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Blogres - Page 4

  • Noir, c'est noir (Hervé Lochmatter)

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegRoman ou récit de vie ? Le doute subsiste jusqu'à la fin du livre qui raconte, en 15 brefs chapitres, la descente aux enfers, puis la longue quête de lumière du narrateur. Cela s'appelle Le Fossé*. Son auteur, Hervé Lochmatter, a longtemps œuvré dans le domaine culturel, écrit des pièces de théâtre et organisé des rencontres et des événements. 

    La couverture, détail d'un tableau du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich, indique assez la tonalité du livre : noir, c'est noir. Et pourtant, comme les flocons de neige évoqués par Friedrich, dans ce noir une lueur apparaît : un espoir de lumière — de salut.

    Le narrateur du Fossé vit en marge de la société, à Sion, dans une misère noire. Il nous raconte son quotidien, quelquefois dramatique, sa solitude et les difficultés qui s'accumulent au fil des jours. Il le fait dans un style à la fois réaliste et empreint d'autodérision (l'humour est une planche de salut). C'est cette force, précisément, qui va l'aider à sortir du fossé dans lequel la vie l'a jeté et maintenu. 

    Commence alors une manière d'exorcisme : la narrateur va frapper à plusieurs portes (médecins, psys) qui lui apporteront peu de soutien et d'empathie. Le récit devient alors labyrinthique : pris au piège de la vie, le narrateur cherche en vain une issue.

    Il la trouvera pourtant, une nuit d'orage, en pratiquant une sorte de magie blanche, en sortant du fossé où il croupit. Le mauvais sort sera levé. Et il verra enfin le bout de ses malheurs : comme Thésée, il est sorti du labyrinthe et a vaincu le Minotaure. . 

    D'une écriture soignée, ce récit de vie, qui s'apparente à une autofiction, surprend et séduit le lecteur. 

    Hervé Lochmatter, Le Fossé, éditions de l'Aire, 2022.

  • Le DIP: bagatelle pour un massacre

    Par Pierre Béguin

    Au DIP, on n’en finit pas de compter les burn out! A la tête, et même dans le ventre (très) mou, de la Direction générale, et à celle des collèges tout spécialement, mais il paraîtrait que l’épidémie toucherait même les directions d’école primaire, c’est vous dire! A ce jeu de massacre, la palme semble revenir au Collège de Staël où il ne fait décidément pas bon être directrice (les directeurs semblaient mieux s’en tirer, mais c’était le temps d’avant…).

    Bon! Comme tout le monde semble faire une bagatelle de ce massacre, je ne me risquerai pas à en interroger les causes. Après tout, celui ou celle qui tombe au champ de bataille est aussitôt remplacé, et là – croyez-moi – c’est «dépannage et copinage». Tant pis pour les compétences et les finances du département! Comme disait Figaro dans son lamento, à propos d’une place qu’il convoitait: «Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint» (Le Mariage de Figaro, Acte V, sc.III).

    Mais au DIP, il n’y a pas que les personnes qui passent et trépassent. L’année dernière vit la suppression du choix latin – grec, qui entraînera, dans les prochaines années, la mort annoncée du grec au collège, et celle, un peu plus tard, du latin. En couple, ils pouvaient encore espérer résister. Séparés, ils n’ont plus aucune chance.

    Cette année, c’est au tour de l’allemand en Option Spécifique d’agoniser. L’allemand! Diantre, c’est du sérieux. Comment en est-on arrivé là?

    Il faut remonter au budget 2020 dans le cadre duquel aucun nouveau poste d’enseignant n’avait été accordé lors même que, dans le même temps, les élèves voyaient leurs effectifs augmenter considérablement. Des mesures d’économie structurelle s’imposaient en urgence. Dans les collèges, outre une réduction drastique des cours facultatifs, les restrictions sonnaient le glas du «tout partout» (toutes les options dans chaque collège, ou presque). Le regroupement des options spécifiques entre les établissements et la suppression des OA (options d’approfondissement) et des OSS (options spécifiques supplémentaires) ont grandement contribué à ces économies. Sauf que, lorsqu’on calcule «hors sol», loin des réalités du terrain, souvent, on se trompe: le DIP partait du principe que l’offre des OSS ne concernait que 4 ou 5 élèves, et donc que leur suppression n’aurait que peu d’effet sur les OS. Or, souvent, c’était exactement le contraire qui se passait: les OSS venaient renforcer les effectifs des OS langue, permettant ainsi l’ouverture d’un cours. Ainsi, dans la dernière volée qui a connu des OSS langue, 3 ou 4 élèves seulement avaient opté pour l’OS allemand, contre une soixantaine pour l’OSS allemand, rendant possible l’ouverture de plusieurs cours unifiés d’allemand en OS + OSS.

    Cette erreur d’appréciation a eu pour conséquence que, dès la suppression de l’OSS allemand, les effectifs ont chuté au point qu’il a fallu concentrer l’OS allemand dans un seul collège, en l’occurrence le collège Voltaire. Cette année, pour la première fois, cet effectif est si faible qu’il ne semble même plus possible d’ouvrir ne serait-ce qu’un cours d’OS allemand dans l’unique collège (Voltaire) où cela est encore possible.

    Certes, il fallait faire des économies, mais je rappellerai tout de même que, durant ces années où l’on a supprimé des cours OSS (fréquentés donc par des élèves très motivés), le DIP a tout de même trouvé l’argent pour accorder, dans chaque établissement du secondaire, des heures à une représentante genre, nommée pudiquement "responsable égalité". Et ne venez pas me dire qu’une représentante genre dans chaque établissement est plus importante que l’ouverture d’un cours d’OS ou d’OSS! Ou alors je ne comprends plus rien à la mission prioritaire qui incombe au DIP. (Non! Non! Je ne parlerai pas ici des 650 millions annuels que le Conseil d’État sort d’on ne sait où pour lutter contre le réchauffement climatique).

