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Blogres - Page 8

  • L'imposture de la terreur (Christophe Gaillard)

    par Jean-Michel Olivier

    gaillard_1ere.jpgToute révolution est-elle condamnée à finir dans le sang et les larmes ? Et pourquoi tant de haine, de massacres, de terreur ? Ces questions sont au cœur du roman de Christophe Gaillard, La Glorieuse imposture*, sans conteste l'un des livres les plus forts et les plus aboutis de ce début d'année. 

    L'auteur (né en 1958) enseigne au Collège de Saint-Maurice et n'en est pas à son coup d'essai (il a déjà publié quatre livres aux éditions de l'Aire). Dans son dernier roman, sous-titré « Madrigal spirituel », il déploie toute sa verve et son talent. Son ambition aussi : il s'attaque à cette période maudite de l'histoire de France qui dura exactement 10 mois (1793-1794) et qu'on appelle la Terreur. Comme on sait, la Révolution de 1789, symbolisée par la prise de la Bastille, fit relativement peu de victimes. Le bain de sang débuta en 1793 avec la Terreur — et l'usage intensif de la machine à raccourcir, autrement dit la guillotine. 

    C'est l'été 1794, quelques jours avant la chute de Robespierre et la fin de cette parenthèse sanglante qui coûta la vie à des dizaines de milliers d'innocents. Saint Lazare cour 1789 hubert robert.jpgNous sommes à Saint-Lazare, une ancienne léproserie devenue une prison où s'entassent les suspects de tous bords (artistes, écrivains, aristocrates, religieuses, etc.). Dans cette petite société des bannis (promis à une mort certaine), il y a un poète, André Chénier, dont certains vers ont déplu aux jacobins au pouvoir. Gaillard retrace avec talent les derniers jours du poète qui attend la charrette funeste et croise, dans sa prison, les peintres Suvée et Hubert Robert (qui peignit la cour de la prison sous la terreur, cf. illustration), le poète Roucher, la mère abbesse de Montmartre et la belle Aimée de Coigny. Il y croisera également d'autres personnages dont le divin marquis de Sade, qui échappera par miracle à la guillotine. images.jpegC'est l'occasion, pour Gaillard, de fantastiques portraits, vivants et colorés, de ces figures marquantes de la Révolution. Sa verve se déploie pour évoquer Marat et Charlotte Corday, Olympe de Gouges ou Robespierre (image), Danton ou le peintre collabo David (il dénonça son collègue Hubert Robert).

    Unité de temps, de lieu et d'action : Gaillard ne perd jamais de vue l'essentiel, la vie de son poète condamné à une mort injuste. Il cite longuement ses vers, célèbre sa musique, son amour de la Grèce et de Rome, ses rêveries pastorales. En même temps, il souligne l'incroyable imposture de cette révolution qui se rêve citoyenne et finit par devenir une dictature sanglante. Comment en est-on arrivé là ? Qui a trahi les idéaux révolutionnaires ? Là aussi, s'appuyant sur une riche documentation, Gaillard éclaire l'histoire et en démonte les ressorts. Il rend hommage au poète Chénier et nous livre une fresque impitoyable de ces dix mois terrifiants. 

    Un dernier mot sur l'écriture, fastueuse, de Gaillard : à la fois madrigal, enquête historique, ode à la poésie, son livre est un régal et une fête de la langue. 

    * Christophe Gaillard, La glorieuse imposture, éditions de l'Aire, 2021.

  • Voir Venise et renaître (Jean-Bernard Vuillème)

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegDe L'Amour en bateau (1990) à La Mort en gondole (2021), il n'y a qu'un pas que les lecteurs de Jean-Bernard Vuillème (né à Neuchâtel en 1950) franchiront allègrement. On y retrouve les thèmes chers à cet écrivain singulier : l'amour, bien sûr, l'errance, la fuite, l'improbable rencontre, la fascination de la mort, etc. On y retrouve aussi le ton grave et désinvolte de ses livres précédents — la mort y rôde à chaque page — cet univers de personnages un peu perdus, en quête d'eux-mêmes, proche de Kafka et de Robert Walser. 

    La Mort en gondole*, son dernier roman, se décline en trois parties, « valse mélancolique et langoureux vertige » (Baudelaire). images-1.jpeg
    Dans la première partie, le narrateur, homme en rupture, décide de larguer les amarres et d'aller rejoindre à Venise une ancienne amie qui écrit une thèse sur le peintre Léopold Robert — un artiste neuchâtelois aujourd'hui oublié, mais qui reçut tous les honneurs au début du XIXè siècle. Au cours du trajet ferroviaire, le narrateur imagine les retrouvailles avec cette femme qu'il connaît à peine et s'imprègne déjà de la vie (tragique) de Léopold Robert. La deuxième partie retrace les retrouvailles à la fois improbables et décevantes avec cette jeune femme, Silvia, qui ressemble à bien des héroïnes de Vuillème : indéchiffrable, fantasque, maniant l'ironie comme une seconde langue, attachante et agaçante. Comment saisir une ombre qui se dérobe (et se moque de vous) ?

    À mesure que Silvia se dérobe, s'impose insidieusement la figure de Léopold Robert (mort à Venise en 1835, après s'être tranché la gorge). Le narrateur glisse ses pas dans les pas du peintre. Il imagine son atelier, ses déambulations, ses espoirs et ses chagrins dans la cité des Doges. is-1.jpg
    Il faut dire que Robert, après avoir suivi à Paris les cours de David et de Gros et remporté plusieurs succès d'estime, partit pour Rome où il tomba amoureux d'une princesse, Charlotte Bonaparte, nièce de Napoléon — une femme qui n'était ni de son milieu ni de son genre, comme dirait Proust. Si, au début, la princesse ne fut pas insensible au charme du jeune peintre et lui laissa quelques espoirs, elle épousa toutefois un autre homme (mort empoisonné, semble-t-il) et ne céda jamais à l'artiste romantique. Celui-ci partit pour Florence, puis s'exila à Venise, plein d'amertume et de chagrin, où il connut la fin tragique que l'on sait. Vuillème se joue parfaitement des clichés sur la Venise romantique (Thomas Mann, les voyages de noces, les promenades en gondole, etc.), haut lieu des passions malheureuses. Sa Venise est un labyrinthe où le narrateur peine à trouver son chemin.

    La dernière partie, qui retrace les dernières heures de Léopold Robert, solitaire, exilé et retouchant sans fin ses toiles (avec le couteau qui lui servira à se trancher la gorge!) est haletante et surprenante. Et la fin du roman — du pur Vuillème — mêle habilement le tragique et le burlesque. 

    Un roman singulier qui est à la fois un hommage à un grand peintre oublié et une quête d'identité (et de renaissance) dans une ville surchargée d'images et d'histoires extraordinaires. Métaphore délicate : le bateau est ici une gondole — la même qui transporte les morts au cimetière marin, leur dernière demeure, et qui balade les amoureux à travers les canaux romantiques de la ville.

    * Jean-Bernard Vuillème, La Mort en gondole, Zoé, 2021.

