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Blogres - Page 5

  • Les rêves d'Anna

    Par Anne Brécart

    Ecrivaine, traductrice, philosophe, lectrice assidue et passionnée, Anne Brécart aime explorer des contrées inconnues même si, physiquement, elle a vécu la plus grande partie de sa vie à Genève. Elle a traduit une dizaine d’auteurs suisses de langue allemande, elle a publié sept romans, un livre pour enfants, et participé à plusieurs ouvrages collectifs  (Regards croisés sur Genève; Les Moments littéraires,  Amiel et compagnie; Tu es la sœur que je choisis). Elle organise des ateliers d’écriture et des cafés philosophiques.
    Après Frédéric Wandelère, nous sommes heureux de l’accueillir dans Blogres.

    Cinq destins de femmes plus un chapitre non écrit pour une enfant qui vient de naître constituent le roman de Silvia Ricci Lempen, Les rêves d’Anna, dont les héroïnes ne sont liées ni par un lien généalogique, ni un lien causal. 
    Le premier récit, celui de Frederica se déroule au 21e siècle, le dernier, celui d’Anna, au début du 20e. Géographiquement ces femmes vivent en Europe entre l’Italie, l’Ecosse, la France et la Suisse. Mais alors qu’est-ce qui les rassemble sous le titre Les rêves d’Anna? Chacune d’elles se confronte d’une manière ou d’une autre à la place assignée à la femme par la société ou l’Histoire. Chacune d’elles y répond d’une manière différente mais aucune ne s’y conforme. D’où vient cette force qui fait dévier les êtres de leur rôle, d’où vient l’élan que trouve chacune de ces femmes? Chacune est visitée à un moment ou un autre du récit par la figure de la reine peinte par Aloïse. Figures de l’art brut, les reines d’Aloïse sont émouvantes tant elles semblent incarner le désir d’être aimées qui est aussi grand et noble qu’il est fragile et enfantin. 
    Cette aspiration à l’amour se présente sous d’autres traits pour Frederica, Sabine, Gabrielle, Clara et Anna. Chacune est appelée et chacune suit sa voie. La destinée de Frederica, qui est celle qui est la plus proche de nous dans le temps, épouse les difficultés d’une génération ballottée entre petits boulots et grandes révoltes. Elle finira par rencontrer un étudiant grec qui lui fera perdre la parole. Sabine, qui a participé à la même manifestation féministe que Frederica, tombe amoureuse de son professeur marié. Gabrielle, la femme de l’amant de Sabine, retrace les difficultés d’une liaison homosexuelle dans la bourgeoisie de Province en France. Chaque nouveau récit est provoqué par une rencontre avec la femme plus âgée qui sera l’héroïne du récit suivant. 
    Il est tentant d’imaginer qu’Anna, fille d’un notable romain, reléguée aux seconds rôles parce que femme, est la matrice de ces consciences féminines. Les rêves qui, pour elle, sont aussi réels que la vie vécue lui ouvrent le chemin et lui donnent la force d’imaginer une existence propre en décalage total avec les attentes de son milieu. Elle épousera l’homme qu’elle aime, travaillera et ira vivre dans le pays de son choix. Elle insufflera par le biais de lettres écrites à l’encre verte, le courage de la liberté à celles qui viendront après elle, preuve que les mots revêtent une importance majeure pour toutes ces femmes comme pour l’auteure.
    Silvia Ricci Lempen, sans jamais tomber dans le manichéisme simplificateur, suit avec passion et tendresse ses héroïnes qui toujours font le choix de la liberté et de l’amour quel que soit le prix à payer. Ce roman est également une méditation sur la transmission de la liberté qui ne peut se faire que de manière paradoxale, souterraine et mystérieuse. 

    Les rêves d’Anna, Silvia Ricci Lempen, Éditions d’En Bas, 2019

  • Des lubies et des pronoms sujets

    Par Frédéric Wandelère

          Il faudrait peut-être séparer les pronoms sujets nouveaux-nés «iel, ielle, iels, ielles», de l’écriture dite inclusive, puisque l’inclusion, qui ne concerne pas le neutre grammatical, se contente de fusionner le masculin avec le féminin au moyen du point dit médian. Il faudrait… néanmoins, vu l’incertitude liée à un genre dit «autre», peut-être neutre, mais ce n’est pas absolument sûr, l’écriture inclusive pourrait apporter ses lumières et secours dans les zones et situations obscures où ces pronoms devraient prochainement gigoter, s’ils survivent à leur naissance. Ainsi, il – faut-il dire iel? – paraîtrait raisonnable d’écrire et d’orthographier: «iel est venu.e», ou «ielle est venu.e», l’accord inclusif du participe passé joignant le féminin au masculin. «Iel» apparaissant comme un neutre de type masculin n’excluant pas le féminin, et «ielle» comme un neutre de type féminin n’excluant pas le masculin, l’un et l’autre pourraient convenir à un genre «autre». La neutralité, ici, commande une souplesse pacifiante et le «vivre ensemble» de trois genres, une indistinction de tolérance, accueillante à toutes les formes du neutre, du simili-neutre, du pseudo-neutre et du non-neutre, «trans», «cis» ou autre.