    Après le grec et le latin, l’allemand. A qui le tour? Bon! Avec le DIP – comme dirait le Petit Nicolas –, on ne sait jamais vraiment où ça commence et où ça finit parce qu’en réalité ça ne fait que continuer. Preuve en est la votation à venir sur la énième réformette du Cycle d’Orientation. A ce sujet, je me contenterai de citer ce que j’écrivais ici même dans Blogres il y a une année, tout en soulignant ce que personne n’ose avouer, à savoir que les réformes structurelles au cycle d’orientation font partie intégrante des mesures d’économie entreprises il y a deux ans – réformes qu’on cherche à faire reluire en les habillant d’atours soi-disant pédagogiques –, l’homogénéité, structurellement, coûtant moins chère que l’hétérogénéité:

    «Le projet visant à supprimer les regroupements par niveau au cycle d’orientation relève de cette tendance absurde à pousser encore plus loin, avec une foi de charbonnier, une logique qui s’est montrée jusque là inefficace à remplir les objectifs qu’on lui avait assignés. D’une structure à quatre sections, latine, scientifique, générale, pratique, – instituée à l’origine du Cycle par le chantre de la démocratisation des études, André Chavanne –, nous voici donc arrivés, à coups de réformes successives consistant à éroder toujours plus la rigueur des sections, et toujours sous l’éternel motif que le système en cours ne fait que renforcer les inégalités, à un système de quasi mixité. «Quasi», car on conserve tout de même, comme si on ne pouvait pas se résoudre à supprimer toutes traces du système originel (preuve qu’on y croit encore, malgré tout), des cours à niveaux dans les deux disciplines qui, justement, posent le plus de problèmes, le français et les mathématiques.

    Pas besoin d’être Jérémie ou Cassandre pour prédire que, dans une décennie, la nouvelle conseillère d’État en charge du DIP (socialiste, cela va de soi) parviendra, avec cette réformette, énième réplique des précédentes, au même constat que Mme Torracinta: ces nouvelles mesures se révèlent non seulement inefficaces à gommer les inégalités, mais elles les renforcent (ce qu’on ne dira pas, en revanche, c’est que la situation s’est encore détériorée entre temps). Il lui restera alors à aller, cette fois, jusqu’au fin bout de la logique et à éradiquer les derniers vestiges d’hétérogénéité que sa collègue d’aujourd’hui n’a pas osé supprimer. Pour s’apercevoir, inévitablement, une dizaine d’années plus tard (nous serons alors dans les années 2040, et moi je serai certainement mort), que l’instauration de la mixité totale dans les classes a complètement échoué à satisfaire les objectifs de lutte contre les inégalités scolaires. On décrétera alors la mort clinique du cycle d’orientation, prétextant sur un ton jubilatoire qu’après 80 ans d’existence, il a fait son temps. Et l’on donnera naissance à une autre structure «miraculeuse», investie des mêmes missions délirantes et soumise au même destin. C’est écrit, comme chante l’autre, et je m’étonne qu’il se trouve des gens sérieux pour croire que ce genre de réformes puissent aboutir à un autre scénario (le croient-ils vraiment?).

    Mais on ne dira pas que cette lutte entêtée contre toute forme d’hétérogénéité, devenue une sorte de religion, non seulement a été un échec, mais a aussi détruit le système. D’autant plus que le seul argument – ou l’unique profession de foi – du DIP se limite à brandir le sempiternel postulat idiot, attesté bien entendu par des études dites «scientifiques», que les deux ou trois têtes pensantes de la classe vont naturellement tirer tous les autres vers le haut, comme si un bon élève, par la seule puissance de son comportement et de ses bons résultats, pouvait réussir là où les enseignants et le département ont échoué. Ça se passe peut-être ainsi chez les Bisounours ou dans le merveilleux microcosme de la recherche pédagogique, mais pas dans le monde réel. Quiconque possède un brin d’expérience, ou même un peu de bon sens, sait que, le plus souvent, c’est exactement le contraire qui se produit. Mais «c’est le sort ordinaire de la raison humaine, dans la spéculation, de construire son édifice en toute hâte, et de ne songer que plus tard à s’assurer si les fondements sont solides» (E. Kant).

    Eh oui! On ne se refait pas: être socialiste, c’est croire, même dans la soixantaine, en dépit de l’expérience, que la réalité va se plier avec complaisance aux idéologies, parfois stupides, qu’on veut lui imposer contre nature; par exemple, croire qu’un système scolaire peut gommer toutes les inégalités. Et dans quel but, d’ailleurs, si ce n’est pour satisfaire à la sotte idéologie de l’égalitarisme?

    Ce que je constate, entre mai 2020 et mai 2022, c’est que les changements instaurés par le DIP vont tous dans le sens d’une détérioration des conditions d’étude pour les élèves les plus motivés. Les classes mixtes systématisées se feront elles aussi aux dépens des élèves – et il y en a, croyez-moi – qui demandent légitimement des conditions d’enseignement à la hauteur de l’investissement qu’ils sont prêts à accorder à leurs études. Des conditions qu’ils ne trouveront pas dans une classe où les trois quarts de l’effectif ne sont guère motivés. De quoi décourager ceux-là même dont on attend qu’ils motivent les autres!

    Faute de pouvoir élever la base, on se contente donc de couper les têtes qui ont l’ignoble prétention de s’élever au-dessus de la moyenne. Tout au plus, leur accorde-t-on, dans la nouvelle réforme, la possibilité d’effectuer le cursus du CO en deux ans au lieu de trois, preuve indiscutable, par ailleurs, que le DIP reconnaît, dans le même temps, que cette réforme pourrait placer les bons élèves dans une galère qu’il serait malsain de prolonger inutilement. Mais alors comment prétendre que les plus motivés vont tirer les autres vers le haut, tout en leur donnant la possibilité d’abréger leur souffrance… pardon! leur cursus? Quelqu’un pourrait-il m’expliquer la logique?»

    J’avance cette hypothèse mesquine en guise de réponse: «Sauf à penser qu’abréger le cursus scolaire pour un certain nombre d’élèves, c’est autant d’économiser sur l’enseignement, et autant à reporter sur les dérives idéologiques en vogue, wokisme ou genre, de nos jours politiquement bien plus «porteurs» qu’un vulgaire cours d’option spécifique allemand, fréquenté qui plus est par des élèves motivés...»