  • Dissertations inclusives

    Par Pierre Béguin

    Dans trois semaines commencent les examens de maturité. Par tradition – et pour des raisons évidentes de temps de correction – la dissertation française ouvre le bal. C’est un exercice difficile et redouté…

    J’ai entendu un jour une jeune militante en colère – une jeune militante est, par définition et par nature, toujours en colère – clamer haut et fort qu’il faudrait imposer le langage épicène à la littérature. Diable!

    Que deviendraient les sujets de dissertation? Imaginons quelques exemples (je vous fais grâce des énoncés et autres recommandations d’usage):

    1. Chaque lecteur.trice est quand il.elle lit le.la propre lecteur.trice de lui.elle-même.      (Marcel Proust)

    2. Le.la fou.folle, l’amoureux.se et le.la poète.sse sont tous.tes fait.es d’imagination.      (William Shakespeare)

    3. Borné.e dans sa nature, infini.e dans ses vœux, l’homme.la femme est un Dieu.une Déesse tombé.e qui se souvient des cieux.    (Alphonse de Lamartine)

    4. Le.la poète.sse doit être un.e professeur.e d’espérance.             (Jean Giono)

    5. Celui.celle qui se connaît est seul.e maître.sse de soi.                (Pierre de Ronsard)

    Arrêtons-là le massacre! De difficile et redouté, l’exercice de dissertation, dont la rédaction devrait alors satisfaire aux règles absconses du langage inclusif, deviendrait tout simplement impossible. De quoi questionner sous un autre angle cette célèbre citation d’Antonin Arthaud: «Tout vrai langage est incompréhensible».

    C’est en lisant le dernier – et excellent – livre de Christophe Gaillard, La glorieuse imposture, qui raconte le séjour du poète André Chénier à Saint-Lazare avant son exécution à la guillotine, le 25 juillet 1794, que m’est revenu en mémoire, par antithèse, la déclaration de cette jeune militante. Et plus spécialement ce passage, que je ne résiste pas à citer intégralement, où le personnage de Chénier parle d’un texte de Malherbe (Les larmes de Saint-Pierre) qu’il avait abondamment annoté:

    «Mon idée était moins de montrer le mystère humain et religieux qui s’y jouait, et m’intéressait alors peu, que de dévoiler le drame spirituel qui nous crucifiait tous lorsque la foi dans notre langue était abjurée comme une vieille croyance. Mal parler nous souillait. Une faute de langue restait une faute et il n’y avait pas de combat plus âpre pour un poète que de supprimer toute parole fautive. Malherbe montrait combien il connaissait notre langue et était né à notre poésie. Son oreille, pure et délicate dans le choix des syllabes, voulait qu’elles pussent s’enchaîner sans le moindre heurt et couler dans la voix. Il les voulait sonores, musicales, harmonieuses. S’il renie ses rêves de perfection, un poète trahit sa muse, sa vocation, ses lecteurs, son pays. Dante n’avait-il pas voué aux enfers un écrivain coupable d’impiété envers sa langue natale

    Pauvre Malherbe, lui qui fut à l’origine de la mode du classicisme, s’il savait ce qu’est devenu l'objet de son adoration! Je reste toujours stupéfait de constater que la majorité des lecteurs va directement au sens sans passer par la forme. La plupart ne verraient pas de différence entre le style de Rousseau et celui d’un jeune auteur à la mode, et de toute façon ils s’en moquent. Et quand on sait que 90 % des gens ne lisent pas, ou très peu!

    Chacun admettra, à commencer par celles et ceux qui exigent, pour le moins, l’application du langage inclusif dans la sphère administrative, que la bonne maîtrise de la langue est essentielle dans le développement individuel comme dans les rapports à autrui, dans la bonne marche de la démocratie comme dans celle de l’instruction, et j’en passe. Personne ne va me démentir sur ce point. Et pourtant, il est des personnes instruites, des universitaires, des politiciens – surtout des politiciennes – qui se font les porte-drapeaux, par opportunisme ou conviction, de cet immonde baragouin susceptible de contaminer la langue plus sûrement que n’importe quel virus. Décidément, notre époque a l’art d’exercer ses urgences sur des points qui ne le sont pas forcément, et ses délires sur des points vitaux à son bon fonctionnement. Et quand on perd de vue l’essentiel...

    Allez! Après bien des blessures, ne reste plus au français que de recevoir le coup de grâce: l’obligation du langage inclusif. A quand des directives du DIP pour des dissertations en écriture épicène?

     

    Christophe Gaillard, La glorieuse imposture, Editions de l’Aire, 2021.

     

     

     

  • Un pavé dans l'amour (Roland Jaccard)

    par Jean-Michel Olivier

    images-2.jpegOn savait tout, déjà, de Roland Jaccard : son goût pour les jeunes femmes (de préférence asiatiques avec une petite frange) ; sa fréquentation des piscines estivales (Deligny, Montchoisi, Pully) ; sa complaisance à étaler ses petits bobos : lombalgies, migraines, maux de dents (mots dedans ?) ; ses amitiés ambivalentes (Michel Contat, François Bott, Gabriel Matzneff) ; son goût pour la paresse et le suicide, les aphorismes, les citations d'auteurs maudits ou inconnus ; ses maîtres à penser (Cioran, Amiel). On savait tout cela et pourtant Le Monde d'avant (Journal 1983-1988)* nous le rend encore plus familier et passionnant.

    Ce n'est pas la première fois que RJ nous livre des fragments du Journal intime qu'il tient depuis près de 60 ans. Il nous en a déjà donné des miettes, toujours organisées autour d'un thème ou d'une rencontre, reconstruites, pourrait-on dire, par ce grand manipulateur cynique et enjoué qu'est l'auteur qui aime à revisiter ses souvenirs et ses amours passées (à la machine, dirait Souchon). Le Journal qu'il publie aujourd'hui, plus de 800 pages (!), est un véritable pavé dans l'amour. Et il se lit comme un roman.

    « Lorsque je m'analyse, je vois bien que je suis un homme qui digère mal, un homme de ressentiment, un homme fatigué qui ne goûte de la vie que ce qu'elle lui offre de funèbre, mais j'éprouve également vive nostalgie pour cette « grande santé nietzschéenne » qui nous fait dire « oui » à toutes choses et bénir chaque moment de notre existence. » 

    images-3.jpegCe Monde d'avant, qui comporte tous les défauts et les qualités d'un Journal intime (dont le modèle indépassable est le fameux Journal du genevois Henri-Frédéric Amiel**, 17'000 pages, souvent imité, mais jamais égalé), navigue entre la vie mondaine de l'auteur, ses amitiés, les anecdotes savoureuses, les réflexions profondes, etc. Bref, comme tout journal intime, celui de RJ cherche une cohérence dans une vie chaotique : l'essentiel étant de rester au plus près de ce noyau obscur (et instable comme le vif argent) qu'on appelle l'identité. 