          Il semble en outre que ces «iel, ielle, iels, ielles» soient issus d’une copulation inclusive, «il» se combinant avec «elle» pour donner un premier embryon inclusif: «i.elle», lequel s’est divisé en quatre cellules: «iel, ielle, iels et ielles». La division cellulaire s’est opérée par l’effacement du point médian et la réintégration des genres du français génétique, masculin et féminin. Les marques du pluriel, de leur côté, n’ont jamais été éliminées par l’inclusivisme.

          Il m’est difficile de trouver quelque lumière sur l’affaire de ces «iel.le.s» car, malgré tous les journaux, toutes les revues, tous les livres, toutes sortes de publications régulièrement parcourus et consultés, je n’ai jamais vu employée l’une ou l’autre des quatre formes de ce pronom sujet. En revanche il en est amplement question soit idéologiquement soit humoristiquement. Les blagues se sont, en effet, multipliées: «Iel mon mari!», «Iel m’est tombé sur la tête», «Iel fait chaud» voire «Iel.le fait chaud.e», impliquant, dans ce dernier cas, les secours exprès de l’inclusivité. Aussi me suis-je demandé où Le Petit Robert était allé chercher, sinon trouver, ses exemples. Serait-ce dans ces blagues?

          Si le Robert se permet d’adopter par idéologie, aujourd’hui, des «iel.le.s» non attestés dans l’usage, du temps d’Alain Rey, il pouvait se montrer buté, se crisper sur des emplois répandus, innombrables, qu’il refusait catégoriquement d’enregistrer comme français de plein droit, pour des raisons de purisme linguistique et poétique ! Exemple : l’emploi du mot «pied» au sens de syllabe en poésie. J’ai pourtant relevé cet emploi dans les textes d’illustres poètes, Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Claudel, Aragon, Ponge, Queneau, Bonnefoy, Réda, et chez les grands prosateurs : Proust, Larbaud, Green, Gide, Caillois, Mauriac, Paulhan, Roudaut, Michon… À suivre et croire le Robert, ces écrivains feraient «abusivement» usage du mot «pied»! «Abusivement»! Ces Maîtres, si distingués, si estimables qu’ils soient à nos yeux, abuseraient, selon le Robert, de la langue française et emploieraient les mots de leur spécialité à tort et à travers! Un peu de décence, à défaut de modestie, ne gênerait pas!

          Il arrive donc au Robert de dérailler. Mais ses idiosyncrasies, ses lubies, ses fantaisies de parti pris restent statistiquement insignifiantes: quelques bévues à peine pour soixante mille entrées! Ces menues aventures extra-conjugales, certes peu discrètes, ne menacent pas le mariage pour le reste heureux du Robert avec sa Langue française! Mais elles font tache et ne s’oublient pas!

     

     

     

     

  • La Pensée des poètes

    Par Frédéric Wandelère

          On dit les poètes rêveurs. C’est un lieu commun; ce qui laisse entendre qu’ils n’ont pas les pieds sur terre. N’empêche qu’il leur arrive de mieux voir la réalité que les réalistes, les économistes, les juristes et tout ce que le monde, ou la société, fabrique de sérieux.

           Un exemple? Celui de Paul Claudel, ambassadeur de France à Washington de 1927 à 1933, qui discerne dès 1928 les causes de la crise de 1929 et voit dans le «tempérament spéculatif qui existe [aux États-Unis]» l’annonce de ce qui sera «une catastrophe pour le monde entier». Une partie de la correspondance de l’ambassadeur Claudel avec son ministre des Affaires étrangères, Aristide Briand, publiée en 2009 (La Crise. Amérique 1927-1932, Correspondance diplomatique, Éditions Métailié), montre un poète d’une lucidité et d’une vista infaillibles, analysant la balance des paiements et les faits, observant l’économie, la production industrielle, les jeux de la finance, la situation sociale, les comportements et en déduisant les conséquences, ce que les banquiers, les professionnels de l’économie et de l’argent ont été incapables de concevoir. Ils avaient la science, une science partielle, peu synthétique, mais pas l’imagination dont parlent admirablement Baudelaire et Valéry, ni la culture qui la soutient et parfois y supplée.

           Dans un domaine plus directement politique, on admirera autant la lucidité et la haute tenue morale de Pierre Jean Jouve, gaulliste de la première heure, ou celle de Pierre Emmanuel. Même observation pour Georges Séféris, poète et diplomate, lequel garde toute sa lucidité dans le foutoir grec des années catastrophiques qui précèdent et suivent l’agression italienne et l’occupation allemande, comme le montrent les pages récemment traduites de ses Journées 1925 – 1944 (Le Bruit du Temps éditeur, 2021)... Il sera prix Nobel en 1963 – mais le prix ne récompensait pas sa lucidité politique!