    Après tout, les bons élèves, s’ils ne sont pas contents, n’ont qu’à aller dans le privé. Quelles économies en perspective!

     

     

     

     

     

  • Faut-il lire Céline ?

    par Jean-Michel Olivier

    th.jpgLe problème, avec les fonds de tiroir, c'est qu'ils sont rarement publiés du vivant de l'écrivain. Et pour cause! L'auteur avait ses raisons. C'est le cas de Guerre*, premier volet d'une trilogie écrite entre 1932 et 1934, que Gallimard publie ces jours-ci. Les deux autres volets, plus importants, seront publiés en septembre et au début de l'année prochaine.

    Je ne rappellerai pas le destin rocambolesque de ces textes, abandonnés dans l'appartement parisien par Céline en 1944, lors de sa fuite à Sigmaringen, textes qu'on croyait perdus ou détruits, et qui réapparaissent miraculeusement grâce à Jean-Pierre Thibaudat, ancien critique de théâtre à Libé ! Volés ou sauvegardés (c'est selon) par un groupe de résistants lors de la Libération en 1944…

    Mais Guerre ? Il s'agit d'un texte fondamental dont l'intérêt est surtout historique, davantage que littéraire. Pourquoi ? Parce que Céline aborde ici la grande question (et les grand traumatisme) de sa vie : la Première Guerre mondiale et ses séquelles, psychiques, physiques, humaines. Ce thème sera au cœur du Voyage au bout de la Nuit, son plus grand livre. Il reviendra aussi dans toute son œuvre sous diverses formes et travestissements.

    Guerre est donc un texte central, certes, mais c'est un texte brut (et brutal). Un premier jet qui comporte quelques ratures, des reprentirs et des modifications, mais qui n'a pas été retravaillé comme les autres livres de Céline qui multipliait les versions d'un même livre. Écrit au début des années 30, il semblerait que ce texte ait été abandonné par son auteur au profit d'autres projets. Il n'en parle qu'une seule  fois à son éditeur Robert Denoël. Puis plus rien…

    Guerre raconte l'errance d'un soldat français pendant la Grande Guerre, en octobre 1914. Ferdinand (déjà lui !) vient d'être frappé par un éclat d'obus qui lui a fracassé le bras et presque arraché l'oreille gauche (Céline sera sourd d'une oreille et souffrira d'affreux acouphènes toute sa vie). Miraculeusement sauvé du champ de bataille, il sera recueilli dans une sorte de lazaret où une infirmière joyeusement délurée prendra soin de lui à sa manière…

    th-1.jpgDès la première page, à chaque ligne, on retrouve Céline. Son souffle. Son style, Sa musique incomparable, faite d'argot, de violence, de crudité et de haine. Car Ferdinand n'aime pas grand-monde. Déjà, après la grande boucherie de 14-18, un dégoût viscéral de l'humanité. Céline transpire à chaque page. mais on se dit que s'il avait retravaillé le texte, s'il l'avait condensé, peaufiné, Guerre serait encore plus fort. Et pourrait égaler ce chef-d'œuvre que constitue Mort à crédit (1936). Mais Guerre est resté au fond d'un tiroir…

    Donc un grand texte, certes, qui a l'éclat d'un diamant brut. Mais un roman qui n'égale pas les plus grands de Céline (je ne parle pas, ici, des abominables pamphlets qui méritent un traitement à part). Peut-être mon jugement sera-t-il démenti à la rentrée par la publication de Londres, puis de La Légende du Roi Krogold, les deux autres volets de cette nouvelle trilogie ?

    * Louis-Ferdinand Céline, Guerre, roman, Gallimard, 2022.

  • Destins mélancoliques (Roland de Muralt)

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegVague noire*, le dernier livre de Roland de Muralt (né en 1947) s'inscrit dans le sillage des Petits Traités de Pascal Quignard. Trois destinées tragiques, magnifiquement restituées, se suivent à travers le temps, sans autre lien apparent que la folie et la mélancolie.

    Nous traversons le temps avec le poète et dramaturge  Jakob Lenz, dans les années 1777, chassé de la Cour de Weimar par son mentor Goethe (qui l'a d'abord protégé), marchant à travers la montagne et l'hiver, pour trouver refuge chez le pasteur Oberlin, en Alsace. Puis nous sautons quelques années plus tard pour nous retrouver à Copenhague avec le peintre Vilhelm Hammershoi, spécialiste des intérieurs glacés, des scènes figées, des femmes (le plus souvent sa femme ou sa sœur) qui nous tournent le dos. Enfin, de Muralt boucle son livre avec le Prince du Danemark, Hamlet, à qui il donne la parole, et qui éclaire l'ensemble du texte.

    images-2.jpegD'une écriture finement ciselée, parfois à la limite de la préciosité, de Muralt se laisse porter par les vagues noires de la mélancolie, que chaque langue essaie de nommer à sa manière (spleen, saudade, blues, cafard), mais qui forme peut-être le ferment secret de toute création. La mélancolie, ici, est liée au silence, à la solitude, et bientôt à la folie. Mais ce silence est extraordinairement bruyant, et habité : « Ne demeure plus que ce silence inapaisant qu'il connaît bien, c'est-à-dire pour lui des voix effroyables dont il ne sait pas toujours d'où elles viennent, des voix gralleuses, des voix tempétantes dans un monde vide comme un gouffre. »

    Le mélancolique danse au bord du vide. C'est le cas du poète Lenz, qui aime se jeter dans l'eau fumante des fontaines en plein hiver, rit, pleure, crie parfois à fendre l'âme, aime revêtir ses plus beaux habits avant de sauter par la fenêtre, toujours en quête de la beauté, cette beauté qui, selon lui, « n'est pas une vérité immuable, mais qui change comme la brume à l'aube naissante quand elle sort sans fard de la nuit ». Cette beauté infinie « qui passe d'une forme à l'autre, vivante donc, éphémère aussi, palpitante fragile, ivre, dansante, et qui se meurt quand elle est figée. »

    Comment poursuivre cette quête, infinie et désespérée ?

