    Ou alors, il y a tout une image de vous à changer, me semble-t-il, et vous feriez mieux de lire Mon évasion, par exemple, l’autobiographie de Benoîte Groult.

     

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud.)

  • Objet du désir

    pierre_michon.jpgPAR ANTONIN MOERI


    Il existe à Genève une librairie fréquentée par des étudiants. Dès qu’il me voit, un des vendeurs (garçon magnifique au regard clair, cheveux en bataille) me sourit. Un vrai sourire qui n’a strictement rien d’un sourire commercial. Nous échangeons des propos mordants. Je lui parle de Bounine, il me parle d’Alain Badiou. Il me dit qu’il possède une édition assez rare portant la signature et une dédicace de cet auteur. Je lui raconte quelques souvenirs de ma vie nocturne à Paris, d’une soirée à La Coupole en compagnie de Blin et de Beckett. Aujourd’hui, le fervent libraire me parle de Pierre Michon et, plus particulièrement, de « La Grande Beune ». Je lui dis que j’ai rencontré à Soleure un garçon qui avait écrit sa thèse sur cet auteur et que je n’ai jamais lu « Vies minuscules », malgré la recommandation d’Alain Bagnoud. « Vous devriez absolument lire La Grande Beune, c’est le nom d’une rivière qui coule à Castelnau ». J’observe le mouvement de ses lèvres, ses doigts fins posés sur le comptoir, son visage gracieusement penché. Je lui demande pourquoi il me parle de ce livre. « J’ai senti que je devais vous en parler ». C’est exactement le genre de parole qui suscite en moi le désir de lire. J’ai aussitôt acheté le petit livre de Michon. L’ai posé sur ma table. En première de couverture, « La perte de la virginité », de Gauguin et, sur la quatrième :  « Yvonne suscite chez le narrateur une convoitise brûlante et toutes les variations d’un émoi qu’il nous fait partager au rythme de sa phrase emportée comme un galop de rennes». Une convoitise brûlante : je ne pense pas que Michon eût employé cette image figée. Et s’il avait osé comparer sa phrase à un galop de rennes, personne ne lirait sa prose.

  • Sainte Amélie ne priez plus pour nous!

    Par Pierre Béguin

     nothomb[1].jpgMoi, d’abord, je ne voulais pas. J’ai résisté. Longtemps. «Allez! Essaie celui-là, tu verras, c’est génial!» qu’on me répétait sans cesse. J’approuvais, pour avoir la paix. Plus tard: «Alors, tu l’as lu?» Je ne l’avais pas lu. Incompréhensible! Borné, imbécile, inculte, j’étais, moi. Alors un jour j’ai craqué. J’en ai lu un. «Génial, non?» «Non» «C’est que tu n’as pas lu le bon! Tiens! Celui-là, tu m’en diras des nouvelles…» Je n’y coupais pas. De gré ou de force. Et voilà comment j’ai fini par lire une bonne dizaine de romans d’Amélie Nothomb. Pour avoir la paix.

    Je croyais l’avoir trouvée (la paix donc, ne l’avais-je pas bien méritée?) avant de tomber, début septembre, sur le journal Coop (lui aussi on n’y coupe pas, il s’invite chez vous chaque semaine) avec la tête d’Amélie en première page parce que, comme chaque début septembre de chaque année (septembre, décidément, est bien le mois des catastrophes), le Nothomb nouveau est arrivé. J’ai lu l’article (un article littéraire du Coop, forcément, ça excite la curiosité). Fatale curiosité! J’ai perdu la paix. Sainte Amélie en couverture et des révélations fracassantes de l’auteure (ou de l’autrice, je ne sais plus): «Dans mon dernier roman, je décris un personnage qui conduit une voiture. C’est formidable. Je n’ai jamais eu le permis.» Une autre? Tenez, celle-ci par exemple, révélation de la journaliste: «Fait surprenant, vous donnez aussi une recette de cuisine dans votre roman…» Et Amélie de surenchérir: «Ce livre comporte des scènes de science-fiction. Donner une recette de cuisine, alors que, dès que je touche à un aliment, je provoque une catastrophe planétaire!» Ce n’est pas tout. Il paraît, selon la journaliste, qu’on trouve, dans ce dernier roman, deux thèmes de prédilection d’Amélie dans une seule phrase: «Je trouve bien de se soucier d’être mince le jour de sa mort». Préoccupation fondamentale, essentielle. Encore que, un peu de marge avant de devenir squelettique, Amélie, ça ne peut pas faire de mal, ne pensez-vous pas?…