           On alléguera bien entendu des contre-exemples. Le plus fameux est celui d’Alexis Léger, secrétaire général du Quai d’Orsay jusqu’en 1940, Saint-John Perse en poésie. Grand poète assurément, mais grand maître aussi de l’ambigüité et du double langage, qui passera son exil américain à débiner de Gaulle auprès de Roosevelt, à lui mettre les bâtons dans les roues tant qu’il pourra; à se tromper dans ses jugements et ses choix – misant sur Henri Giraud, pour nuire à de Gaulle – aveuglé par sa vanité mais sauvé, ensuite, par sa courtisanerie auprès de Dag Hammarskjöld (qui lui obtiendra le Nobel) et la suprême habileté qui lui permettra, enfumant ses intrigues, de séduire Roger Caillois, puis Jean Paulhan.

           On élargira ces réflexions et constatations en parcourant une anthologie récente et substantielle, La Pensée des poètes (Folio, Essais, Gallimard, 2021) établie par Gérard Macé. Cette pensée, ou ces pensées, s’orientent vers de multiples directions, et touchent à de larges aspects de l’existence et de la réflexion, qu’elle soit éthique et politique (Aimé Césaire, André Breton et Michel Leiris jugeant le colonialisme), biologique (Mandelstam et Darwin), esthétique (Valéry, Leiris), musicale (Réda et le jazz), qu’elle touche à la mode (Baudelaire et le dandysme, et même le maquillage), à la physique (Charles Cros et l’enregistrement des sons), à l’érotisme (Desnos)... les domaines concernés par la pensée des poètes donnent peut-être un vertige kaléidoscopique.

            Difficile de faire la synthèse de ces 59 textes de réflexion. On retiendra particulièrement ceux qui touchent directement à la pratique poétique, à l’écriture, au sens et au mystère de l’invention. La présence polémique y est sensible. Réfléchissant au sens et à la portée de leur art, avisant les pratiques individuelles, les réussites ou les faiblesses de leurs confrères, les poètes aiguisent leur réflexion, affûtent leurs traits: le Breton de 1943, en passant, règle un compte esthétique avec Roger Caillois dont il dénonce des idées de «philistin», ce qui n’était en fait qu’une salve en réponse aux réticences moqueuses de Caillois qui s’amplifieront et s’exprimeront pleinement, en 1944, dans ses Impostures de la poésie. Michaux, plus convaincant, à mon sens, que Breton, saura distinguer dans les œuvres poétiques et les poses d’Eluard ou d’Aragon, ce qui relève de l’invention proprement poétique et ce qui relève des choix prosaïques de l’engagement politique. «Le poète ne fait pas passer ce qu’il veut dans la poésie. Ce n’est ni une question de volonté ni de bonne volonté. Poète n’est pas maître chez lui.» (p. 237) Pourquoi? «Mystérieusement, tel problème social, politique, qui émeut et intéresse l’homme dans la prose de l’existence, si je puis dire, perd, arrivé dans la zone de ses idées poétiques, tout trouble, toute vie, toute émotion, toute valeur humaine. Le problème n’y circule plus, n’y vit plus ou bien il n’est jamais descendu dans ces profondeurs. En poésie, il vaut mieux avoir senti le frisson à propos d’une goutte d’eau qui tombe à terre et le communiquer, ce frisson, que d’exposer le meilleur programme d’entraide sociale.» (p. 238) Le texte est de 1936.

            Vingt-trois grands poètes habitent ce volume. Chacun présenté en deux pages d’une efficacité et d’une originalité maximales, à la hauteur des leçons et de la pensée des Maîtres.

           La Pensée des poètes, Gérard Macé, Folio, Essais, Gallimard 2021

  • Mais jusqu'où s'arrêteront-iels?

    Par Pierre Béguin

    Moi, j’en étais resté naïvement à la querelle sur le sexe des anges, une question qui n’est, par ailleurs, toujours pas résolue et dont tout le monde se fout royalement.

    Décidément, je ne suis pas un bon progressiste. A l’inverse de cette cinquantaine de femmes, diacres ou pasteures, soucieuses de mener une réflexion rejoignant des préoccupations sociétales actuelles, qui, lors de la grève des femmes de 2019, ont dressé une liste de revendications envoyée à l’Église protestante genevoise (EPG). Des revendications comprenant une application stricte, dans tous les supports de communication, de l’écriture épicène, un engagement concret sur toutes les questions LGBTQIA+ et environnementales, à commencer par le réchauffement climatique (j’ai entendu personnellement un pasteur inclure cette problématique dans la prière dominicale), et, last but not least, comme on devait s’y attendre, une réflexion théologique sur la représentation de Dieu au-delà du genre.

    Eh oui! Car Dieu, figurez-vous, est perçu comme un homme, sage, bienveillant, avec une grande barbe blanche, sereinement assis comme un bonze sur un nuage. Et cette image genrée est absolument intolérable. Il faut que cela change, et vite, des fois qu’on pourrait le confondre avec un homme hétéro, blanc, de plus de cinquante ans!