    Jakob Lenz a choisi l'écriture (ou l'écriture l'a choisi). C'est ainsi qu'il fait parler les mille voix qui l'habitent, ainsi qu'il tient, provisoirement, ses démons à distance. 

    Vilhelm Hammershoi, artiste danois atypique, a choisi la peinture. Mais une peinture si singulière qu'elle interroge et choque ses contemporains. images-4.jpeg
    Refusant tout modernisme (on est en plein impressionnisme), tout effet de mode, mais s'appuyant sur une tradition qu'il expurge de toute anecdote, il trempe son pinceau dans les gris bleutés, les teintes fades, le refus absolu du spectaculaire. Ses tableaux sont un éloge du vide et du silence, de l'inertie, de la solitude humaine. Des fenêtres fermées, des personnages de dos (sans visage), des intérieurs d'un dépouillement complet. Le peintre a fait le vide en lui et sur sa toile. De Muralt le dépeint à son tour, avec finesse et acuité. Cela donne de très belles pages sur cet artiste mécontemporain.

    La dernière vague noire touche Hamlet, qui porte en lui la douleur d'être étranger à soi, d'être asservi à la « maladie des siècles ». Comment s'en sortir ? Il ne sait pas. En revanche, il sait que « le passé est achevé, le monde disloqué, et que lui-même, désolé, accablé, empêché, inquiet, et pourvu d'une fantaisie surabondante, devra bientôt prendre le large comme ces voiles qu'il aperçoit parfois dans le détroit et qui fuient. »

    Cette Vague noire*, petit traité de la mélancolie, navigue entre les siècles avec justesse et poésie, et les portraits qu'il trace — ces trois grands silencieux, solitaires et secrets — nous accompagnent longtemps après qu'on a refermé le livre.

    * Roland de Muralt, Vague noire, édition de l'Aire, 2022.

  • Tous des cochons!

    Par Pierre Béguin

    Zola 2.pngC’est le 14 avril 1874, sous l’impulsion de Flaubert semble-t-il, qu’eut lieu «officiellement», à l'auberge Riche à Paris, le premier Dîner des auteurs sifflés, regroupant une fois le mois, dans des restaurants variés, la Société des cinq, à savoir Gustave Flaubert, Edmond de Goncourt, Émile Zola, Alphonse Daudet et Ivan Tourgueniev. On y parlait souvent Art et Littérature, sans négliger, dans la future tradition «radio vipère», les habituels potins et médisances sur les «confrères». Toutefois, repas d’hommes oblige, le sexe s’invitait parfois spontanément à table.

    Ainsi, ce vendredi 5 mai 1876, nos cinq célébrités des lettres se retrouvent pour manger une bouillabaisse dans une taverne derrière l’Opéra-Comique. On est, ce soir, causeur, verveux, expansif, en veine de confidences intimes. C’est Tourgueniev qui ouvre les feux:

    tourgueniev 2.png«... Je me trouvais à Lucerne, regardant du haut du pont, près d’une femme accoudée à côté de moi sur le parapet, des canards qui ont une tache en forme d’amande sur la tête. La soirée était magnifique. Nous nous mîmes à causer, puis à nous promener. Et en nous promenant, nous entrâmes dans le cimetière. Flaubert, vous connaissez le cimetière? Je ne me rappelle pas en ma vie avoir été plus amoureux, plus excité, plus pressant. La femme se coucha sur une grande tombe et, en se couchant, releva sous elle sa robe et ses jupons, de manière que les fesses touchaient la pierre. Je me jetai sur elle complètement fou; et dans ma précipitation et ma maladresse, ma verge se prenait dans des touffes d’herbes pleines de gravier et s’en détortillait. J’éprouvai dans ce coït la plus grande jouissance que j’aie jamais éprouvée...

    - Moi, interrompit Zola, une enfance pervertie, dans un mauvais collège de province. Oui, une enfance pourrie!… J’ai fait minette à la femme avec laquelle j’ai perdu mon pucelage, avant de la baiser… Non, non, je vous le dis, je n’ai aucun sens moral. J’ai couché avec les femmes de mes meilleurs amis. Positivement, en amour, je n’ai aucun sens moral…

    - Tout ça, s’écrie Flaubert, qu’est-ce que c’est auprès de ceci – et son coude se sert contre sa poitrine – auprès d’un bras de femme aimée, qu’on presse une seconde contre son cœur en la menant à table?                                      Daudet1.png

    - Oh! Ah! merde! fait Daudet qui se tortille sur sa chaise et crispe ses mains nerveuses au-dessus de sa tête. Ça n’est pas mon genre… Vous ne pouvez vous faire une idée de mon individu… Il me faut pour jouir, contre ma chair, la chair de deux femmes, l’une que je manie et l’autre qui mange le derrière de celle que je tripote…

    - Mais Daudet, je suis aussi un cochon, dit naïvement Flaubert.

    - Laissez donc, vous êtes un cynique avec les hommes et un sentimental avec les femmes.

    - Ma foi, c’est vrai, fait en riant Flaubert, même avec les femmes de bordel, que j’appelle mon petit ange.

    - C’est fou, mais c’est comme ça, reprend Daudet en s’animant, il me faut un débondement de mots sales, orduriers: "Viens que je t’encule!" Et ne vous y trompez pas, avec les femmes honnêtes!… Et les tempes pâles, la femme honnête se retourne pour vous dire: "Nom de Dieu, que je suis bien enculée!" Oui, oui, parfaitement, en amour les femmes sont reconnaissantes de leur avilissement.

    - C’est curieux, laisse échapper Tourgueniev, écoutant avec des yeux effarés et presque inquiets la confession de Daudet, c’est curieux, moi je n’aborde la femme qu’avec un sentiment de respect, d’émotion et de surprise de mon bonheur.