    Si chaque diariste cherche dans le Journal intime qu'il tient fidèlement tous les matins un centre de gravité, le point d'ancrage de ce Monde d'avant c'est L. — autrement dit Linda Lê, la jeune femme avec laquelle il partage sa vie. images-5.jpegSi le lecteur échappe à leur première rencontre (qui a lieu avant le début du livre), il suit pas à pas, jour après jour, et surtout nuit après nuit, les amours de ce couple interlope formé d'un grand adolescent cynique (de 42 ans) et revenu de tout, grand lecteur de Cioran et de Schopenhauer, amateur de nymphettes et de parties de ping-pong, et d'une très jeune femme qui veut devenir écrivain (et qui va devenir un très bon écrivain).

    Étrangement, quand on connaît le goût de RJ pour l'échec (une vocation) et les amours désenchantées, voire décomposées, il vit ici, dans ce Monde d'avant, une sorte d'état de grâce. Gabriel Matzneff lui rappelle souvent, d'ailleurs, la chance qu'il a de vivre avec un ange (en est-il conscient ?). Et ces pages, qui sont pourtant du pur Jaccard, relèvent aussi d'une sorte d'hymne à l'amour, joyeux et débridé — hommage sincère à une femme aimée qui sait le remettre à sa place : « Comme je demandais à L. quelle opinion les gens en général ont de moi, elle me répondit : « Si j'étais toi, je ne leur demanderais pas… » C'est pour ce genre de réplique qu'on aime une femme. » 

    Ce Monde d'avant, c'est le monde de l'amour et de Linda, le monde de la légèreté, des rencontres intempestives, des lectures importantes, des voyages à Vienne ou à Lausanne, et aussi des amitiés fidèles (car RJ est fidèle en amitié). Son père spirituel, on le sait, s'appelle Cioran, qui l'invite à dîner, lui fait lire les épreuves de ses livres, le complimente ou le morigène pour ses écrits. Ce sont de très belles pages que l'auteur consacre à cette complicité littéraire exceptionnelle. Il y a aussi Michel Contat, l'autre Suisse de Paris, le confident — le frère ennemi. Pas un jour sans qu'ils se téléphonent ou s'écrivent, partagent leurs soucis d'hypocondriaques, se vantent de leurs prouesses sexuelles (souvent imaginaires) ou déplorent la médiocrité intellectuelle qui s'installe en France avec l'arrivée au pouvoir des socialistes. Il y a encore François Bott, le responsable du « Monde des Livres » auquel RJ collabore en tant que chroniqueur depuis des années. On entre, ainsi, dans le cerveau du monstre, avec quelques figures de proue comme Bertrand Poirot-Delpech, Josyane Savigneau, Jacqueline Piatier, etc. RJ en fait une description à la fois comique et désabusée — et l'on voit à quelle sauce la littérature, française surtout, est accommodée pendant ces années-là (1983-1988). 

    Le Monde d'avant rend justice, également, à une amitié ancienne, devenue aujourd'hui inavouable. images.jpegL'été, RJ passe l'essentiel de ses journées à la piscine Deligny, cette ancienne piscine flottante amarrée à la rive gauche de la Seine et qui coula en 1993, où il retrouve Gabriel Matzneff (et parfois Vanessa Springora). Bains de soleil, parties de ping-pong, échanges de propos oisifs et blasés — l'air du temps de ces années-là est parfaitement restitué par la plume maniaque de RJ dont l'ambition est de parler des choses graves avec légèreté et des choses légères avec gravité. Une fois de plus, le diariste frappe juste, droit au cœur, aux tripes, avec le souci constant de la vérité — même et surtout si elle fait mal. L'auteur a le goût de la provocation et trempe souvent sa plume dans le vitriol.

    Curieusement, ce Monde d'avant, qui annonce l'entrée de la censure dans les journaux, la médiocrité à la télévision, l'insignifiance sur les ondes et dans la littérature, le règne aveugle de la morale à quatre sous et du politiquement correct, ressemble comme un frère au monde d'aujourd'hui. On dirait que nous n'en sommes pas sortis. Le grand mérite du Journal de RJ est de nous le rappeler : le monde change peu, le conformisme menace, la liberté perd des plumes chaque jour… 

    On peut lire ce gigantesque Journal comme le portrait à l'eau-forte d'une époque, avec ses beautés et ses vices, ses tentations et ses tourments, son insouciance et ses angoisses. On peut le lire enfin comme le mausolée d'un amour disparu, où flotte un parfum entêtant de nostalgie et de mélancolie, subtilement rendu par les mots d'un écrivain épris de vérité et de franchise. 

    * Roland Jaccard, Le Monde d'avant, journal 1983-1988, Serge Safran éditeur, 2021.

    ** Henri-Frédéric Amiel, Journal, l'Âge d'Homme.

  • Outragez-moi!

    Par Pierre Béguin

    Comment des artistes peuvent-ils s’épanouir tout en étant terrifiés à l’idée de s’exprimer librement, de prendre des risques créatifs à la marge du bon goût ou du blasphème, particulièrement en incluant la possibilité de se mettre dans la peau d’un autre, sans être accusés d’appropriation culturelle, sans faire entrer en éruption, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, des milliers d’âmes indignées, offensées, outragées?

    Comment ces artistes peuvent-ils exister dans une culture de l’autocensure où l’on avance sur la pointe des pieds en essayant d’apaiser chaque individu, chaque groupe, chaque communauté, qui pourrait s’offenser d’une opinion contraire à la sienne, dans un contexte qui met de facto un terme à l’excellence créatrice en raison des peurs, des traumatismes, des anxiétés, de l’ignorance ou des délires de certains?

    Comment créer – la création, comme le rire, trouve son essence dans la transgression – quand les réseaux sociaux peuvent déverser sur vous, jusqu’à vous réduire en charpies, la colère et le désespoir des exagérément sincères, des signaleurs de vertus, des tartufes, des traumatisés, des débiles, des dépourvus d’humour, des handicapés du second degré, des litéraux «qui prennent tout au premier degré», des victimes en tout genre, le plus souvent autoproclamées?

    Tels furent les questions que je me suis posées en regardant cette farce navrante que fut l’Infrarouge de fin mars, ce grotesque tribunal de l’Inquisition qui clouait au pilori une comédienne pour un simple sketch mettant en scène une psy et une patiente «genre».

    A vrai dire, j’ai ressenti, à l’écoute de cette émission, un profond malaise, tout aussi intense et sincère que celui ressenti par ceux qui faisaient le procès de notre comédienne. Et mon ressenti n’ayant, à priori, pas moins d’importance et de poids que n’importe quel autre (sauf que je ne vais pas en faire une norme absolue), j’en déduis donc que je suis parfaitement habilité à en exposer les composantes, sans me faire étriller par celles ou ceux dont le ressenti fut, en la circonstance, différent du mien. Je l’ai écrit et je le répète: en ce qui me concerne, chacun peut faire de son cul un tambour, tant qu’on me laisse faire du mien ce que bon me semble.

