Fracas, de Pascale Kramer (29/01/2012)
Par Pierre Béguin
La vanité est un instinct. Il n'en est pas d'intelligente. Comme il n'est pas d'homme qui ne soit avant tout vaniteux. Ainsi, la position du paillasson approbateur est-elle à peu près l'unique attitude par laquelle les êtres se tolèrent. Que les frustrations, les rancœurs, les jalousies l'emportent sur le mensonge ou l'hypocrisie et tout le monde se débraille aussitôt, pourrit et se met invariablement à puer de la gueule. Même, ou parfois surtout, en famille. Comme l'écrit Céline: «On rote, on fait ensemble en famille. On se hait à plein sang, c'est le vrai foyer mais personne ne réclame, parce que c'est tout de même moins cher que d'aller vivre à l'hôtel».
Que se passe-t-il lorsqu'un événement inattendu fait éclater le mensonge, l'hypocrisie familiale, et qu'un (ou plusieurs) membre(s) «réclame(nt)»? C'est cette situation qu'explore le roman de Pascale Kramer, Fracas, paru en 2007 au Mercure de France.
Un double événement, dans ce cas, ou plutôt un double séisme:
Le premier, bien réel, provient du déluge qui s'est abattu sur cette région désertique de la Californie où se trouve la villa familiale. Valérie, la fille, et Cyril, le fils accompagné par sa tribu - Ellen, sa femme, et ses enfants, Lucie, Aude et Théo - viennent le week-end pour aider leurs parents à remettre de l'ordre dans le jardin dévasté. D'autant plus que des éboulements ont laissé un gros rocher en équilibre précaire, menaçant de s'écraser à tout moment dans la propriété.
Le second, qui touche la sphère intime, est déclenché par un téléphone, reçu le matin même, annonçant l'accident très grave de Cindy, la jeune «nounou» des enfants de Cyril... et accessoirement la maîtresse occasionnelle du père, un médecin retraité dont on va progressivement, en même temps que Valérie et sous l'impulsion de Cyril, découvrir l'insondable veulerie.
Le péril du rocher constitue la véritable colonne vertébrale de l'action. En ce sens, il représente bien davantage qu'un effet de tension dramatique ou qu'un symbole des dangers qui menacent le fragile équilibre familial avec ses secrets inavouables. Il est avant tout un révélateur de la personnalité et des comportements de chacun. Tout personnage se détermine, se révèle même, par le regard qu'il porte sur le danger - réel ou imaginaire selon les points de vue - que constitue ce bloc de pierre en suspension sur le jardin. Ainsi, le père, narcissique, indifférent, peu concerné par son ménage et dont «la capacité de résistance ou d'imperméabilité au drame» semble sans limite, n'est pas du tout inquiet par la menace du rocher: «L'envie de ne pas s'inquiéter pour le rocher participait chez lui de cette même insoumission à l'effort». Tandis que Cyril, le fils, violent, sauvage et cynique (on songe à Joseph dans Barrage contre le Pacifique), s'active pour dynamiter le rocher au plus vite comme il veut secouer l'hypocrisie familiale, la candeur paresseuse de sa sœur, et la soumission stoïque de sa mère aux infidélités et aux mensonges incessants de son mari. Quant à Valérie, dont la naïveté face aux mensonges de son père semble solidement ancrée dans son égoïsme, elle hésite, penchant tantôt vers la solution du dynamitage, tantôt vers le laisser-faire. La mère, elle, se tait, fait semblant de ne rien voir et s'active à effacer toute trace du déluge comme elle efface toutes celles susceptibles de ternir la réputation de la famille.
Il est 17 h 30. Les enfants et petits enfants quittent la villa. Le dernier regard de Valérie sur son père le révèle «sous la masse toujours plus sombre du rocher», comme si sa réputation, cette fois, n'allait pas échapper au «fracas» de la chute: l'annonce du rétablissement de Cindy devrait révéler au grand jour sa veulerie et les détails de sa liaison. Du moins le pense-t-elle.
Rien n'est moins sûr, pourtant. Le courage semble manquer à toute la famille pour aller vraiment au fond des choses. Ignominie pour ignominie, il est possible qu'ils préfèrent tous, sans vraiment se l'avouer, celle qui ne fait pas de bruit à celle qu'on étale sur la place publique. C'est la loi de la famille et de ses secrets. La journée terminée, la terrasse nettoyée, les transats rangés, la barrière de scotch retirée - toute chose remise à sa place, toute trace du désastre effacée par la diligence insatiable de la mère - ils s'en retournent à leur insipide histoire personnelle, à leurs petites blessures. Dont on comprend, aux états d'âme de Lucie (que Valérie perçoit avec une complicité révélatrice) et à la plaie ouverte de Théo, qui a posé le pied sur les dents du râteau utilisé pour nettoyer le jardin, qu'elles ne vont pas épargner les petits enfants. Ainsi en va-t-il des névroses familiales qui se propagent d'une génération l'autre aussi sûrement qu'un virus. Et l'on imagine très bien le père, bien que principal artisan de cette contamination névrotique, s'en retourner lui aussi en toute bonne conscience s'empiffrer froidement de la poule, avant de se gratter les burnes avec une indifférence d'éternité. Peut-être...
Il y a du Chabrol dans ce huis clos des hypocrisies discrètes de la bourgeoisie où règnent les non-dits, même si la comparaison fait un peu cliché. Disons qu'il y a quelque chose de très cinématographique. Le visuel domine à chaque phrase. Tout dans les apparences nous est donné à voir parce que seuls des détails anodins soulèvent le voile sur ce que les uns essayent de dissimuler, et les autres de ne pas remarquer. Chaque précision compte - et elles sont légions -, égrenées, comme les cailloux du petit Poucet, avec une grande maîtrise narrative. Il suffit de suivre les pistes. Ainsi les objets révèlent-ils ce que les sujets s'efforcent le plus souvent de cacher. Le pull over par exemple - ses positions successives, tantôt noué sur les épaules, tantôt posé sur la chaise ou sur les genoux - raconte quelque chose des états d'âme de cette caricature de «mère courage» qui s'efforce de ne rien laisser filtrer de ses ressentiments. C'est une croûte de pain pincée entre les doigts de Cyril, ou une égratignure qu'il s'est fait dans les buissons, et dont il gratte machinalement le sang séché, qui révèle sa violence à peine contenue. Même le râteau a son histoire, ce râteau que la mère, dans sa volonté de tout «prendre sur elle», a retourné dents contre terre pour éviter qu'un enfant ne s'y blesse, et qui blessera pourtant Théo. Comme pour suggérer la vanité de ses efforts et donner raison à Valérie qui se demande, en la regardant s'évertuer seule à maîtriser le chaos, «à quoi rime tant de souffrance et d'humiliation, à quoi sert tant d'obstination à soigner l'apparence des choses quand la réalité n'est que cela, qu'on le sait, et qu'on sait que tôt ou tard, elle se saura».
Le style est dense. Il n'épargne pas l'adjectif et s'avance comme un chasse-neige ramassant de front plusieurs plans ou idées dans une même phrase, le plus souvent à prédominance complexe. Comme la multiplication des détails, il requiert l'attention du lecteur, pour ne pas dire sa participation. Mais ce dernier ressentira alors la véritable jouissance de la lecture, la magie qui fait découvrir, une fois la mince couche narrative soulevée, le bouillonnement, la complexité de tout un monde...
Pascale Kramer, Fracas, Mercure de France, 2007
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