    - Toutes les femmes que j’ai eues, reprend Daudet, je les ai eues à ma première rencontre et en leur disant des choses indécentes, énormes, dégoûtantes, priapiques. Remarquez bien que je ne vous dis pas que je n’ai pas fait des fours… Mais j’en ai eu ainsi des masses et les ai toutes traitées en putains.

    - Vous n’avez pas connu de femmes russes?

    - Non.

    - Tant pis. Cela aurait eu un intérêt pour vous, dit Tourgueniev. La femme russe, voyons, comment vous la définir? C’est un mélange de simplicité, de tendresse et de dépravation inconsciente.

    flaubert2.png- Dans la haute Égypte – c’est la voix de Flaubert qu’on entend maintenant –, par la nuit noire comme un four, entre des maisons basses, au milieu de l’aboiement des chiens qui veulent vous dévorer, on vous mène à une hutte haute comme un jeune homme de dix-sept ans. Là-dedans, tout au fond, on trouve couchée par terre une femme en chemise, dont le corps est entouré sept ou huit fois d’une grande chaîne d’or, une femme qui a les fesses froides comme de la glace et l’intérieur du corps comme un brasier. Alors, avec cette femme qui reste immobile dans le plaisir, on éprouve, voyez-vous, des jouissances infinies, des jouissances…

    - Allons, Flaubert, c’est de la littérature, çà!»

    goncourt2.pngEt nos cinq écrivains, la soirée durant, de continuer ainsi à s’échauffer les sangs en épuisant leur bouillabaisse…

    Edmond de Goncourt, qui rapporte cette anecdote dans son journal, dresse en ces mots le bilan de ces confidences intimes:

    «Résumons.

    Tourgueniev est un cochon dont la cochonnerie est teintée de sentimentalisme.Zola 1.jpg

    Zola est un cochon, grossier et brute, dont la cochonnerie se dépense maintenant tout entière dans la copie1.

    Daudet est un cochon maladif, avec les foucades d’un cerveau chez lequel, un jour, pourrait bien entrer la folie.

    Flaubert est un faux cochon, se disant cochon et affectant de l’être, pour être à la hauteur des cochons vrais et sincères qui sont ses amis.

    Et moi, je suis un cochon intermittent, avec des crises de salauderie qui ont l’exaspération d’une chair mordue par l’animalcule spermatique.»

    Cochon sentimental, cochon grossier, cochon maladif, faux cochon ou cochon intermittent, tous des cochons! Encore heureux pour leurs chers attributs virils, spécialement ceux de Zola et Daudet, qu’en cette seconde moitié de XIXe siècle le mouvement «balance ton porc» n’existe pas! On n’ose imaginer quel traitement leur eût été réservé, si ce n’est le supplice d’Abélard...

    Il est vrai que Daudet fut fort judicieusement puni de fréquenter assidûment les dames de l’entourage de l’impératrice Eugénie: une affection syphilitique très grave qui engendra une ataxie locomotrice l’obligeant à marcher avec des béquilles. Bien fait! Quant à Zola, à se prendre pour Victor Hugo et se mouiller en politique, il en mourut (accidentellement?) asphyxié. Bien fait aussi! Même sa femme Alexandrine trouvait ses livres «cochons», c’est du moins ce que lui faisait dire Henri Guillemin – lors d’une conférence au CERN à laquelle, adolescent, j’ai assisté – après la lecture de Nana: «Mimile! Il est cochon, ton roman!» Et je vois, et j’entends encore Guillemin prononcer ces mots d’un petit air… cochon

    Pour les hommes, justice est donc faite! Pour leurs œuvres, il n’est pas trop tard. Il est à espérer que les néoféministes, à commencer par celles qui règnent dans les facultés des Lettres, département «littérature genre», ne manqueront pas de réagir vertement à ces outrances cisgenres par quelques autodafés bien mérités, pour le moins par des anathèmes légitimes, des statues déboulonnées, des rues rebaptisées - Que toutes les rues Alphonse Daudet soient renommées "Rue Julia Daudet"! - , des titres de romans remaniés, des livres entiers réécrits à l’aune du politiquement correct.

    Julia Daudet.pngEn effet, sachant qu’ils sont les produits d’un cochon maladif et pervers, comment pourrait-on encore lire Le petit Chose ou Tartarin de Tarascon?! Comment pourrions-nous laisser nos enfants s’effrayer ou s’émouvoir aux Lettres de mon Moulin?! Au feu, La chèvre de Monsieur Seguin, le Curé de Cucugnan, Les Trois Messes basses, L’Arlésienne, L’Élixir du Révérend père Gaucher!

    On attend donc impatiemment que la Bien-pensance statue sur leur sort. En vérité, je vous le dis, il en va de la moralisation absolue, de la purification même de l’espace public et privé...

    1 Outre qu’il n’appréciait guère Zola (surtout sa notoriété) – qu’il surnommait «le vilain italianasse» –, et encore moins ses romans (surtout leur succès) – qu’il trouvait «sans style» –, Goncourt reprochait à l’auteur des Rougon-Macquart de le plagier sans vergogne.

  • Éloge des clochards célestes (Jean-François Duval)

    par Jean-Michel Olivier

    thumbnail-1.jpgPeu de gens, aujourd'hui, connaissent la scène de la contre-culture américaine aussi bien que Jean-François Duval. Chez Duval, journaliste et écrivain genevois, ce n'est pas un intérêt de circonstance, mais bien une passion ancienne et dévorante. Une passion qui l'a fait sillonner tous les États-Unis et l'Angleterre pour aller rencontrer les témoins de cette aventure mémorable qui fut celle de la beat generation. Et à chaque fois, la rencontre, entre quatre yeux, donne lieu à un long témoignage enregistré qui servira de synopsis à un livre à venir.