    Pour moi donc, s’étalait dans ce débat – je devrais dire dans cette mise à mort publique – une image fort laide de l’état inquiétant de nos démocraties qui cèdent tout au communautarisme le plus fascisant, une représentation en microcosme de l’ordre cauchemardesque du nouveau monde, cette incapacité à accepter le moindre point de vue qui diffère de la doxa moralisatrice supérieure, celle qu’on appelle communément «le politiquement correct», et dont je ne dirai jamais assez qu’il est l’ennemi à abattre. Et chacun de s’enfermer dans sa propre bulle, personnelle ou communautariste, qui ne reflète que les valeurs auxquelles il s’identifie, pour divaguer à son aise dans sa propre petite utopie. Narcissisme délirant et pathologique!

    Tout ce en quoi je peux me reconnaître, toutes les valeurs qui m’ont façonné – et qui, croyez-moi, n’ont pas fait de moi un monstre, loin de là – étaient soudainement évacuées du plateau. Il est peut-être bon de rappeler ce qui me semble encore des évidences: les sentiments ne sont pas des faits intangibles, les ressentis ne sont pas des vérités absolues, les opinions ne sont pas des crimes. Si l’on adhère à ces assertions, qui relèvent du simple bon sens et qui doivent être l’un des fondements de toute vie en société, alors cette émission n’aurait jamais dû avoir lieu. Et elle n’aurait jamais eu lieu en Suisse dix ans plus tôt.

    Mais elle a eu lieu, et c’est bien là le problème. Les assertions énoncées ci-dessus ne sont donc plus considérées comme des postulats fiables. Le ressenti personnel devient une valeur absolue au nom de laquelle je peux lancer dans la gueule noire des réseaux sociaux toutes les fatwas que mon indignation justifie, sans avoir le moindre compte à rendre à personne d’autres que mon propre narcissisme, ou que celui de ma communauté. Et cela, indépendamment de tout bon sens, de toute justice! Rappelons tout de même qu’en la circonstance, l’atroce, l’ignoble, l’incommensurable outrage ressenti n’avait pour objet qu’un simple sketch!

    Au fond, cette émission n’est qu’une variante d’une plus vaste épidémie de dramaturgie alarmiste et catastrophiste que les médias encouragent pour des raisons qu’il n’est nul besoin d’expliquer, un déchaînement instinctif, hyper émotif, devenu hélas endémique dans le monde de la culture.

    Mais les guerriers de la justice (et davantage encore les guerrières) donnent l’impression de ne chercher qu’à être offensés, le plus souvent par rien du tout, et de ne se présenter qu’en victimes geignardes, plaintives et récriminantes. Parce que l’outrage attire l’attention, l’outrage obtient des clics, des «likes», l’outrage fait entendre votre pauvre voix par dessus le vacarme assourdissant des voix braillant les unes par-dessus les autres dans cet enfer d’anonymat que sont devenus les réseaux sociaux. Je suis une victime, je souffre, aimez-moi! Et chacun de s’imaginer qu’il a quelque chose de très important à dire, un sentiment, un ressenti, déjà exprimé des milliards de fois, et qu’il faut épicer à tout prix parce que, justement, il a déjà été exprimé des milliards de fois.

    Prêcher, condamner, ostraciser, tout en créant son propre drame, en se racontant sa propre histoire tragique pour se sentir exister plus intensément en s’extirpant de la masse des anonymes. Comment celles ou ceux qui se prétendent des progressistes sont-ils devenus de tels dragons de vertus, de telles matrones de la société, horrifiés chaque fois que quelqu’un émet une opinion ou un jugement qui n’est pas l’image en miroir du leur? Le ton moralisateur, pour ne pas dire de censeur, adopté par ces guerriers de la justice sociale, relayés par une gauche complètement détraquée, sans plus aucun repère autre que sociétal, est le plus souvent hors de proportion avec l’objet de leur indignation, générant, entre autres scories, un langage policier autoritaire bannissant toute une série de mots qu’on eût pu croire inoffensifs, créant une novlangue insidieuse et imposant une grammaire inclusive qui relève, selon l’expression de Rabelais, du «baragouin» le plus grotesque.

    Cette épidémie de la victimisation de soi – qui vous pousse à vous identifier essentiellement à un traumatisme passé que vous avez laissé vous définir – est en réalité une maladie. Quelque chose qu’il faut soigner, qu’il faut résoudre, dépasser, pour participer pleinement à la société en tant qu’adulte accompli et autonome, qu'elles que soient ses opinions et ses orientations. Sans quoi on finit par emmerder ses amis, ses voisins, et tous ces inconnus «privilégiés» qui ne se pensent pas en victimes expiatoires ou revanchardes.

    Mais ce délire victimaire a du bon, n’est-ce pas? Il incite les gens à croire que la vie devrait être une douce utopie, conçue et construite en fonction de leurs fragiles et exigeantes sensibilités, il les encourage à rester éternellement des enfants évoluant dans un conte de fées saturé de bonnes intentions. Qu’il est difficile, qu’il est douloureux, qu’il est exigeant de dépasser certains traumatismes pour devenir enfin adulte, pour affronter un monde souvent hostile aux rêves et aux idéaux de l’enfance, pour se construire en se confrontant à des idées et des comportements différents, pour se sortir enfin du narcissisme de l’adolescence!

    Ce délire victimaire me semble l’apanage de personnes qui, tout en revendiquant l’égalité, la maturité et l’autonomie, ont décidé de ne jamais grandir. Dommage que la nouvelle vague féministe, entre autres vagues à la mode, en ait fait son étendard! Le féminisme mérite mieux.

     

     