    «Démasculiniser» Dieu de manière à ce que le Tout-Puissant ne véhicule aucun imaginaire genré relève donc de l’urgence ecclésiastique. C’est dorénavant le grand chantier lancé par la Compagnie des pasteurs et des diacres de l’EPG, qui entend plaider pour la possibilité de désigner Dieu par d’autres pronoms que «Il», soit par «Elle» (qui ne ferait alors que renverser la représentation sexuée), soit par «Iel».

    Chouette! Je me réjouis: «Notre Mère qui êtes aux cieux...» ou, mieux encore: «Iel qui êtes au cieux...»

    Voilà donc que le wokisme contamine même le spirituel, que la démarche de déconstruction des stéréotypes s’attaque aussi, de l’intérieur, aux églises, et qu’avec cet air du temps bientôt irrespirable se répand partout comme un gaz pesant le ridicule, la niaiserie, la crétinerie, le grotesque!

    Mais jusqu’où s’arrêteront-iels?

    Comment des théologiens, en l’occurrence des théologiennes, peuvent-iels confisquer la réflexion du Consistoire sur de telles inepties? Comment, par définition, le Tout-Puissant, qui fait du néant une cohérence, pourrait-Il être genré?

    Comment l’Église protestante peut-elle se perdre ainsi à se mêler de politique (elle avait déjà fait campagne pour l’initiative sur les multinationales)? Comment peut-elle s’inscrire dans la mouvance wokiste et introduire en son sein des idées qui, comme un cheval de Troie, a précisément pour objectif d'anéantir ce qu'elle représente? N’aurait-elle plus rien à proposer que de se raccrocher aux idées à la mode, même les plus sottes, quitte à en périr?

    La réponse est simple: comme beaucoup d’autres, ces femmes pasteures et diacres, sous couvert de progressisme, sont les dupes, les idiotes utiles d’une mouvance aux enjeux de laquelle elles n’ont tout simplement rien compris. En attendant, voudraient-elles vider les âmes et leur église qu’elles ne s’y prendraient pas autrement.

    «En tout cas, je peux vous dire avec une certitude quasi mathématique que le premier à s’en foutre, c’est Dieu» (Vincent Schmid, philosophe et pasteur à la retraite).

     

     

  • Parfum de la vie quotidienne (Julien Burri)

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegGrace est partie, sa blonde épouse au nom prédestiné, ou plutôt elle a disparu, mystérieusement, et le narrateur part à sa recherche,. Les sentiers qu'il emprunte, par les monts et les vaux, les forêts, les collines, le mènent invariablement au Clos, la maison de son enfance, faite de molasse et de tendres souvenirs.

    C'est le prétexte de Roches tendres*, le dernier livre de Julien Burri, journaliste et écrivain. Sa plume est toujours élégante et précise, d'une sensibilité à fleur de peau, et d'une belle puissance d'évocation. La nature, les fleurs, la terre, y sont célébrées avec un réel talent poétique. On rejoint ici la quête d'un Gustave Roud, infatigable arpenteur des collines du Jorat, pour qui les mots de la nature se fondent dans la nature des mots.

    images-1.jpeg« Molasse des mots dans la bouche, les mots tombent en sable avant d'être prononcés. La roche dit la débâcle discrète et le glissement des heures, elle dit l'érosion silencieuse, le roulement des glaciers, le ruissellement des orages, les grains dérobés aux pierriers. »

    Récit poétique plutôt que roman, Roches tendres*restitue —  c'est-à-dire réinvente — les charmes incandescents de l'enfance, dans cette maison de molasse, au pied d'une falaise abrupte. On aimerait bien sûr en savoir davantage sur les occupants de cette maison modeste, mais enchantée. Ils ne sont qu'évoqués (la mère dans sa cuisine, le frère Auguste, le père absent),. Comme Grace, leur ombre plane sur ces lieux de mémoire.

    « Je ne sens ni la poussière, ni les gravats, mais les odeurs d'avant, le parfum de la vie quotidienne se diffuse au-dessus du jardin. »

    Ce court récit se boucle sur lui-même : la maison de l'enfance est vouée à la destruction, avec trax et pelleteuses, mais Grace est revenue. 

    Est-ce à cette condition (l'enfance disparue en poussière) que l'on garde une chance de retrouver la grâce ?

    * Julien Burri, Roches tendres, éditions d'autre part, 2022.

  • Les Maîtres du vent

    Par Pierre Béguin

    « Les technologies vertes – devenir vert – c’est plus gros qu’Internet. Cela pourrait être la plus grosse opportunité économique du XXIe siècle ». (John Doerr (1), « Salvation (and Profit) in Greentech, » TED2007, mars 2007,

     (1) John Doerr est un capital-risqueur, l’un des premiers investisseurs de Google et d’Amazon.