    Unique regret : Duval n'a pas pu rencontrer les deux célèbres protagonistes de Sur la route, bible de la beat generation: Neal Cassady et Jack Kerouac, l'auteur du livre-culte. Les deux clochards célestes n'étaient plus de ce monde, sans doute montés au paradis des anges. Mais, dans cette vieille Hudson 49 qui traversa l'Amérique d'Est en Ouest, sur des routes verglacées, sans chauffage ni radio, il y avait aussi une jeune femme, LuAnne Henderson, qui prit les traits de Marylou dans le roman de Kerouac. Et cette jeune femme, à la fois muse et clé de la légende, Duval est allé la trouver en 1997 (elle est née en 1930). La rencontre fut mémorable, chaleureuse, essentielle. Et, devant l'enregistreur de Jean-François Duval, LuAnne donne sa propre version de l'aventure.

    images.jpegTout commence à Denver, dans le Colorado, en 1945-46. La guerre vient de s'achever. Les jeunes gens se retrouvent dans les parties, boivent, fument un peu, sont littéralement ivres de liberté. C'est là que LuAnne rencontre le fameux Neal Cassady (Dean Moriarty chez Kerouac) — figure fascinante, imprévisible, géniale et misérable (il n'a jamais un sou et ne travaille pas souvent), doté d'une énergie inépuisable, en parole comme en amour, un véritable phénomène.

    LuAnne, qui a 16 ans, tombe vite sous son charme.

    Ni une ni deux, il l'épouse (elle devient sa « p'tite femme », et c'est parti pour l'aventure. C'est-à-dire la route…

    LuAnne est (très) jeune et jolie, elle est dotée d'un sex-appeal qui ne laisse aucun homme indifférent. Et elle n'a pas la langue dans sa poche. images-3.jpegNi avec Neal Cassady, ni avec Jean-François Duval qui retranscrit fidèlement le récit, forcément subjectif, de ses pérégrinations. Il ne s'agit pas, ici, de récrire Sur la route, mais plutôt de l'éclairer, de le donner à lire sous une autre lumière.  Pour Duval, LuAnne est une sorte de fée Morgane dont il essaie de faire entendre la voix — une voix jusqu'ici oubliée ou muette. Manière de lui rendre justice, et de rendre justice à « la jeunesse, la fraîcheur, la vivacité de cette beat woman. » 

    thumbnail.jpgAu fil des pages, LuAnne (décédée en 2009) livre ses confidences, rit, pleure, se souvient avec une précision incroyable de certains épisodes du roman (c'est-à-dire de la folle épopée à travers l'Amérique avec Jack Kerouac et Neal Cassady), qu'elle prolonge, enrichit, nous donne à lire autrement. Sur Neal Cassady, qui fut son éphémère mari, comme sur Carolyne Cassady, la seconde épouse de Neal, elle est intarissable. 

    À la fois document inestimable sur une époque déjà lointaine et exploration d'un mythe extraordinairement vivant (on pense à la postérité des beats, hippies, routards, écrivains voyageurs), LuAnne sur la route* est d'abord un roman passionnant, bien construit, très bien écrit, qui se lit avec fièvre et admiration. Le plus étrange, c'est que le livre de Duval, en revisitant le roman de Kerouac, n'ôte rien au texte original, mais éclaire sa légende et lui prête une voix singulière et entêtante : la voix de LuAnne Henderson.

    * Jean-François Duval, LuAnne sur la route (avec Neal Cassady et Jack Kerouac), roman, Gallimard, 2022.

  • Des hommes de l'humanité

    Par Pierre Béguin

    Un dimanche – le 5 mars 1876 – l’écrivain russe Ivan Tourgueniev entre chez Gustave Flaubert en s’écriant: 
    «Je n’ai jamais vu qu’hier combien les races sont différentes… Ça m’a fait rêver toute la nuit! Eh bien, hier, dans Madame Caverlet1, quand le jeune homme a dit à l’amant de sa mère, qui allait embrasser sa sœur: "Je vous défends d’embrasser cette jeune fille!"2, eh bien, j’ai éprouvé un mouvement de répulsion. Et il y aurait eu cinq cents Russes dans la salle, qu’ils auraient tous éprouvés le même mouvement de répulsion…  Mais Flaubert, et les gens qui étaient dans notre loge, ne l'ont pas éprouvé, eux, ce mouvement de répulsion!... J’ai beaucoup réfléchi dans la nuit. Oui, vous êtes bien des latins, il y a chez vous du Romain et de sa religion du droit; en un mot, vous êtes des hommes de la loi… Nous, nous ne sommes pas ainsi… Comment dire cela? Voyons, supposez chez nous un rond, un rond autour duquel sont tous les vieux Russes, puis derrière, pêle-mêle, les jeunes Russes. Eh bien, les vieux Russes disent «oui» ou «non», auxquels acquiescent ceux qui sont derrière. Alors, figurez-vous que, devant ce «oui» ou ce «non», la loi n’est plus, n’existe plus; car la loi, chez les Russes, ne se cristallise pas comme chez vous. Un exemple: nous sommes voleurs en Russie; et cependant, qu’un homme ait commis vingt vols, qu’il avoue, mais qu’il soit constaté qu’il ait eu besoin, qu’il ait eu faim, il est acquitté… Oui, vous êtes des hommes de la loi, de l’honneur; nous, tout autocratisés que nous soyons, nous sommes moins conventionnels que vous, nous sommes des hommes de l’humanité...»
    Tourgueniev veut sans doute suggérer, par sa métaphore des deux ronds, que les Russes, d’une génération à l’autre, pour décider d’une posture à adopter devant une situation déterminée, s’accordent en fonction de leur propre ressenti moral, et non pas en fonction d’un code légal préétabli. Evidemment, le ressenti moral reste très personnel, et il peut être dangereux de le substituer au code légal à vocation universelle. Mais cette petite anecdote nous renvoie très loin de notre actualité.

    Encore que…

    1 Madame Caverlet, vaudeville d'Emile Augier, dont la première eut lieu à Paris le 1er février 1876

    2 La réplique exacte est: «Je vous défends de toucher de vos lèvres le front de cet enfant!» (Acte II, sc. 8)

  • Le marquis de Carabas

    Par Pierre Béguin

    Nul objet magique dans ce conte connu par son seul sous-titre, Le Chat botté1. Les bottes elles-mêmes ne permettent aucune enjambée de sept lieues. Elles ne sont qu’un détail décoratif qui humanise l’animal. Le surnaturel est ailleurs: un chat mi-homme mi-bête, qui parle, pense, agit, a ses entrées chez un roi et un ogre (lequel se change à volonté en lion ou en souris), et un sans-le-sou qui, en un jour, par «l’industrie et le savoir-faire» du chat, devient l’époux d’une princesse.

