La Bourse et la mort
En 1895, le poète belge Emile Verhaeren publie Les Villes tentaculaires, sorte de promenade vertigineuse et hallucinée dans une gigantesque métropole, à la fois mythique et cruellement réelle, synthèse des grandes villes européennes du XIXe siècle finissant où bat le cœur troublé du monde moderne. Une vingtaine de tableaux naturalistes dénonçant les méfaits du matérialisme régnant. Au centre même de la ville, «comme un torse de pierre et de métal debout», la véritable cathédrale des temps modernes: la Bourse. La frénésie qui y règne traduit le transfert des fonctions religieuses de l’ancienne cathédrale moyenâgeuse au nouveau monument:
«L’or étalé sur l’étagère des mirages, Avec des millions de bras tendus vers lui, Et des gestes et des appels, la nuit, Et la prière unanime qui gronde, De l’un à l’autre bout du monde.»
La ferveur de cette foule fanatique en prière renvoie aux adorateurs du veau d’or, le culte hérétique qui célèbre l’amour de l’or lui tenant lieu de spiritualité:
«De l’or! – boire et manger de l’or!»
Une ferveur qui tourne en fièvre porteuse des symptômes d’une maladie mentale et morale:
«De haut en bas du palais fou! Le gain coupable et monstrueux S’y resserre comme des nœuds, On croit y voir une âpre fièvre Voler, de front en front, de lèvre en lèvre, (…) Une fureur réenflammée Au mirage du moindre espoir Monte soudain de l’entonnoir De bruit et de fumée.»
Tout semble livré au feu, l’or «torride» qui «bout», la fièvre qui «crépite», l’air qui «brûle». La Bourse est un lieu maléfique, les activités de la spéculation financière un champ de bataille, une lutte âpre et sans merci où l’héroïsme est dégradé:
«Langues sèches, regards aigus, gestes inverses, Et cervelles, qu’en tourbillons les millions traversent, Echangent là leur peur et leur terreur. La hâte y simule l’audace Et les audaces se dépassent; Les uns confient à des carnets leurs angoisses et leur secrets; Cyniquement, tel escompte l’éclair Qui tue un peuple au bout du monde; Les chimères volent dans l’air; Les chances fuient ou surabondent; Marchés conclus, marchés rompus Luttent et s’entrebutent en disputes; L’air brûle – et les chiffres paradoxaux, En paquets pleins, en lourds trousseaux, Sont rejetés et cahotés et ballotés Et s’effarent en ces bagarres, Jusqu’à ce que leurs sommes lasses, Masses contre masses, Se cassent.»
Très vite, cette parodie de lutte guerrière vire à la trahison sournoise, au vol, à l’escroquerie:
«On se trahit, on se sourit et l’on se mord Et l’on travaille à d’autres morts. La haine ronfle, ainsi qu’une machine, Autour de ceux qu’elle assassine. On vole, avec autorité, les gens Dont les coffres sont indigents. On mêle avec l’honneur l’escroquerie, Pour amorcer jusqu’aux patries Et ameuter vers l’or torride et infamant L’universel affolement.»
Cette bataille au champ de déshonneur conduit inévitablement à un dénouement catastrophique où faillites, banqueroutes et suicides se succèdent:
«Aux fins de mois, quand les débâcles se décident, la mort les paraphe de suicides Et les chutes s’effritent en ruines Qui s’illuminent En obsèques exaltatives.»
Au centre de cette gigantesque métropole sculptée par l’explosion industrielle et le capitalisme triomphant, dans ce «monument de l’or» où bat le «cœur haletant du monde», est né l’homme du XXe siècle dont la mort est programmée par son avidité même. Et Verhaeren, poète de la modernité, en est le peintre inspiré et visionnaire…
Commentaires
Magnifique et instructif! Comme quoi, si on écoutait les écrivains — ou si, simplement, on les lisait… Ils voient l'époque mieux que les politiques ou les sorciers de la finance…
Si on écoutait les écrivains.
Mais quels écrivains?
Amélie Notomb?
BHL?
ou Christine Angot que ma fille va bientôt lire avec passion, car j'en parle à tous les repas. C'est vrai qu'elle voit l'époque mieux que Fillon. Je parle de Christine. Encore que la vision du monde d'Aude soit une idiosyncrasie intéressante.
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[..]
Car les grandes villes, Seigneur, sont maudites;
la panique des incendies couve dans leur sein
et elles n'ont pas de pardon à attendre
et leur temps leur est compté.
Là, des hommes insatisfaits peinent à vivre
et meurent sans savoir pourquoi ils on souffert;
et aucun d'eux n'a vu la pauvre grimace
qui s'est substituée au fond de nuits sans nom
au sourire heureux d'un peuple plein de foi.
Ils vont au hasard, avilis par l'effort
de servir sans ardeur des choses dénuées de sens,
et leurs vêtements s'usent peu à peu
et leurs belles mains veillissent trop tôt.
[...]
R.M.Rilke, Le livre de la Pauvreté et de la Mort