     

    Maitres_du_vent_grand.jpgL’éditeur Bernard Campiche, dorénavant installé à Sainte-Croix, a commencé en fin d’année dernière à publier les œuvres complètes, en version poche (camPoche), de Michel Bühler, le plus connu des habitants de Sainte-Croix. Le second volume, paru en décembre 2021, est un inédit, intitulé Les Maîtres du vent, qui prend justement pour cadre cette commune du canton de Vaud, située dans le district du Jura-Nord vaudois entre Yverdon-les-Bains, Fleurier et Pontarlier. Un titre dont on perçoit dès les premières pages la portée ironique: ces Maîtres du vent ne dominent leur élément que du haut de leur prétention, de leurs mensonges et de leur cupidité.
    De quoi s’agit-il?
    Un parc industriel éolien va s’implanter de gré ou de force (les travaux de défrichement ont débuté l’année dernière) sur les hauteurs dominant Sainte-Croix et l’Auberson. L’acharnement des industriels et des autorités vaudoises à imposer ce projet, malgré vingt ans d’oppositions qui ont déchiré la population, vient du fait que les éoliennes de Sainte-Croix, en tant que plus ancien projet vaudois, sont devenues un symbole: si la résistance citoyenne devait l’emporter, tous les autres parcs prévus seraient remis en question; dans le cas contraire, la voie deviendrait libre pour dénaturer les crêtes du Jura par l’implantation d’une nouvelle espèce d’arbres de 150 mètres de hauteur et dont l’espérance de vie – mais sûrement pas l’exposition de leurs carcasses – ne dépasserait pas vingt ans.
    Les Maîtres du vent est la chronique de cette résistance citoyenne tenue par un membre du conseil communal – Michel Bühler était alors élu socialiste au conseil communal de Sainte-Croix avant qu’il ne démissionnât de l’un et de l’autre–, une chronique qui se transforme vite en une sorte de catalogue de toutes les entorses au processus démocratique qu’une Municipalité, en l’occurrence celle de Sainte-Croix (et derrière elle les investisseurs qui la téléguident), emploie pour s’imposer au conseil communal (contrats secrets, rétention d’informations, politique du fait accompli, manipulations, omissions, mensonges, etc.)
    L’auteur commence par planter le décor: la commune de Sainte-Croix se situe «à une altitude de mille mètres. Presque six mille habitants. Un gros village dans une cuvette, Sainte-Croix, où vit la majorité de la population. Au nord ouest, une longue crête, le Mont des Cerfs. De l’autre côté, un village rue, l’Auberson, et divers hameaux sur le plateaux des Granges. La frontière avec la France court pas loin, dans les forêts de sapins. Autour, des montagnes dont les plus hautes culminent à mille six cents mètres, le Chasseron, le Cochet, les Aiguilles de Baumes.» Autrement dit, des lieux épargnés par la modernité, dont les constructions les plus récentes remontent à cinquante ans au moins.
    Personne, même le plus illuminé des promoteurs, n’aurait l’idée saugrenue de construire une zone industrielle dans un tel décor, et si c’était le cas, il ne se trouverait pas un seul citoyen qui ne s’y opposerait pas aussitôt. Et pourtant, l’idéologie écologique peut être si aveuglante (et les profits qu’elle engendre si importants) qu’une bonne partie de la population ne voit pas d’un si mauvais œil l’implantation d’un parc éolien en un lieu naturel préservé. 
    Car il ne faut pas s’y tromper, l’implantation d’aérogénérateurs, une fois le vert de l’idéologie effacé, c’est ni plus ni moins l’industrialisation des campagnes et des montagnes: pollution du sol (par éolienne, 1500 tonnes de béton, des tonnes d’acier, de fonte, de cuivre et d’aluminium, présents dans la nacelle et le mât), pollution sonore (jusqu’à 40 dBA par éolienne), effets sur la santé des habitants (stress, maux de têtes et dépressions provoqués par les infrasons), des pales qu’on ne peut pas recycler, qu’il faudra enterrer en fin de vie, sur lesquelles se forment en hiver, lorsqu’elles sont à l’arrêt, des blocs de glace pouvant être projetés à trois cents mètres au moment de la remise en marche (gare aux promeneurs et aux skieurs de fond) – à ce sujet, il est prévu de chauffer les pales pour éviter ce risque; avec de l’électricité d’origine nucléaire?
    Seulement voilà! Le plus souvent, l’idéologie verte ne fleurit pas dans nos montagnes et dans nos campagnes, mais dans nos villes, par une espèce communément surnommée bobo, des citadins qui ont parfois acheté un petit bout de terrain et qui s’opposeraient férocement à l’implantation d’éoliennes dans leur arrière cour ou sur les lacs dont ils dominent la vue. Mais du moment que ces grandes hélices tournent loin de leur regard… Qu’ils imaginent pourtant une cinquantaine d’éoliennes sur le Léman, de Cologny à Nyon. Ça vous aurait une de ces gueules!