  • Rien ne s'oppose à la nuit, surtout pas le DIP

    Par Pierre Béguin


    Ainsi donc, les prestations des psychologues psychothérapeutes, jusqu’à maintenant remboursées par l’assurance de base que si le ou la thérapeute se trouve sous la surveillance d’un médecin psychiatre qui l’emploie, serait dès lors facturables à charge de l’assurance de base à titre indépendant.
    Il y a dans cette reconnaissance de Berne faite aux psychologues un aveu implicite: le confinement a des répercutions importantes sur le psychisme d’une partie de la population, des conséquences qui méritent une prise en charge. Dans les conditions actuelles, il était difficile pour le Conseil fédéral de refuser une demande que les psychologues ont formulée depuis longtemps.
    J’imagine aisément que les assurances maladies vont s’emparer de cet élargissement de la Lamal pour justifier l’importante et scandaleuse augmentation des primes qui nous attend les automnes prochains. Je me suis déjà exprimé à ce sujet dans Blogres, je n’y reviendrai pas. Pas davantage que je ne m’exprimerai sur les éventuels effets positifs qu’une thérapie peut apporter – ou non – à l’état de confinement. Là n’est pas mon propos aujourd’hui.
    Je veux simplement faire remarquer ceci:
    Si l’on admet officiellement, bien qu’implicitement, que le confinement produit des dommages collatéraux d’ordre psychique, qu’en est-il des grands courants de pensée qui nous traversent comme des vents fous et qui soufflent systématiquement sur les braises de la peur et de la culpabilisation des masses? 
    Le champ est vaste. J’aimerais concentrer mon tir sur une seule cible, le DIP, que je connais tout de même un peu pour en avoir fait partie pendant 35 ans. C’est maintenant en tant que père que j’y suis confronté, ayant une fille en dernière année du Cycle et une autre au Collège.
    A titre d’exemple, la semaine dernière, dans la même matinée, ma fille cadette fait face à une épreuve d’anglais dont le texte de compréhension (en anglais donc) développe, comme une liturgie, un condensé de la doxa réchauffiste, sans une once de recul ou d’esprit critique. Toutes les questions auxquelles elle doit répondre ne font qu’entériner cette doxa, un peu comme si on lui demandait d’écrire son catéchisme en anglais. On en viendrait presque à regretter The Brown's family, John, Mary, susan and Toby, the dog, si chers à André Thomann. Après la pause, rebelote: cours de géographie sur le réchauffement climatique (on nous prévoit – que dis-je – on nous assure des catastrophes à la chaîne, huit degrés de plus à Genève et la montée des eaux un peu partout dans le monde d’ici la fin du siècle, au meilleur des cas). Tous les jours ou presque, c’est la même rengaine.
    Et ce n’est pas tout. La liturgie réchauffiste se gonfle de la liturgie féministe genre pour former ce merveilleux cocktail écolo féministe genre dont s’abreuve le DIP. Dans chaque établissement scolaire du secondaire, on a créé un poste dédié à la cause féministe, une sorte de commissaire du peuple au féminin qui surveille et dénonce les moindres dérives ou organise, pour les collégien(e)s des manifestations «en faveur de la cause». Et quand on connaît l’incroyable capacité de notre époque à créer du sexisme là où il n’y en pas, on imagine que, dans certains établissements, la Stasi n’est pas loin. Je connais des enseignants qui se sont élevés contre ce formatage systématique, ou qui ont simplement osé présenter des opinions contradictoires, ils s’en sont tirés difficilement après des mois de procédure moyennant vingt mille francs de frais d’avocats. On comprend qu’ils font maintenant profil bas.
    Comprenez-moi bien. J’accorde à tout le monde le droit d’habiller son âme ou son intellect de n’importe quel courant de pensée au même titre qu’on adopte une mode vestimentaire, même la plus loufoque. Comme on dit dans certains pays d’Amérique latine: chacun peut faire de son cul un tambour. Mais est-ce vraiment le rôle de l’instruction publique d’encourager officiellement la doxa dominante, quand bien même cette dernière ferait partie de la liturgie bien pensante?
    C’est pourtant ce qu’a fait notre DIP en permettant officiellement aux élèves d’aller manifester l’année dernière – pour le coup, au mépris de toutes les recommandations sanitaires – en faveur des thèses réchauffiste et féministe genre. Celles ou ceux qui débitent dans l’institution scolaire ce véritable matraquage idéologique, au nom du Bien et en l’absence de tout recul critique, se sont-ils questionnés sur ses conséquences, ses dommages collatéraux, parmi une population qu’on devrait ouvrir à la complexité du monde, et non formater à son expression la plus élémentaire. Et notre cheffe du DIP, a-t-elle élargi ses préoccupations au-delà de celles qui concernent sa réélection? 
    Quel avenir offre-t-on à des jeunes qu’on abreuve de peurs cataclysmiques? Quels effets sur la perception de leur avenir et l’investissement qu’ils seraient censés lui accorder? Quels genres de rapports hommes-femmes prépare-ton à la génération montante en déclinant un monde constitué pour moitié de pauvres victimes innocentes, et de l’autre de prédateurs aussi imbéciles que primaires (et encore, je simplifie)? Dans cette tare de l’humanité que constitue le cisgenre  – dont il paraît qu’il coûterait cent milliards de moins à la planète s’il se convertissait au genre qu’il n’a pas – il y a une grande majorité de pères aimants, attentionnés, qui prennent très au sérieux leur rôle, qui ne ménagent pas leur investissement, et je revendique le mérite d’en faire partie. Quelle image en donne-ton à leur fille? (A ce propos, je me souviendrai toujours de ce slogan brandi dans les rues de Paris par des femmes activistes du mariage pour tous: «Une paire de mères vaut mieux qu’un père de merde»; le slogan, pour amusant qu’il soit au niveau du jeu de mot, n’en constitue pas moins une insulte pour tous les pères, et tomberait en conséquence sous le coup des lois anti sexistes).
    Je vois venir bon train les commentaires. Sauf que, à observer mes filles, je ne laisse pas de m’inquiéter. Elles tiennent parfois à l’égard des garçons, sur le ton le plus naturel qui soit, des propos d’une radicalité et d’un mépris que je n’ai jamais, de ma vie, entendu proféré dans l’autre sens (penser que ce n’est qu’une phase normale de l’adolescence serait éluder le problème). Le sexisme, définitivement, n’est plus vraiment là où on le stigmatise. Quelle image de l’homme sont-elles en train de se former? Ou plutôt, est-on en train de leur inculquer? Le constat demeure: même en tout bien tout honneur, il semble que les genres ne se mélangent plus.
    Si Berne admet officiellement que le confinement à des conséquences psychologiques, alors oui, il faudrait aussi admettre que le formatage (le matraquage) écolo-féministe en a aussi. Tout spécialement sur la jeunesse. Pour celles et ceux qui en tirent les ficelles, c’est évidemment l’objectif. A nous de résister.
    Mais, je le répète, le DIP n’a pas à prendre position par rapport à ces nouvelles religions sans Dieu auxquelles on nous demande d’adhérer ou de brûler en enfer. Le rôle de l’école, c’est aussi d’apprendre à penser, non pas d’apprendre ce qu’on doit penser, n’en déplaise à la cheffe du département. Les modélisations et les soi-disant statistiques, auxquelles on réduit ces courants de pensée, sont de formidables machines à simplifier et à abrutir les masses sous couvert de science. Le climat est une chose très complexe, en l'état trop complexe pour l'entendement humain, aucun scientifique actuellement, même le plus affûté, ne peut se targuer d’en avoir compris le tiers du quart. La psychologie humaine, les genres, les rapports hommes-femmes, le sont tout autant. Personne ne devrait s’arroger le droit de manipuler de tels concepts autrement qu’avec une infinie humilité. Notre époque fait tout le contraire. Elle est animée par une arrogance inouïe qui lui donne le sentiment légitime de brandir en toute subjectivité des vérités définitives, de pratiquer à l’envi le révisionnisme le plus grossier, et de renvoyer à l’obscurantisme des siècles de culture et de civilisations. La mission essentielle du DIP serait précisément de lutter contre cette arrogance. En réalité, elle lui fait son lit.
    Si la cheffe du DIP – ou l’un des nombreux représentants de sa garde prétorienne – me lit, il serait bon qu’elle réfléchisse à cette problématique. Les pères, les parents, pourraient bien un jour demander des comptes. Dans deux ans, par exemple...
    Quant aux psychologues, puisque j’ai commencé par eux et qu’ils peuvent maintenant se prononcer en toute indépendance, il serait bon qu’ils se manifestassent sur cette question de la destruction systématique de l’image de la virilité et de ses conséquences sur l’identité des adolescent(e)s. Leurs honoraires, c’est bien, mais sur ce sujet aussi, on aimerait les entendre...

