Il faut qu'Abraham doute* (15/03/2021)

Par Pierre Béguin

Première partie

«… Dieu éprouva Abraham et lui dit: ‟Prends ton fils unique, que tu chéris, Isaac, et va-t’en au pays de Moriyya, et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai.” (…) Quand ils furent arrivés à l’endroit que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva l’autel (…) étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils.» (Genèse 22, 1-9).
Qui voudrait d’un tel homme pour père? se demandait, au catéchisme, l’enfant que j’étais. 
Qui voudrait d’une telle transcendance pour Dieu? se demandait, à sa confirmation, l’adolescent que j’étais. 
Et qui voudrait d’un tel enfant pour fils? se demande maintenant le père que je suis. Certes Isaac doute, questionne: «Voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste?» Mais il croit en la parole de son père, pourtant mensongère, comme Abraham croit en la parole de Dieu. 
«Ce qui est demandé, c’est précisément ce que nous désirons le moins donner. Il faut chercher en nous ce qui nous serait le plus pénible à sacrifier. C’est pour cela qu’Abraham sacrifie son fils», m’expliquait-on alors.
Ce qui est le plus pénible à sacrifier? Sa famille! Sa vie! «Je te bénirai, crie le messager de Dieu à Abraham, je multiplierai ta semence comme les étoiles des ciels, comme le sable sur la lèvre de la mer: ta descendance occupera la Porte de ses ennemis, toutes les nations de la terre se bénissent en ta semence, par suite de ce que tu as entendu ma voix» (Genèse 22, 15-18). Promesse divine, peste des âmes contaminant faibles et ignorants, fous de Dieu, tours qui s’effondrent, badauds écrasés, fêtards massacrés, enseignant décapité... «Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant?» se demande Voltaire dans son Traité sur l’intolérance.
Abraham, patriarche, prophète, ami de Dieu, est pourtant le père commun des croyants appartenant aux trois religions monothéistes. Il a une double descendance: Isaac qu’il a eu avec sa femme légitime Sarah, et Ismaël, son deuxième fils que lui donna Agar l’Égyptienne, servante de Sarah. La tradition attribue au premier la descendance juive, au second la descendance arabe. Le Coran donne au patriarche un rôle de premier plan dans la fondation de l’islam car il «n’était ni juif ni chrétien mais un vrai croyant soumis à Dieu» (Coran, III, 67). Et dans le Coran, contrairement à la Bible, Isaac se soumet sans même questionner: «Lorsqu’il fut en âge d’accompagner son père, ce dernier dit: ‟Ô mon fils! Je me suis vu moi-même en songe, et je t’immolais; qu’en penses-tu?” Il dit: ‟Ô mon père! Fais ce qui t’est ordonné, tu me trouveras patient si Dieu le veut!” (Coran, XXXVII, 101-105).
Remarquons toutefois, si l’on en croit la traduction, que l’ordre de Dieu devient ici une vision d’Abraham. C’est d’ailleurs sur une telle interprétation que Leonard Cohen écrit sa chanson Story of Isaac qui adopte le point de vue original du sacrifié: «...My father came in, I was nine years old (…) He said: ‟I had a vision, And you know I’m strong and holly, I must do what I’ve been told”. Une vision! Abraham victime d’un mauvais songe: «A scheme is not a vision, And you never have been tempted, By a demon or a god». Une illusion, une vision trompeuse qui pourrait être le fruit de la vanité folle de celui qui se croit appelé et investi d’une mission divine, comme semble le suggérer la métaphore finale: «The peacock spreads his fan». A l’image de tous ces pharisiens modernes si convaincus de leur état de grâce qu’ils s’en trouvent justifier d’intervenir à répétition dans la vie des autres, quitte à en sacrifier les libertés essentielles, si ce n’est la vie elle-même. «According to whose plan?» se demande Leonard Cohen par la voix d’Isaac. Sous-entendu: en tout cas pas un quelconque dessein divin.
Quelles qu’en soient les interprétations, ce chapitre 22 de la Genèse frappe non seulement par la nature choquante de son récit, mais aussi par le contraste entre sa grande importance et la brièveté de son évocation. Le dialogue y est réduit au minimum, Abraham ne faisant aucune protestation face à la terrible requête de Dieu et ne montrant aucun état d’âme dans son exécution. Une attitude d’autant plus surprenante que, dans d’autres épisodes de la Genèse, le patriarche se débat avec Dieu, lui demandant des informations supplémentaires et même des preuves. Pensons plus spécialement à Sodome et Gomorrhe où Abraham négocie le sort des habitants dans un marchandage digne d’un souk: «Abraham reprit et dit: ‟Je vais me décider à parler à mon Seigneur, moi qui ne suis que poussière et cendre. Peut-être sur cinquante justes en manquera-t-il cinq! Pour cinq, détruiras-tu la ville?” Il dit: ‟Je ne la détruirai pas si j’y trouve quarante-cinq justes”. Abraham reprit encore la parole et lui dit: ‟Peut-être là s’en trouvera-t-il quarante!” Il dit: ‟Je ne le ferai pas à cause de ces quarante”...» (18, 27-33). Et ainsi de suite. Finalement, marché conclu pour dix justes!

Suite mercredi

* Ce texte a été publié en décembre 2020 dans la revue littéraire La Cinquième Revue, qui demandait à des écrivain(e)s de convictions différentes de se confronter au livre par excellence : la Bible.

 

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