    A ce stade, résumons-nous. Dans le dernier roman d’Amélie Nothomb, on trouve une recette de cuisine, un type qui conduit une voiture et deux thèmes contenus dans une seule phrase. Bonne nouvelle! Au moins, faute d’être intéressant, ça devrait être court, ce qui a toujours été le principal mérite des livres d’Amélie. Mauvaise nouvelle! Amélie a une sœur, Juliette, qui va sortir en novembre un livre de cuisine intitulé Recettes pour Amélie. Recettes pour Amélie! Je n’ose imaginer… Une Nothomb, passe encore! Mais deux! Surtout que le coup de massue vient à la fin de l’article: «Même morte, je continuerai à écrire» nous déclare-t-elle. Ah non! Pitié! Sainte Amélie, ne priez plus pour nous! Ou que Dieu, dans sa grande mansuétude, nous en épargne la diffusion. Ou qu’Il supprime les mois de septembre et de novembre, le premier pour en finir avec les catastrophes, le second pour en finir avec le blues. Alors Amélie aurait enfin servi la bonne cause…

  • Les bourses en action

    Par Pierre Béguin

    Ainsi donc, selon le quotidien gratuit qui distrait mon difficile trajet matinal en tram, la Suisse croule sous l’envoi de pilules stimulant la fonction érectile. Ces médicaments (?), qui arrivent en tête des produits illégaux importés en Suisse, se comptent par milliers. Décidément, mes compatriotes sont des sages, ils appliquent à la lettre le vieil adage bien connu qui, par les temps qui courent, redevient plus que jamais d’actualité: «Mieux vaut avoir ses bourses en action que ses actions en Bourse».

  • Coaltar, revue littéraire

    Par Alain Bagnoud

    coaltar_flyerA5_verso.jpeg Une nouvelle revue littéraire sur le net. Coaltar.

    Une revue suisse romande. Quoiqu'on puisse s'interroger sur cette définition.

    « Coaltar écrit depuis la Suisse d’expression française (où se côtoient toutes les langues de la planète), pas surcelle-ci, dont les mérites et les symptômes ont été déployés ad nauseam depuis le milieu du siècle dernier. En matière de perception et d’expression, l’une de ses particularités est le ton de ce qui s’y écrit. Le baroque y est rare, comme l’est la préciosité. Ce qui souvent prédomine est une forme de pesante mélancolie, de modestie, voire de timidité ontologique. Comme si le respect de la langue se mêlait à la crainte de la froisser. Les grandes exceptions — Bouvier, Lovay, Velan et autres — sont pour nous des références. » (Editorial)

    Bouvier, Lovay, Velan, donc, pour références. Et Pessoa, dont un texte peut servir en quelque sorte de manifeste au projet (voir ici).

    Mais le mieux, évidemment, pour connaître Coaltar, est simplement de s'y introduire et de fureter. On y trouvera entre autres des textes de Marina Salzmann, Jean-Jacques Bonvin, Philippe Renaud, Kate Deléaval, Marc van Dongen ou votre serviteur, des photos de Jean-Luc Schumacher, un film de Colette et Günther Ruch, etc. Toutes choses qui montreront peut-être alors des affinités et pourront bien en provoquer.

    Car la revue se garde bien de se corseter à l'avance par une proclamation préalable. Elle se définira au fur et à mesure des contributions et des publications. Je ne résiste pas au plaisir de citer encore l'éditorial:

    « Il y a danger dans la mesure où cette démarche relève essentiellement du désir et que la volonté d’offrir une pluralité de points de vue implique de placer la barre assez haut sans vraiment connaître la hauteur des montants. Les numéros successifs devraient permettre d’en savoir plus, ne serait-ce que sous la forme d’un filigrane. »

    N'hésitez pas à y proposer vos travaux, si vous sentez quelque adéquation. Textes écrits, images et sons. Théorie, fictions, récits, poèmes, work in progress...

    Et mettez Coaltar en favori.

    http://www.coaltar.net/

    (Publié aussi sur Le blog d'Alain Bagnoud.) 

