Féminisme et littérature IV (01/03/2012)

Par Pierre Béguin

beauvoir.jpgLes mérites de l’auteur du Deuxième Sexe ne sont plus à souligner. Pourtant, les féministes de la deuxième génération n’ont pas ménagé leurs critiques envers la compagne de Sartre, accusée d’avoir voulu éradiquer la spécificité de la femme en l’affranchissant de son destin biologique et de sa fonction génitrice, considérée alors comme le point névralgique de sa soumission. Au fond, en voulant la conformer au modèle masculin, cette brave Simone serait passée à côté de ce qui constitue l’identité féminine et l’essence même du combat féministe.

De fait, pas davantage que leurs consœurs naturalistes, les culturalistes n’ont été avares de paradoxes et d’anathèmes. A titre d’exemple, puisque nous célébrons le tricentenaire de la naissance de Rousseau, rappelons que Jean-Jacques fut excommunié des théories éducatives par une bonne partie du féminisme du XXe siècle, et considéré comme un affreux philosophe misogyne, parce qu’il développait l’idée d’une éducation différenciée pour la fille et le garçon. Cette différenciation, à y regarder de plus près, n’est peut-être pas si misogyne que cela (elle est même revendiquée maintenant par certaines féministes sous le prétexte que les garçons freinent l’apprentissage des filles). Mais c’est le principe même d’une différenciation qui était considéré alors comme inacceptable. Il serait d’ailleurs édifiant d’étudier l’histoire du féminisme à la lumière des anathèmes qu’il a lancés. La recherche viendra probablement quand sera admis le droit d’inventaire…

L’exemple est révélateur. Dans ces années où se développent la mode et la coiffure «unisexe», admettre une différence entre les sexes est immédiatement perçu comme un abominable acte de domination. La femme est un homme comme un autre, au fond. Avant que la toute puissance consumériste ne trouve plus rentable d’inverser les termes de l’assertion. Le métrosexuel, homme débarrassé des oripeaux du machisme et converti aux «valeurs» féminines prônées par la doxa mercantile, avec son cortège de crèmes antirides, de thalassothérapies et de frénésie en périodes de solde, est enfin devenu une femme comme une autre.

La dérive, comme toujours, est intervenue au moment où le légitime combat féministe a tourné en idéologie. La «libération sexuelle», qui n’était au fond qu’une possibilité enfin offerte à la femme de cloisonner sexualité et reproduction, est devenue un mouvement de concurrence, de performance, d’identification, de défi. Et l’acte sexuel lui-même un acte symbolique d’émancipation qui, paradoxalement, a surtout profité au «mâle», conforté dans sa position de dominant et dans sa capacité de jouissance.

Curieuse époque où il fallait absolument passer par le phallus pour s’émanciper du pouvoir phallocratique, où le premier libidineux venu n’avait même plus à se baisser pour cueillir des fruits défendus qui lui tombaient tout crus dans la bouche, où le phallocrate le plus endurci adhérait spontanément à la cause féministe: «Libérez-vous mes demoiselles, nous sommes derrière vous!», où, pour les étudiants dont je faisais partie, «à poil orgasme!» était le cri de ralliement du dancing universitaire. On était soudain bien loin du droit de vote, de l’autonomie juridique, de l’autorité parentale partagée ou même de la maîtrise de son propre corps. On ne réfléchissait plus, on bandait sur des airs de libération. Le discours du plaisir avait envahi toutes choses jusqu’à la tyrannie. On devait jouir en lisant, en écrivant, en déféquant. La jouissance était devenue le mot d’ordre absolu et la finalité ultime des activités humaines. «Textes de jouissanceTextes de plaisir…» écrivait Roland Barthes dans une hiérarchisation significative, aussitôt reprise en chœur par tous les étudiants avertis. Toute forme d’indignation morale était considérée comme l’émanation d’une époque inférieure. On mesurait le progrès des mœurs aux panneaux des cinémas où l’on pouvait dorénavant lire en grosses lettres étincelantes: «Les suceuses» ou «Les branleuses»…

Le côté caricatural de cette période, dans les revendications et les comportements, tenaient principalement au postulat d’une absolue symétrie des désirs hommes-femmes, extension logique des postulats existentialo-féministes de Simone de Beauvoir. Et les petites Lou Andréas-Salomé des amphithéâtres, à vouloir imiter les prétendues transgressions, provocations ou exubérances de la compagne de Nietzsche et de Rilke, promue modèle d’émancipation par les vertus du cinéma sous les formes délicieuses de l’actrice Dominique Sanda, ont probablement rarement ressenti le frisson espéré en éprouvant les limites de leurs libertés nouvelles. C’est justement pendant ces années folles que l’iconoclaste Brassens chantait Quatre-vingt quinze fois sur cent

Car la symétrie des désirs est un déni de réalité, un de plus, hier soutenu par les sexologues, aujourd’hui nié par les mêmes sexologues. C’est bien d’asymétrie des désirs dont il faut parler. Même si les quelques résurgences de ce passé, telles la «célibattante» ou la «femme couguar» encensées comme icône féministe par quelques magazine qui en font leur beurre, entretiennent le paradoxe sans jamais l’aborder: peut-on échapper au pouvoir du phallus par le phallus? peut-on s’émanciper d’un modèle tout en voulant le concurrencer, voire l’imiter?

C’est aussi pour sortir de cette contradiction que l’individu fut bientôt sommé, jusqu’à criminaliser toute pensée de la différenciation, de flotter entre deux eaux, d’être «bi» ou «transgenre», «métrosexuel» ou «queer», bref tout ce qui tend à l’avènement de l’ordre nouveau représenté par l’androgynie narcissique.

Le paradoxe est surmonté certes, mais au prix de tous les dénis de réalité.

A suivre

Simone de Beauvoir, Le deuxième Sexe, Folio essais

 

 

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