     

  • Il faut qu'Abraham doute

    Suite

     

    Par Pierre Béguin

     

    Il existe une version protestante de ce chapitre clé de la Genèse, une version qui représente ni plus ni moins la première tragédie de l’histoire de la littérature française. Théodore de Bèze – fin lettré, professeur de grec à Lausanne où, fraîchement converti, il vient de s’installer après avoir quitté, dans la douleur, famille catholique et privilèges à Paris pour suivre la parole de Dieu – disposait alors de deux modèles traduits en vers français, Electre de Sophocle, représentée en 1539, et La jeune fille d’Andros de Terence. On ne s’étonnera donc pas si son Abraham sacrifiant (1550) fut conçu, dans sa structure mais aussi dans sa durée (1100 à 1300 vers), à l’imitation des tragédies grecques.

    Mais Abraham sacrifiant n’est pas qu’une création esthétique imitée des anciens, c’est surtout une œuvre de propagande calviniste – dans des termes couverts pour mieux circuler sous le manteau en France –, l’élément le plus visible étant le personnage de Satan qui apparaît habillé en robe de moine. Rédigée à la demande des autorités de l’université de Lausanne, la pièce est donc un texte expiatoire tout autant qu’un modèle de foi présenté aux fidèles et aux huguenots persécutés.

    Elle est aussi – tragédie oblige – le premier texte mettant en scène un Abraham psychologiquement plus développé, insistant à dessein sur son humanité, sa complexité, ses responsabilités et ses attaches terrestres. Si, dans la fameuse scène où Dieu éprouve le patriarche, Abraham incarne le véritable modèle calviniste du fidèle qui ne questionne jamais les ordonnances divines, aussi choquantes et cruelles puissent-elles paraître (Théodore de Bèze ne peut se permettre de modifier les Écritures), dans tout le reste de la pièce, il connaît les souffrances du fidèle éprouvé qui passe, tel Job, par le désert de la tentation, du doute, de la protestation et de la révolte. La structure même de la pièce, à l’image d’un triptyque, repose sur trois scènes de disputes absentes du récit biblique, dont celle du milieu – long monologue délibératif du patriarche – en serait le cœur.

    Le premier volet, qui oppose Abraham à Sarah, ouvre une brèche dans les certitudes du héros. Sarah, ignorant pourtant les véritables motifs du voyage, essaie de convaincre son époux de ne pas emmener Isaac. A chaque protestation, Abraham répond par une sorte de sentence sur sa foi implacable en Dieu, laissant malgré lui deviner l’angoisse qui se cache derrière. Cette impassibilité s’écroulera un peu plus tard lorsqu’il imagine ce qu’il pourra bien dire à la «mère dolente» après avoir tué leur fils.

    Le troisième volet oppose Abraham et son fils. Au contraire de sa mère, Isaac est au courant du véritable projet de son père. Il implore pitié pour sa jeunesse en lui rappelant qui il est: «Je suis Isaac, mon père; Je suis Isaac, le seul fils de ma mère; Je suis Isaac qui tient de vous la vie; Souffrirez-vous quelle me soit ravie?» (v. 857-60) Face aux implorations de son fils, Abraham réaffirme sa foi en Dieu, mais ses lamentations sont ici aux antipodes de la réaction implacable qu’il avait montrée lors de sa dispute avec Sarah: «O seul appui de ma faible vieillesse! Las mon amy, mon amy, je vouldrois Mourir pour vous cent millions de fois, Mais le Seigneur ne le veult pas ainsi» (v. 848-51).

    Le panneau du milieu, passage clé qui oppose Abraham à lui-même et à Dieu, nous l’avons dit, représente le cœur même de la pièce autant que son originalité. Il s’agit en réalité d’une série de monologues où le patriarche, personnage dédoublé et tiraillé, bien loin cette fois du modèle calviniste, tantôt interpelle Dieu, tantôt se livre à une véritable bataille spirituelle avec lui-même, trébuchant sur les aspects contradictoires de l’ordre divin qui enfreint une loi fondamentale de Dieu, celle de ne point tuer. Dieu ne se contredit-il pas? «Est-il trompeur?» (v. 715) Comment se peut-il qu’Il me demande de tuer mon fils alors qu’Il a condamné Caïn pour avoir tué son frère? Suit une ultime requête de la part du fidèle éprouvé: «O dieu, o dieu, au moins fay la grâce (…) Qu’un autre soit de mon filz le meurtrier» (v. 772-74). Dieu ne répond pas…

    Alors, au paroxysme de la tension tragique, Abraham imagine toutes les conséquences qu’entraîneront pour lui le sacrifice exigé par Dieu, se posant très exactement les questions qu’enfant ou adolescent je me posais à son sujet: «Seray-je pas d’un chacun rejetté, Comme un patron d’extreme cruauté? Et toy, Seigneur, qui te vouldra prier? Qui se vouldra jamais en toy fier?» (v. 781-84). Oui: qui voudrait d’un tel homme pour père? qui voudrait d’une telle transcendance pour Dieu? Ce sont précisément ces quatre vers qui ont retenu mon attention lorsque j’ai lu cette pièce pour la première fois, il y a déjà quelques décennies, et qui l’ont gravée dans ma mémoire. Abraham y devient enfin humain: un père qui a une famille, souffre, vit dans une communauté et s’imagine en être cruel rejeté par cette communauté. Parce que Bèze a su s’éloigner de la dimension spirituelle, du débat confessionnel, pour décrire la souffrance d’Abraham en puisant dans sa propre biographie, lui dont la conversion déchirante l’avait contraint à quitter père, famille et patrie. Ces vers se terminent par un crescendo où le patriarche demande à mourir.

    Non plus Abraham dans son implacable détermination à exécuter les ordres de Dieu, mais un Abraham tourmenté, atteint au vif, qui doute, questionne et se révolte. Si foi il y a, cette foi, au sens le plus large, doit être vivante et ne peut faire abstraction de la raison et des responsabilités humaines, aussi violent puisse être l’affrontement. Notre époque en proie à l’infantilisme ne sait plus questionner, elle veut des réponses toutes faites, des certitudes pour museler ses angoisses. Le courage, et peut-être la véritable grandeur, résident dans le doute: il faut savoir douter et vivre sereinement avec ses doutes, loin de la peur ou de la soumission aveugle aux dogmes de tout crin.

    Hélas! Il est aujourd’hui des multitudes d’Abraham qui croient aveuglément à l’Empire du Bien, à ces nouvelles religions sans dieu, à ce pharisaïsme moderne qu’est le politiquement correct. Des multitudes prêtes à sacrifier sur l’autel de leurs dogmes leurs libertés démocratiques au nom d’un soi-disant «intérêt général», soumission de tant d’esclaves accueillant avec ravissement une dose supplémentaire de servitude: délation publique, ostracisme, uniformisation des modes de pensée, dressage obscène des masses, révisionnisme, haine du passé, instauration d’un ordre mondial dictatorial, adoration béate de la jeunesse, effacement de l’esprit critique, toute-puissance de l’émotion sublimée par la communion des foules dans le meilleur des mondes abominablement gentils. «Dans les plis de leur dogme, ils ont la sombre nuit» prophétisait Victor Hugo.