    Mais je m’égare. Revenons à nos moutons et à Sainte-Croix.
    Ce qui provoque avant tout l’ire de Michel Bühler, c’est le jugement rendu par le Tribunal fédéral suisse (TF), le 18 mars 2021, par lequel le parc industriel éolien prévu sur les hauts de Sainte-croix se voit attribuer l’appellation d’intérêt national. En voici la justification:
    «Les installations de production d’énergie éolienne offrent en effet de la flexibilité de production dans le temps et en fonction des besoins du marché et contribuent de manière significative à la sécurité de l’approvisionnement, en particulier en hiver où la consommation électrique est la plus élevée, en permettant de charger ou de décharger le réseau selon les besoins.» (Je souligne).
    Ah bon! En somme, selon les juges fédéraux qui ont rendu publiques ces insanités – des juges dont le pouvoir est absolu et dont la parole ne peut être contestée – les éoliennes peuvent fournir du courant même lorsqu’il n’y a pas de vent, et fonctionner à volonté, dans les deux sens, comme si elles étaient dotées à leur base d’un petit robinet qu’on pourrait ouvrir et fermer au gré de nos besoins. A moins que, en fait de robinets qu’on ouvre, il ne faille voir là la magie des subventions fédérales qui font tourner les pales et qui assurent la rentabilité de ces engins plus sûrement que le vent. (Pour information, la Confédération assure aux promoteurs un rachat de chaque kilowattheure à un tarif bien supérieur au prix du marché, un cadeau aux actionnaires généreusement financé par vous et moi). 
    «Même les partisans les plus convaincus de l’industrie éolienne, même les lobbyistes les plus grassement payés et les plus acharnés n’oseraient pas publier des âneries comme celles qui sont proférées ci-dessus», s’écrie l’auteur. On le comprend. Tout le monde sait, même le plus ignorant, que l’énergie produite par des aérogénérateurs est une énergie dite intermittente, c’est-à-dire correspondant à des flux naturels qui ne sont pas utilisables en permanence et dont la disponibilité varie fortement sans possibilité de contrôle. Exactement le contraire des affirmations du TF dont les arrêts, aussi ineptes soient-ils, sont pourtant sans appel. «Qu’est-ce donc qui peut expliquer l’existence, ici, d’une telle faute professionnelle? L’incompétence, le manque d’information, le travail de sape des lobbies? Bien sûr, j’hésiterais à ajouter à cette liste de suppositions d’autres raisons...» se questionne légitimement Michel Bühler. (Selon des estimations, on devrait hérisser la Suisse d’au moins 4500 éoliennes pour espérer remplacer les centrales nucléaires, «en priant Dieu qu’il fît du vent» comme le chante Brassens.)
    Sauf que, même incohérent, même mensonger, l’arrêt du TF est un oukase qui sonne le glas des résistants de Sainte-Croix. Quand il est question d’énergie renouvelable, la démocratie s’efface. Aux opposants, il reste la dérision. C’est en ce sens que Michel Bühler se propose de créer une nouvelle ONG répondant au sigle SSF (Souffleurs Sans Frontières), qui serait formée de volontaires ayant pour mission, les jours où Éole paresse ou fait grève, d’aller souffler sur les pales pour les faire tourner. Ainsi, le Tribunal suprême, qui ne peut pas avoir tort, ne sera pas pris en défaut. Car si la réalité se trouve en contradiction avec une affirmation d’une de nos institutions essentielles, dont les arrêts sont sans appel, c’est donc sur la réalité qu’il faut agir. CQFD. Dans les tragédies classiques, celles de Racine particulièrement, cette rédemption à l’envers est celle de Dieu par l’homme. À Sainte-Croix, plus modestement, ce sera celle des Institutions par les citoyens. Patriotes, à vos marques! 
    Michel Bühler précise que certains habitants des villes qui rêvent de polluer les crêtes, jurassiennes ou autres, pourraient être obligés, au vu de leurs opinions, de venir souffler solidairement avec lui. Mais que ceux-ci se réjouissent! Outre la bouche et le nez, les souffleurs, pour éviter au TF le ridicule, pourront mettre à contribution d’autres orifices naturels. Après un bon repas, quel joyeux défoulement! Et l’on verra bien, alors, qui sont vraiment les maîtres du vent! Dernière précision: les animaux sont admis (les vaches souhaitées), et tant pis pour les émissions de CO2!
    Enfin, pour se mettre au diapason des usages en vigueur dans les milieux de l’éolien, il sera observé la même opacité: toute contribution financière à cette ONG salvatrice de nos institutions restera strictement confidentielle. Vous êtes donc tous invités à passer au domicile de Michel Bühler à Sainte-Croix pour glisser vos billets sous sa table.
    Vive la Confédération! Vive le TF!