  • Home, hard home…

     

      

     

    par Pascal Rebetez

     

     

    J’ai vu le dernier film d’Ursula Meier dont la critique dit tant de bien : « prodigieux » dit l’Hebdo, « chef d’œuvre » renchérit Le Temps, « renouveau », « long métrage essentiel » et j’en passe. Le curieux se laisse séduire par l’appareil « réputatif » mis en place. On n’avait pas vu ça depuis Tanner dans les années septante, invité à Cannes, primé ici et là. Et puis j’avais été fasciné par le moyen métrage Tous à table de la talentueuse cinéaste. Donc j’y vais, même si le motif aperçu dans un lancement n’est pas très croustillant : une famille seule, un bord d’autoroute, l’enfermement…

    Et c’est bien ça : une famille au bord du monde, qui s’entend, puis qui se lézarde quand elle ne s’entend plus, à cause du bruit du monde (la circulation qui a repris sur l’autoroute). On peut donc voir ceci comme une parabole, blabla, identité helvétique, enfermement, tous névrosés, clichés, blabla…

    Mais je ne suis pas critique, juste spectateur. Et nous étions nombreux, à la sortie du cinéma, à trouver le film trop long, ennuyeux, lourdingue, sans grand intérêt sinon son ambiance claustrale, et puis « Isabelle Huppert, elle est si menue, on ne l’a jamais vue aussi maigre, non ? »…

    Alors quoi ? D’où vient cette dichotomie entre les louanges sans nuances de journalistes avides de couronner une artiste d’ici (enfin !) et le « oui, mais bof » du spectateur lambda ?

    Tresser des louanges de temps en temps doit aider à survivre dans la profession, si encline à l’ironie funèbre ; un peu de pompes doit raffermir les lustres. Et puis, quand tous s’en mêlent, quand c’est d’espoir, presque d’espérance dont on parle, il n’y a plus à douter : il faut encenser, glorifier, canoniser tant qu’à faire ! Le critique est alors aux avant-postes, laudateur aspergé d’un peu de la gloire qu’il contribue à créer, dans une mécanique dont un des principaux ressorts repose sur sa crainte panique du ratage, d’être à côté de la plaque tournante du succès, la peur de ne pas « en être »…

    Tiens, toutes proportions gardées, c’est comme en littérature avec le très estimable mais illisible Jean-Marc Lovay : tous les critiques le portent aux nues, alors que bien peu l’ont vraiment lu jusqu’au bout.

    Je vais encore me faire des amis…
  • L’affaire du style

    images913215_jean-echenoz-2.jpg Par Antonin Moeri




    Alain Bagnoud prétend que le style d’un écrivain n’a rien à voir avec son idéologie ou ses sympathies politiques. Je pense qu’il a raison. Prenons l’exemple d’Echenoz. Cet auteur serait-il de droite ou de gauche ? La question ne se pose pas quand on lit sa prose. Il a trouvé un ton, développé un style au sens où Valéry l’entendait :  « Le style résulte d’une sensibilité spéciale à l’égard du langage ».
    On dirait que le narrateur d’Echenoz se parle à lui-même. Et lorsqu’il évoque la sortie du bain d’un personnage (suivi d’un brossage de dents et d’une manucure), on se demande qui il met en scène : Ravel ou lui-même. Sa manière subtile et joueuse d’esquisser ou fixer quelques gestes, attitudes, détails physiques ou vestimentaires du compositeur français emporte l’adhésion du lecteur.
    « Vêtu d’un costume ardoise sous un bref pardessus chocolat. Pas mal non plus ». Ainsi le musicien s’est-il habillé pour rejoindre le paquebot « France » qui l’emportera aux states. Le lecteur ne se demande pas si les couleurs ardoise et chocolat ont été habilement convoquées ou si elles ont été suggérées à Echenoz par un témoin de la scène ou par je ne sais quel biographe-enquêteur scrupuleux. Ces deux mots (désignant ici des couleurs) ont exactement leur place dans la chaîne sonore de ce bref récit où Echenoz réinvente, avec quelle grâce et quelle élégance, la vie de Maurice Ravel.
    L’élégance serait-elle de droite ? La question est absurde. Décidément, on n’épuisera jamais le sujet.
    Ah oui, j’oubliais. Un ami vient de me communiquer une définition du style qui pourrait pimenter nos discussions. « Le style est une inadhérence, une inadhésion, une inappartenance, une solution de continuité, un défaut de coïncidence entre l’homme et sa parole, entre le moi et son expression, entre l’être et l’infinité de ses possibles. Il est la garantie qu’il y a du jeu, de la place, de la distance, un faste, un lieu d’accueil pour l’avenir ».
    Cet ami m’a conseillé de ne pas indiquer le nom de l’auteur de cette définition, car il est mal vu dans les milieux culturels.