    Rien n’est aussi dangereux que nos certitudes, surtout lorsqu’elles fondent leur légitimité sur la caution du Bien. Il n’est pas digne de croire les dieux sur parole. Il faut qu’Abraham doute.



  • Il faut qu'Abraham doute*

    Par Pierre Béguin

    Première partie

    «… Dieu éprouva Abraham et lui dit: ‟Prends ton fils unique, que tu chéris, Isaac, et va-t’en au pays de Moriyya, et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai.” (…) Quand ils furent arrivés à l’endroit que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva l’autel (…) étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils.» (Genèse 22, 1-9).
    Qui voudrait d’un tel homme pour père? se demandait, au catéchisme, l’enfant que j’étais. 
    Qui voudrait d’une telle transcendance pour Dieu? se demandait, à sa confirmation, l’adolescent que j’étais. 
    Et qui voudrait d’un tel enfant pour fils? se demande maintenant le père que je suis. Certes Isaac doute, questionne: «Voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste?» Mais il croit en la parole de son père, pourtant mensongère, comme Abraham croit en la parole de Dieu. 
    «Ce qui est demandé, c’est précisément ce que nous désirons le moins donner. Il faut chercher en nous ce qui nous serait le plus pénible à sacrifier. C’est pour cela qu’Abraham sacrifie son fils», m’expliquait-on alors.
    Ce qui est le plus pénible à sacrifier? Sa famille! Sa vie! «Je te bénirai, crie le messager de Dieu à Abraham, je multiplierai ta semence comme les étoiles des ciels, comme le sable sur la lèvre de la mer: ta descendance occupera la Porte de ses ennemis, toutes les nations de la terre se bénissent en ta semence, par suite de ce que tu as entendu ma voix» (Genèse 22, 15-18). Promesse divine, peste des âmes contaminant faibles et ignorants, fous de Dieu, tours qui s’effondrent, badauds écrasés, fêtards massacrés, enseignant décapité... «Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant?» se demande Voltaire dans son Traité sur l’intolérance.
    Abraham, patriarche, prophète, ami de Dieu, est pourtant le père commun des croyants appartenant aux trois religions monothéistes. Il a une double descendance: Isaac qu’il a eu avec sa femme légitime Sarah, et Ismaël, son deuxième fils que lui donna Agar l’Égyptienne, servante de Sarah. La tradition attribue au premier la descendance juive, au second la descendance arabe. Le Coran donne au patriarche un rôle de premier plan dans la fondation de l’islam car il «n’était ni juif ni chrétien mais un vrai croyant soumis à Dieu» (Coran, III, 67). Et dans le Coran, contrairement à la Bible, Isaac se soumet sans même questionner: «Lorsqu’il fut en âge d’accompagner son père, ce dernier dit: ‟Ô mon fils! Je me suis vu moi-même en songe, et je t’immolais; qu’en penses-tu?” Il dit: ‟Ô mon père! Fais ce qui t’est ordonné, tu me trouveras patient si Dieu le veut!” (Coran, XXXVII, 101-105).
    Remarquons toutefois, si l’on en croit la traduction, que l’ordre de Dieu devient ici une vision d’Abraham. C’est d’ailleurs sur une telle interprétation que Leonard Cohen écrit sa chanson Story of Isaac qui adopte le point de vue original du sacrifié: «...My father came in, I was nine years old (…) He said: ‟I had a vision, And you know I’m strong and holly, I must do what I’ve been told”. Une vision! Abraham victime d’un mauvais songe: «A scheme is not a vision, And you never have been tempted, By a demon or a god». Une illusion, une vision trompeuse qui pourrait être le fruit de la vanité folle de celui qui se croit appelé et investi d’une mission divine, comme semble le suggérer la métaphore finale: «The peacock spreads his fan». A l’image de tous ces pharisiens modernes si convaincus de leur état de grâce qu’ils s’en trouvent justifier d’intervenir à répétition dans la vie des autres, quitte à en sacrifier les libertés essentielles, si ce n’est la vie elle-même. «According to whose plan?» se demande Leonard Cohen par la voix d’Isaac. Sous-entendu: en tout cas pas un quelconque dessein divin.
    Quelles qu’en soient les interprétations, ce chapitre 22 de la Genèse frappe non seulement par la nature choquante de son récit, mais aussi par le contraste entre sa grande importance et la brièveté de son évocation. Le dialogue y est réduit au minimum, Abraham ne faisant aucune protestation face à la terrible requête de Dieu et ne montrant aucun état d’âme dans son exécution. Une attitude d’autant plus surprenante que, dans d’autres épisodes de la Genèse, le patriarche se débat avec Dieu, lui demandant des informations supplémentaires et même des preuves. Pensons plus spécialement à Sodome et Gomorrhe où Abraham négocie le sort des habitants dans un marchandage digne d’un souk: «Abraham reprit et dit: ‟Je vais me décider à parler à mon Seigneur, moi qui ne suis que poussière et cendre. Peut-être sur cinquante justes en manquera-t-il cinq! Pour cinq, détruiras-tu la ville?” Il dit: ‟Je ne la détruirai pas si j’y trouve quarante-cinq justes”. Abraham reprit encore la parole et lui dit: ‟Peut-être là s’en trouvera-t-il quarante!” Il dit: ‟Je ne le ferai pas à cause de ces quarante”...» (18, 27-33). Et ainsi de suite. Finalement, marché conclu pour dix justes!

    Suite mercredi

    * Ce texte a été publié en décembre 2020 dans la revue littéraire La Cinquième Revue, qui demandait à des écrivain(e)s de convictions différentes de se confronter au livre par excellence : la Bible.

     

  • Ma vie n'est pas un roman (Jean-Bernard Vuillème)

    par Jean-Michel Olivier

    images-1.jpegÉcrivain et journaliste, Jean-Bernard Vuillème (né en 1950), vit à La Chaux-de-Fonds, mais il a beaucoup voyagé. Écrit entre Cernier, Paris et Berlin, Lucie*, paru en 1995 aux éditions Zoé, est un livre inclassable, comme la plupart de livres de Vuillème, mais intrigant et qui ne cesse de fasciner. Il vaut la peine de le relire — ne serait-ce que pour l'hymne qu'il chante à ce prénom magique — Lucie — qui hante le récit.

    Récit ou roman ? L'écrivain Franz Schötz ne se pose pas la question. Étendue sur le canapé, lisant par-dessus son épaule, Lucie n'a qu'une demande : écris-moi. Qu'il faut entendre dans les deux sens du terme : écris-moi une histoire et écris-la pour moi. Mais Schötz tourne autour du pot : il est en mal d'inspiration, ou du moins de narration. Il aimerait répondre au désir de Lucie, qui lui demande de raconter une histoire, son histoire, leur histoire, mais cela ne vient pas. Il s'échine à décrire un verre de bière, sans y arriver vraiment. Les mots lui font défaut. Le langage le trahit.