    Michel Bühler, Les Maîtres du vent, camPoche, 2021

    À écouter aussi la chanson Éoliennes sous ce lien: https://music.youtube.com/watch?v=wu4aHqTM3dI&list=RDAMVMwu4aHqTM3dI

  • Le 8e jour, Dieu créa l'écriture inclusive

    Par Frédéric Wandelère

    (Poète, essayiste, traducteur, Frédéric Wandelère est né et vit à Fribourg. Il a publié à ce jour huit recueils de poésie et traduit des textes de lieder de Schumann, Wolf, Mahler et Schubert. Son goût pour le lied et la voix l'a conduit à réhabiliter en conférence, au Grand Théâtre de Genève, la plus célèbre cantatrice du XXe siècle, Bianca Castafiore. Je suis heureux de l'accueillir dans Blogres.)


    Je me suis demandé si la vogue des mots-valises démocrature : démocratie-dictature qui a très longtemps sévi, notamment dans les journaux et les hebdomadaires, ne préparait pas le terrain à l’écriture inclusive qui associe en un seul mot, moyennant l’insertion d’un point médian, le masculin au féminin : écrivain.e, étudiant.e.s, vert.e.s avec quelques situations problématiques sur la place du point, les marques du pluriel, et sur la prononciation du mot en contexte. Faut-il prononcer le député vert.e.s Laurent Dupont, ou le député vert, mais dans ce cas, les vert.e.s au féminin ne vont-elles pas se sentir exclues ? Comment lire les rect.eur.rice.s de Suisse ? Faut-il, quand on écrit, mettre le point après rect, ou après recteur et ajouter rice puis le point, puis le s ? Même problème pour l’adjectif cher, au féminin chère ? C’est l’accent qui pose un problème ! Faut-il noter ch suivi du point, puis er pour le masculin, suivi du point, puis ère, ainsi : ch.er.ère.s ? il le faudrait car l’accent grave, dans ce cas, fait légitimement partie du féminin. Donc infirmi.er.ère.s. Des étudiant.e.s étrang.er.ère.s, fi.er.ère.s de leurs origines. Les tableaux et sculptures impéri.aux.ales. Les aili.er.ère.s latér.aux.ales, atout.e.s des Servettes masculin.féminin. Faut-il mettre le s du pluriel après masculin.féminin puisqu’il y a deux Servettes, ou faut-il garder le singulier puisqu’il n’y a qu’un Servette masculin et qu’une Servette féminine ? En outre on peut féminiser masculin.e, et  masculiniser féminin.e, mais on ne peut pas vraiment conserver masculin.e pour nommer une joueuse, même si le club est composé de joueu.r.se.s des deux sexes.

    Lorthographe inclusive est loin dêtre régularisée et il faut sattendre à une pluie de règles assorties dexceptions variées.

    En outre, les débats sur l’écriture inclusive sont en plein essor, et sur ce point il me faut donner tort à Alain Rey, peu prophète, qui disait dans une interviou du Figaro du 23 novembre 2017 que « l'affaire de l'écriture inclusive [était] une tempête dans un verre d'eau ; que dans six mois, plus personne n'en [parlerait]... » Les six mois ont passé, rallongés même de plus de quatre ans, et on en parle toujours !

    On n’a pas encore envisagé, en poésie, toutes les virtualités de l’écriture inclusive. L’insertion du fameux point médian permet non seulement d’agglutiner le masculin et le féminin avec cette petite pointe d’obscénité qu’on a peu remarquée, alors qu’ils fricotent ouvertement sous nos yeux et ceux des calvinistes mais aussi d’associer, par la vertu des genres masculin et féminin, des mots orthographiquement proches bien que sémantiquement éloignés : petits points, petites pointes : petit.e.s point.e.s. Le boulot et la boulotte ouvrent des perspectives intéressantes : boulot.te ; le bout et la boue
    aussi, mais le placement du point est problématique; on résoudra le problème en plaçant d’abord le féminin, ainsi: bou.e.t ; bluet et bluette c’est de la poésie d’autrefois, modernisée par l’inclusivité : bluet.te ; basilic et basilique sont fait.e.s pour s’entendre: basili.c.que ; gogo et goguette aussi, beau syntagme métaphorique de l’inclusivisme : go.go.guette ; îlot et ilote posent un problème d’accent circonflexe, mais on fera, pour la circonstance, une exception : îlot.e ; le joug et la joue posent également un problème particulier, les débutants liront « *jouge » au féminin: jou.g.e . On poursuivra nos explorations langagières avec le non et la nonne : non.ne ; lani.er.ère ; lias.se ; lieu.e ou lieu.se; li.n.gne... Que de perspectives, de possibilités! Un vrai sabbat sémantique s’annonce. Ce serait le huitième jour!
    Evidemment cela devient un peu cérébral, mais on a vu pire en poésie; quant aux souffrances de l’écriture inclusive, elles auront peut-être le mérite de nous faire aimer le baume de la toute simple orthographe française!