    Où se niche le miracle?

    A y regarder de plus près, on s’aperçoit que la dimension magique est essentiellement contenue dans la parole. Une parole qui, dès lors qu’elle est répétée à l’envi, est capable de créer à elle seule une réalité qui n’existe nulle part ailleurs que dans sa propre énonciation. En ce sens, le «marquis de Carabas», dont l’allitération fait penser à «abracadabra» ou à «fée Carabossse», se transforme en une formule magique d’une redoutable efficacité. Prononcée quinze fois dans le conte, elle fonctionne comme une incantation à même de faire exister et authentifier ce fameux marquis inventé de toutes pièces, tout en masquant ses visées perlocutoires. Ainsi, un signifiant, ressassé comme une rengaine, finit par donner corps et âme à un signifié, la parole, par faire sortir du chapeau une vérité qui n’est qu’un pur mensonge, que personne ne songe à – ou n’ose – remettre en cause, mais qui, pourtant, disparaîtrait dans un nuage de fumée aussitôt que cesseraient les incantations.

    C’est le chat, véritable stratège dans l’art de la propagande, qui lance ces quatre mots magiques, «le marquis de Carabas», d’abord devant le roi (pour ancrer dans les esprits une information mensongère et la faire exister, rien de plus efficace que de l’adosser à un référent du pouvoir, ou à des mots qui font autorité, «les scientifiques affirment...» ou «une étude a démontré...», par exemple). Dits, répétés et cautionnés par le roi qui s’en gargarise, confirmés par les paysans, ils se sont pour ainsi dire matérialisés par l’unique force de l’incantation avant même que le fils du meunier ne vienne les incarner. Le (faux) titre fait l’homme, comme le langage crée sa propre réalité.

    Mais le pouvoir de la parole incantatoire ne serait pas si efficace si, aux yeux du récepteur, l’habit ne faisait pas le moine. Telle est la signification de «l’autre moralité» du Chat botté: «Si le fils d’un meunier, avec tant de vitesse, / Gagne le cœur d’une princesse, / (…) / C’est que l’habit, la mine et la jeunesse, / Pour inspirer de la tendresse, / N’en sont pas des moyens toujours indifférents

    Eh oui! Au siècle des siècles, dans le conte comme dans notre monde, contrairement à ce que prétend le proverbe, l’habit fait le moine. Le chat le sait: il cache les vêtements qui trahissent la misère du faux noyé. «Beau et bien fait», dans ses nouveaux habits, ce dernier n’a aucune peine à séduire la princesse. Quant au roi, il n’a que l’adjectif «beau» à la bouche («bel héritage», «beau château»). Marionnettes crédules, ils s’entichent du faux marquis fabriqué par le chat. Deux ou trois regards pour la fille, une promenade et une «magnifique collation» pour le roi, et les voilà tous deux pris au piège des apparences trompeuses. Et, dans la foulée, le fils du meunier de se retrouver anobli, enrichi, fait presque roi. Contrairement à ses deux frères aînés, qui ont pourtant reçu des biens en héritage, le chemin du succès, pour le cadet2, va du moulin au palais, en passant par la rivière, le domaine et le château de l’ogre. A chaque incantation, son patrimoine s’accroît.

    A aucun moment, le roi ne ressent la moindre velléité d’aller vérifier les informations par lesquelles le chat le manipule, à la fois hypnotisé par le pouvoir d’une formule qu’on lui assène à l’envi et confortablement installé dans une certitude qui séduit sa vision des choses (ce que la psychanalyse nomme "le biais de confirmation"). Quand la croyance (ou la naïveté, c’est selon) se fait sœur jumelle de la paresse, pour être et réussir, il suffit le plus souvent de paraître, qu’on soit fils de meunier, ou plus simplement une idée, un mensonge, une ruse, un produit de propagande, une fake news

    Vous me rétorquerez qu’en l’occurrence le roi et sa fille sont particulièrement crédules. Vous croyez?

    Jamais autant qu’à notre époque, me semble-t-il, le marquis de Carabas n’a envahi le champ de l’information avec une telle force d’incantation. Jamais autant qu’à notre époque, le chat, vrai stratège en propagande, expert en fourberie, n’a bénéficié d’un pouvoir aussi étendu. Et rarement autant qu’à notre époque, le roi et sa fille n’ont suivi avec une telle docilité spontanée cette redoutable parole incantatoire, capable de donner vie à tant de réalités purement imaginaires qui deviennent autant de croyances intangibles.

    Quand je vois le troupeau humain suivre comme un seul homme les sirènes médiatiques, qu’elles se fassent larmoyantes ou alarmantes, quand j’entends les litanies que ces dernières déversent sur des cerveaux paresseux ou ramollis par l’idéologie ou la croyance, quand la bien-pensance veut, à grands renforts d’incantations, m’indiquer où se trouve l’Empire du Bien, me désigner les gentils, me proposer des modèles à suivre, m’enfermer dans le politiquement correct, quand des formules magiques – du genre «urgence climatique», «C02», «complotisme», «collapsologie» (à l’instar de «Greta», en nette perte de vitesse depuis le Covid), ou encore «discrimination positive» et «wokisme» – envahissent le discours public comme des messages subliminaires en ciblant mes peurs et mes culpabilités, je pense aussitôt au marquis de Carabas.

    Alors, spontanément, je prends la direction opposée. Et je sais d’instinct que je ne me trompe pas...

     

    1Le Maître Chat ou le Chat botté

    2Le cadet, injustement traité, est toujours le plus débrouillard, celui qui sauve ses aînés. Une revanche pour Perrault qui était le cadet de sept enfants, et dont le frère jumeau est décédé à six mois.