    Pourtant, des personnages naissent de sa plume, un peu perdus comme lui, ou abandonnés dans la nuit d'un tunnel. C'est d'abord ce touriste belge à qui un voleur facétieux dérobe ses papiers dès qu'il arrive à Paris. Sans identité et sans le sou, le « prétendu Blondiau » erre dans les rues de la capitale comme un mendiant sans domicile. Ensuite, il y aura Giacomo, un homme qui traverse à pieds le tunnel du Simplon pour rejoindre sa famille. Il marche dans le noir, sa lanterne à la main, en manquant se faire écraser par les convois qui passent à toute vitesse. Ces deux avatars de l'écrivain, l'homme sans identité et le marcheur dans la nuit, ne suffisent pas à Lucie qui en veut plus — non des histoires à dormir debout, mais une histoire vraie, la sienne, la leur, qui soit comme l'enfant qu'elle désire ardemment.

    images-2.jpeg« Ainsi passais-je mes journées le cul sur une chaise installé dans l'infini virtuel de la littérature à ressasser ce qui fut, inventer ce qui pourrait être et supputer ce qui aurait pu advenir au point que j'en attrapais des fourmis dans les jambes (…) et finalement n'y tenant plus, je me précipitai dans la rue hors de moi-même, et peut-être au-devant de moi, prêt à tout et disposé à rien. »

    Avec l'écrivain Schötz, on pense aux personnages de Kafka ou de Robert Walser, perdus dans un monde dont ils ne connaissent pas (ou feignent d'ignorer) les règles et poursuivis par un destin d'autant plus impitoyable qu'il est aveugle.

    À mesure que le récit progresse, la mystérieuse Lucie se détache du narrateur et l'on comprend alors que le livre qu'il essaie vainement d'écrire sera un livre de deuil et de séparation. « À la fin, je ne saurai plus. J'aurai perdu le goût de dire et je m'accrocherai comme une tique à mon propre sang. Ce livre pourrait être un livre qui se nourrit de son mal, ébauche d'histoires sans fin se reformant comme autant de croûtes successives sur une plaie grattée par habitude. J'enfilerai machinalement des mots sur les lignes tendues à travers les pages et des lambeaux de mémoire suspendus au fil de l'écriture sècheront au vent de l'amnésie. »

    Lucie dicte sa loi, les battements du cœur de Schötz et le rythme de son livre. Mais à la fin elle se rebiffe : « Je ne veux plus être traitée comme un personnage, dit-elle. Ma vie n'est pas un roman. » Vuillème met admirablement en scène le dilemme éternel de l'écrivain : vivre ou écrire, il faut choisir ! En choisissant l'écriture – bribes de conversations, embryons d'histoires, morceaux de fiction, tranches de vécu — Schötz a perdu insensiblement Lucie qui se détache de lui et s'en va élever seule l'enfant qu'il lui a fait.

    L'écriture dense et précise de Vuillème, son humour, sa fantaisie constante et sa tendresse, font de Lucie un livre qu'on n'oublie pas de sitôt. Autopsie d'un amour, projet d'un livre rêvé et avorté, incommunicabilité : il y a de tout cela dans ce texte à tiroirs, qui est aussi une réflexion saisissante sur le couple moderne.

    * Jean-Bernard Vuillème, Lucie, éditions Zoé, 1995.

  • Dans la ville morte (Bernadette Richard)

    images-1.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Bernadette Richard est une grande voyageuse. Elle a sillonné les routes du monde avant de revenir à La Chaux-de-Fonds, où elle est née en 1951. Elle a déménagé 58 fois et est impatiente de préparer son 59è déménagement. Elle appartient à cette famille d'écrivains suisses (Cendrars, Bouvier, Ella Maillard) qui ont la bougeotte.

    Son dernier livre nous emmène dans une zone interdite : celle de Tchernobyl, qui qui restera dans les mémoires comme la première et la plus importante catastrophe nucléaire de l'histoire. images-2.jpeg
    Extrêmement bien documenté, Dernier concert à Pripyat*, un roman bref et nerveux, écrit sous forme de chronique, mêle souvenirs personnels (l'auteur a visité les lieux en 2013) et réflexions sur le monde post-apocalyptique. Car Tchernobyl a bien marqué la fin d'un monde (avril 1986) à la fois politique, écologique et économique. On se souvient que la catastrophe (l'explosion du 4è réacteur de la centrale nucléaire) a d'abord été occultée, puis minimisée, avant de disparaître des radars médiatiques. Mitterrand ne disait-il pas que « les nuages de Tchernobyl se sont arrêtés à la frontière française » ? 

    S'étant rendue sur place, Bernadette Richard mène l'enquête, pas seulement comme journaliste, mais surtout comme romancière. Elle nous livre une chronique qui pourrait être une fable contemporaine. Que faire après la fin du monde ? Comment continuer à vivre malgré tout ? ecole_pripyat_Bernadette_Richard_Miralles-768x576.jpgLes personnages de son Dernier concert à Pripyat, tous nés dans la zone et attachés à cette terre contaminée qui est leur mère patrie, décident d'y retourner. Pour explorer leur ville morte. Pour aider ceux qui y sont restés. Pour montrer que la vie et la musique auront toujours le dernier mot. Ils ne sont pas les seuls car, dans la ville abandonnée et interdite d'accès, une vie clandestine s'est développée, avec ses irréductibles, ses pilleurs de ruines, ses nostalgiques du passé. C'est une nouvelle communauté de résistants que Bernadette Richard décrit avec tendresse et brio. Bien sûr, la mort rôde à chaque page. Invisible. Menaçante. Tout, ou presque, est irradié à Pripyat, les êtres comme les objets, la terre comme les arbres. artstreet_tchernobyl_Bernadette_Richard_Miralles-768x512.jpgC'est une folie que de vouloir y habiter ou y retourner. Mais les personnages de Bernadette Richard sont tous fous bien sûr — ce qui les rend touchants et intéressants. Chacun essaie de mener sa barque loin du chaudron maudit de la centrale (qu'on a recouvert d'un immense sarcophage de béton qui se fissure avec le temps). Mais chacun y retourne, parce qu'on retourne toujours sur les lieux de sa naissance, plein de questions, de désirs et de souvenirs.

    Et ce dernier concert, dans la ville morte, a valeur de symbole : malgré la catastrophe, la tristesse de ces lieux dévastés, il est possible de vivre encore et de jouer de la musique, de se réunir et de faire la fête jusqu'aux premières lueurs du jour. Après l'apocalypse, la vie reprend.

    Comme un ultime pied de nez à la mort. 

    * Bernadette Richard, Dernier concert à Pripyat, roman, l'Âge d'Homme, 2020.

    ** Les deux dernières photos illustrant l'article sont des photos de © Bernadette Richard.