  • La Bourse et la mort

    Par Pierre Béguin

     Verhaeren[1].jpg

    En 1895, le poète belge Emile Verhaeren publie Les Villes tentaculaires, sorte de promenade vertigineuse et hallucinée dans une gigantesque métropole, à la fois mythique et cruellement réelle, synthèse des grandes villes européennes du XIXe siècle finissant où bat le cœur troublé du monde moderne. Une vingtaine de tableaux naturalistes dénonçant les méfaits du matérialisme régnant. Au centre même de la ville, «comme un torse de pierre et de métal debout», la véritable cathédrale des temps modernes: la Bourse. La frénésie qui y règne traduit le transfert des fonctions religieuses de l’ancienne cathédrale moyenâgeuse au nouveau monument:

    «L’or étalé sur l’étagère des mirages, Avec des millions de bras tendus vers lui, Et des gestes et des appels, la nuit, Et la prière unanime qui gronde, De l’un à l’autre bout du monde.»

    La ferveur de cette foule fanatique en prière renvoie aux adorateurs du veau d’or, le culte hérétique qui célèbre l’amour de l’or lui tenant lieu de spiritualité:

    «De l’or! – boire et manger de l’or!»

    Une ferveur qui tourne en fièvre porteuse des symptômes d’une maladie mentale et morale:

    «De haut en bas du palais fou! Le gain coupable et monstrueux S’y resserre comme des nœuds, On croit y voir une âpre fièvre Voler, de front en front, de lèvre en lèvre, (…) Une fureur réenflammée Au mirage du moindre espoir Monte soudain de l’entonnoir De bruit et de fumée.»

    Tout semble livré au feu, l’or «torride» qui «bout», la fièvre qui «crépite», l’air qui «brûle». La Bourse est un lieu maléfique, les activités de la spéculation financière un champ de bataille, une lutte âpre et sans merci où l’héroïsme est dégradé:

    «Langues sèches, regards aigus, gestes inverses, Et cervelles, qu’en tourbillons les millions traversent, Echangent là leur peur et leur terreur. La hâte y simule l’audace Et les audaces se dépassent; Les uns confient à des carnets leurs angoisses et leur secrets; Cyniquement, tel escompte l’éclair Qui tue un peuple au bout du monde; Les chimères volent dans l’air; Les chances fuient ou surabondent; Marchés conclus, marchés rompus Luttent et s’entrebutent en disputes; L’air brûle – et les chiffres paradoxaux, En paquets pleins, en lourds trousseaux, Sont rejetés et cahotés et ballotés Et s’effarent en ces bagarres, Jusqu’à ce que leurs sommes lasses, Masses contre masses, Se cassent.»

    Très vite, cette parodie de lutte guerrière vire à la trahison sournoise, au vol, à l’escroquerie:

    «On se trahit, on se sourit et l’on se mord Et l’on travaille à d’autres morts. La haine ronfle, ainsi qu’une machine, Autour de ceux qu’elle assassine. On vole, avec autorité, les gens Dont les coffres sont indigents. On mêle avec l’honneur l’escroquerie, Pour amorcer jusqu’aux patries Et ameuter vers l’or torride et infamant L’universel affolement.»

    Cette bataille au champ de déshonneur conduit inévitablement à un dénouement catastrophique où faillites, banqueroutes et suicides se succèdent: 

    «Aux fins de mois, quand les débâcles se décident, la mort les paraphe de suicides Et les chutes s’effritent en ruines Qui s’illuminent En obsèques exaltatives.»

    Au centre de cette gigantesque métropole sculptée par l’explosion industrielle et le capitalisme triomphant, dans ce «monument de l’or» où bat le «cœur haletant du monde», est né l’homme du XXe siècle dont la mort est programmée par son avidité même. Et Verhaeren, poète de la modernité, en est le peintre inspiré et visionnaire…