  • L'Histoire est électrique

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegNous vivons une époque étrange, Comment ne pas devenir fou ? Nous cherchons le sermon dans les paroles des journalistes ou des hommes politiques. Un virus malicieux nous a appris que la vérité était toujours instable, fragile, sujette au doute. Et pourtant, nous avons tant besoin de certitudes que nous fonçons, tête baissée, dans tous les nouveaux traquenards.

    Dans toute information, nous cherchons la leçon sociale ou morale (sans doute un vieux réflaxe chrétien). Nous interprétons ce que nous voyons. Et nous sélectionnons, dans le flot continu d'informations, vraies ou fausses, celles qui nous arrangent le plus — celle qui contient la plus belle leçon. Nous vivons sous la coupe d'une trame narrative qu'on nous impose, souvent manichéenne, visant à séparer, une fois pour toutes, le bon grain de l'ivraie.

    Comment s'y retrouver ?

    Ne pas sombrer dans la folie ?

    Comment retrouver son chemin dans ce chaos d'images disparates, partielles, partiales, truquées, qui relèvent bien souvent de la fantasmagorie ?

    Je parle d'une époque étrange, la nôtre, celle des journaux et des réseaux sociaux, des innombrables chaînes de télévision, de l'hystérisation de l'information continue. Une époque différente de celle des pionniers de la radio ou de la télévision. Plus de Léon Zitrone ni de Roger Gicquel qui incarnaient, à eux tous seuls, la voix d'un pays. Plus de Jean-Philippe Rapp, à qui le télespectateur faisait confiance et qu'on écoutait presque religieusement !

    Ce qui trouble le plus nos consciences, c'est que l'Histoire est électrique — et rarement éthique. Elle avance par secousses, coourt-circuits, décharges. Une étincelle suffit, parfois, à faire flamber le monde. Et les pyromanes, aujourd'hui, ne manquent pas !

    Comme la Nature, l'Histoire n'est pas morale. Les guerres injustes se multipliens, comme les massacres d'innocents. En Ukraine, on bombarde, on pilonne, on déplace des populations entières, comme en Syrie ou en ex-Yougoslavie. La seule logique qui compte est une logique guerrière. La propagande fait rage. Nous ne savons plus où donner de la tête, de la voix, de la raison. Nous retenons nos larmes et notre cœur bat si fort dans notre poitrine qu'il nous fait mal.

    Comment ne pas devenir fous ?

  • Le Royaume des oiseaux

    Par Anne Brécart

    Rares sont les titres qui traduisent si précisément à la fois le lieu du roman et son atmosphère poétique. L’espace de la narration dans Le Royaume des oiseaux de Marie Gaulis se situe en effet bien entre ciel et terre, là où les oiseaux mènent leur vie, un peu à part de celle des hommes. Dans son dernier roman, Marie Gaulis donne voix aux morts qui se retournent sur leur existence menée dans un château savoyard.

    L’auteure brosse le portrait de deux couples, celui de ses arrières grands-parents et celui de ses grands-parents. La vie de ces hobereaux s’écoule entre les murs d’un château savoyard dont les couloirs sont frais et obscurs, les chambres traversées par des courants d’air. Dans cette famille, les mariages sont arrangés, les femmes apportent l’argent nécessaire au train de vie alors que les hommes tiennent leur rang avec nonchalance. Il faut refaire les toits, tailler les arbres, nourrir les animaux. Ainsi passe la vie rythmée par les coutumes anciennes, la religion, les saisons qui imposent leur loi. Les enfants naissent, puis les petits-enfants. Marie, l’arrière grand-mère, fait ériger une chapelle et construire des salles de bains au château. La vie s’inscrit dans un cadre qui paraît éternel. Le temps suspendu, la foi en des coutumes ancestrales et une mollesse empêchent les hommes d’agir, les retiennent de faire face à la modernité. Quand elle arrivera, les cernera et les forcera à vendre le château, ils se laisseront faire avec la même désinvolture avec laquelle ils ont assumé leur destin. Survivants d’un autre monde, leurs voix d’outre-tombe se mêlent au souffle du vent et racontent avec une grâce étrange la disparition d’un lieu qui, pourtant, laissera à jamais des traces.

    L’auteur se penche sur cette disparition non seulement avec empathie mais aussi avec curiosité. Elle ne se contente pas de décrire la fin d’un mode de vie ancestral qui ne trouve plus sa place dans le monde nouveau voué au progrès. Au contraire, loin d’enfermer ses ascendants dans une histoire locale, de pratiquer une nostalgie liée au terroir, Marie Gaulis confronte la question de la disparition du château familial à un autre univers, à savoir au destin des derniers Mohicans dont il ne reste que quelques survivants déconnectés des coutumes ancestrales. Qu’y a-t-il de commun entre les derniers Mohicans et Max, le châtelain savoyard? Gentilhomme savoyard et Indiens, dit l’auteure, parlent le langage des oiseaux, celui des rivières et du vent. Max et ses descendants sont enracinés dans la terre savoyarde grâce au long passé qui les lie à ce lieu. Ils entretiennent un rapport étroit avec le patois, les habitants du village, les fermiers, les forêts autour du château, les animaux sauvages. C’est cette proximité avec la terre, mais aussi l’appartenance à une lignée et à un monde révolu qui fait le lien entre ces deux univers apparemment si éloignés. Mais peut-être aussi que tout monde finissant dégage une lumière particulière qui nous rappelle cet étrange paradoxe: tout est appelé à disparaître mais parfois il subsiste un noyau d’éternité.

    Marie Gaulis raconte avec une douce fermeté ce qui reste de ce monde disparu dont elle-même est une trace. Ses analyses précises font contrepoint à son style souple et ample; ses intuitions poétiques complètent son regard d’anthropologue. Et, sans avoir l’air d’y toucher, elle fait la critique du monde moderne qui sacrifie tout «à ses affaires de plus en plus lucratives» auquel elle oppose «la permanence ancienne et chaque jour rafraîchie des buis, des houx, des hêtres et du lierre».



    Marie Gaulis; Le Royaume des oiseaux, Editions Zoé, 2022