CORDICOPOLIS (21/02/2012)
Par antonin moeri
On nous bassine avec la crise depuis plus de vingt ans. Ce mot est répété à toutes les sauces, sur toutes les ondes et tous les écrans. Ce serait une fatalité contre laquelle nous devons prendre les armes. Cette crise est comparée aux pires épidémies, choléra, peste, sida. Epidémies qu’il faut contrer en utilisant les grands moyens: déstabiliser les moins performants, dégraisser les effectifs, nettoyer les poches de comportements archaïques, exclure ceux qui ne sont plus aptes, susciter un climat de peur. Et ce avec le sourire du mâle satisfait, dont la bonne conscience illumine son visage à la fois bouffi et tendu.
La guerre prônée partout a besoin de guerriers qui y participent avec zèle. Ainsi ai-je vu une dame qui adorait le théâtre et la poésie accéder au poste de directrice dans une école, l’équivalent d’une DRH. J’ai vu les traits de son visage se durcir au fil des ans et sa conception du monde (de gauche) fondre dans une vision managériale qui implique une rupture. Cette DRH ne voulait plus d’une prof en burn out qui avait demandé un congé maladie et recourait aux médicaments pour survivre. La DRH fit en haut lieu un rapport négatif sur cette pauvre prof qui désirait pourtant reprendre son activité, qui revint un jour et qui, craignant désormais de ne plus être à la hauteur, bredouillait, s’agitait, tremblait, transpirait beaucoup. Six mois plus tard, on lui souhaita un bon départ en organisant un raout sympa.
Dans «121 curriculum vitae pour un tombeau», Pierre Lamalattie décrit avec ironie cette guerre saine. Lors d’une réunion de service, Le Goff (un cadre sup) déstabilise une employée qui fait une intervention, il lui reproche son incompétence. «S’il y en a qui ne s’intéressent pas aux élèves, ils n’ont qu’à aller voir ailleurs». Les collègues prennent leurs distances avec cette fonctionnaire qui donnera bientôt sa démission. Et pour soigner son image de marque, Le Goff entre les mots-clés discours/obsèques dans Google, il reprend les phrases des éloges funèbres de Bérégovoy et de Séguin pour écrire son propre discours d’adieu centré sur la question des valeurs humaines. «Vous avez incarné les vraies valeurs pour nous tous». Emotion dans l’assemblée. Applaudissements nourris.
On assiste à d’autres scènes de ce genre dans le magnifique roman de Pierre Lamalattie. Ces scènes lucidement observées, ironiquement rapportées ou malicieusement imaginées disent une chose: la machine de guerre économique ne pourrait fonctionner sans l’adhésion de certains individus à des valeurs qui n’ont rien à voir avec les valeurs invoquées dans les éloges funèbres ou les discours d’adieu. C’est en quoi le geste de Lamalattie est remarquable. Il n’incrimine pas un système mais le zèle avec lequel les individus, pour réussir leur ascension dite sociale, sont prêts à dénoncer, disqualifier, calomnier, pousser dehors et trancher dans le lard. Ce sont le plus souvent des individus à problèmes, manipulateurs, ternes, déçus, tristes et procéduriers. Cette focalisation sur les soldats de la guerre saine donne une dimension tragi-comique au roman de Pierre Lamalattie, qui ne se pose pas en rebelle de salon mais en observateur très attentif du «coeur humain».
Pierre Lamalattie: «121 curriculum vitae pour un tombeau», L’Editeur, 2011
02:39 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Rajouter, cher Antonin, que ces excellentes chroniques romanesques sont truffées d'humour et que si l'oeil du narrateur-peintre pleure parfois, c'est pour mieux étaler ses couleurs. C'est grâce à lui que j'ai compris que l'impressionisme est à ce point ringard. Ouf
Écrit par : Rebe | 22/02/2012
Parfaitement d'accord avec vous Rebe. La peinture est un élément important dans ces chroniques romanesques, mais je focalise sur la prose, car c'est elle qui me passionne, et celle de Lamalattie est magnifique. C'est un des plus beaux livres lus cet hiver. L'empathie de Pierre L. pour ses perso me touche et m'enchante. Il y a également l'amour très beau pour cette fille que le narrateur avait connue précédemment et qui lui envoie in fine une photo agrandie des son sexe. A pleurer de tendresse. Je crois avoir parlé de l'humour dans un autre papier. Dimension rare dans la littérature de langue française. Re-ouf.
Écrit par : antonin Moeri | 22/02/2012