  • Yves Velan

    Par Alain Bagnoud

    yves_velan.jpgPetit portrait d'Yves Velan, l'un de nos écrivains romands les plus essentiels, né à Saint Quentin, dans l'Aisne, le 29 août 1925, vivant aujourd'hui à la Chaux-de-Fonds.
    Dans les années quarante, il étudie les lettres à Lausanne où il fonde avec d'autres la revue Rencontre. Mais ses convictions d'extrême-gauche le font exclure de l'enseignement dans le canton de Vaud. On le retrouve quelques années plus tard à l'Université d'Urbana, dans l'Illinois, aux Etats-Unis, où il enseigne treize ans de suite la littérature française. Il revient à la Chaux-de-Fonds, par hasard puis par goût, y poursuit son travail et participe aux activités du groupe [vwa].
    Mais rien de l'isolé dans cet homme excentré. Yves Velan est une autorité morale pour bien des auteurs. Sa rigueur, son intelligence, ses analyses dénuées de complaisance, mais où court le frémissement de la fraternité font que son jugement sur les oeuvres et les gens est toujours attendu comme un oracle.
    Son oeuvre, très importante, portée par une haute intelligence et une exigence extrême, se dégage de la facilité et du parasite pour définir le fait littéraire, son rôle et son inscription dans la morale et la politique. Yves Velan a publié de nombreux articles, un pamphlet (Contre-Pouvoir, Bertil Galland, Vevey, 1978), un conte pour enfants (Le Chat Muche, E. Vernay, Genève 1986), et trois romans d'une très haute densité. qui, tous, interrogent de manière différente la notion de rupture.
    Je (Seuil 1959 et L'Age d'Homme, Poche suisse, 1991) pousse aux limites la fameuse introspection romande et protestante. Le héros est un pasteur hanté par le doute, à la croisée de discours politiques et religieux. Ce texte, salué par Roland Barthes, aurait pu faire d'un auteur profitant de la mode un écrivain parisien à carrière. Mais il était écrit que Velan choisirait toujours la rigueur.Son deuxième roman,
    La Statue de Condillac retouchée (Seuil 1973) est une machine littéraire où l'écriture se confronte à l'engagement, au corps, à la psychanalyse. Ce livre est son plus difficile, exigeant beaucoup de ses lecteurs, et d'une richesse infinie.
    Soft Goulag (Bertil Galland, 1977, réédité par Zoé en 1989) se présente comme un récit de science-fiction, pas innocent du tout, pour lequel Velan s'est servi amplement de sa longue expérience des Etats-Unis. Situé en Amérique du Nord, le livre dénonce, avec une économie de langue où l'absence de littéraire donne par contraste un vertige démonstratif, la réduction de tout à une signification unique, qui rend les hommes manipulables extrêmement.
    Travailleur acharné, qui passe des années sur un roman à le réécrire des dizaines de fois, Velan oeuvre encore à un texte dont les rares extraits parus dans des revues (Ecriture, Revue de Belles-Lettres, Europe...) ont déjà fait un mythe.
    L'Energumène et son double. C'est avec lui que se terminera sa geste romanesque, composée de quatre livres, tous très différents, tous habités par une exploration de l'identité, de la présence au monde, du politique, où la question de la forme est centrale.

    P.S.: Il existe sur cet auteur un excellent essai écrit par Pascal Antonietti, Yves Velan (New York/Amsterdam, Rodopi, 2005, http://www.rodopi.nl/)


  • La poésie et le magistrat

     

     

    par Pascal Rebetez

     

     

    J’ai d’abord salué de loin l’homme assis sur un banc. Je le connais d’autrefois quand nous voulions lui et moi être comédiens. Dorénavant, alors que je squatte hebdomadairement le poste (cathodique), lui tire certaines ficelles de la Cité dont il est un des édiles.

    Nous sommes de ces quinquagénaires qui occupent et verrouillent les postes, gouvernent et dirigent ; enfin lui davantage que moi. Peu importe, je pense que nous sommes parvenus à la deuxième phase de la chanson de Brel Les bourgeois, « le cœur bien au chaud », pendant que « de jeunes peigne-culs nous montrent leur derrière » etc.

    Hier, Etienne Dumont dans la TdG parle de nous, des bobos que nous ne voudrions pas être. Tiens, dimanche dernier, à la Combe de l’A, en route pour entendre et voir le brâme des cerfs, je croise une équipée de quinquas socialistes genevois qui, le soir venant, se rendent dans un gastro du coin. Tous bobos !

    On n’y peut rien ?

    Je repense au magistrat, en avance pour le théâtre (oui, nous sommes devenus désormais des spectateurs d’une lointaine utopie !) et qui, assis sur un banc public, lit.

    Et, bon sang, même de loin je reconnais la couverture des Poésies Gallimard en Poche. Mugny lit de la poésie ! Il en parlait lors d’un discours officiel. Ce n’était donc pas que broutilles et poudre aux yeux. L’homme cherche donc une sorte de vérité enfouie, un absolu, une beauté secrète. Il ne peut donc être tout à fait mauvais. Ni tout à fait bourgeois. Ni donc vraiment un bobo…

    La poésie, c’est aussi pour rester jeunes, Monsieur le commissaire...