     

  • Colonialisme écologique

    par Pierre Béguin

    A une époque où toute une génération «woke» est prompte à manifester son indignation face à des figures historiques accusées d’être de très méchants colonialistes, je m’étonne que l’expression «colonialisme écologique», que j’ai déjà utilisée dans un précédent billet, n’ait pas encore fait son chemin. Personnellement, je ne l’ai à ce jour ni lue ni entendue nulle part. Et pourtant…

    Récemment encore, une émission – Dossier tabou – sur M6 décrivait précisément, sans la nommer, cette nouvelle forme de colonialisme. Le Ghana, pour ne prendre qu’un exemple, est devenu la première déchetterie mondiale d’articles électroniques en fin de vie. De gigantesques terrains servent de décharges à ciel ouvert où s’entassent des milliers de tonnes de déchets électroniques, vendus «officiellement» comme des produits de seconde main, dont une partie croissante est issue des énergies renouvelables, ou dites «vertes». Une partie qui, une fois brûlée, noircie, sur d’immenses terrains vagues répandant dans l’atmosphère une fumée aussi noire que toxique – ou dans la mer une eau qui ressemble à un affreux bouillon brunâtre –, n’a plus grand-chose de «verte», et dont on imagine aisément qu’elle ne fera qu’augmenter exponentiellement dans les années à venir. Dans tous les cas, l’Afrique semble destinée à devenir le dépotoir de la transition écologique, lorsque nos batteries électriques et nos panneaux solaires, devenus caducs, devront être remplacés. Voilà pour la situation en aval.

    En amont, elle ne semble guère plus réjouissante. Pour produire cette énergie «vertueusement verte», tout le monde sait qu’il faut beaucoup de minerais, en particulier des Terres rares et du Silicium. A titre d’exemple, pour extraire un kilo de Silicium, une usine a besoin de 280 kilos de produits chimiques, chlore, acide nitrique, ammoniaque, etc. Malgré son abondance, le Silicium est donc impossible à extraire "écologiquement", de même les Terres rares qu'il faut préalablement séparer et isoler du reste. Le 80 % du marché des métaux précieux est détenu par la Chine qui les produit à bas prix, dans d’effroyables conditions qui ne respectent rien, ni principes écologiques ni droits de l’homme élémentaires. Quant à la «déesse nature», elle est éventrée à coups de bulldozers pour extraire le silicium, matière première indispensable au fonctionnement des panneaux solaires, dans des carrières bondées d’ouvrières payées une dizaine d’euros pour trier les pierres selon leur «pureté» apparente; des ouvrières – et leurs familles – qui ignorent que les eaux polluées de la mine s’écoulent dans les rivières de la région, et qui doivent encore endurer les fumées toxiques rejetées dans l’atmosphère. Dans certaines villes – et pas seulement en Chine, en Afrique ou au nord du Chili par exemple – la pollution est telle qu’on n’y voit plus le soleil et que des populations traînent toutes sortes de maladies fatales à court ou moyen terme. Bien entendu, aucune analyse de l’air et de l’eau n’y est plus effectuée. Pas de chiffres officiels non plus sur les maladies respiratoires, cancers, ou symptômes liés à cette pollution. Tout cela au nom de la transition écologique et des énergies vertes prônées par l’Occident et son pitoyable – pour ne pas dire criminel – désir de pureté.

    Un Occident qui, toujours au nom du vertueusement vert, n’est lui-même guère plus respectueux avec Dame Nature. Une prolifération d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques entraîne une industrialisation des campagnes, des montagnes, des mers. 8000 éoliennes sont actuellement implantées sur territoire français. Nos voisins en attendent 20000 pour 2028. Paris subventionne fortement la production d’électricité éolienne, ce qui permet aux promoteurs, agissant au nom de grands trusts souvent mafieux sur les bords (et même au centre), de payer des sommes mirobolantes (jusqu’à 1000 euros par mois et par éolienne) à des paysans, que Bruxelles a préalablement asphyxiés financièrement, pour implanter des éoliennes sur leurs terrains. 121 milliards seront versés d’ici 2046 aux filières des énergies intermittentes, un surcoût énorme puisé dans la facture mensuelle des citoyens dont la taxe a déjà augmenté de 650 % depuis sa création, – mais le libellé de cette ponction est aussi discret et alambiqué que le rendement des hélices.

    L’implantation d’une éolienne nécessite 1500 tonnes de béton1, pour une production qui n’atteint que 25 % de son temps et une durée de vie qui ne dépasse pas 25 ans. Sa pollution n’est pas seulement visuelle, mais aussi sonore. Qu’importe! En France, on a modifié sans autre, tout spécialement pour les éoliennes, la loi sur les limites sonores. Une éolienne peut maintenant en toute légalité émettre jusqu’à 35 dBA, même si certaines sont mesurées à 40 dBA. Pour leur implantation en mer, dans la baie de Saint-Brieuc par exemple, pourtant estampillée parc naturel, la très pure et vertueuse Ségolène Royale, alors ministre de l’environnement, n’a pas hésité à sacrifier contractuellement des dizaines d’espèces protégées, à tel point que même une ONG écologiquement aussi militante que Sea Sheperd se bat aux côtés des pêcheurs pour entraver la réalisation d’un tel projet.

    Si le 80 % des éoliennes en fin de vie sont recyclables, ses pales ne le sont pas. On ne peut ni les brûler, ni les découper, ni les broyer, et leur évacuation coûte une fortune. En France, on peut voir des pales abandonnées au pied de leurs anciens mâts. Aux États-Unis, on les enterre «vivantes» par milliers dans de gigantesques cimetières. Mais quand on ne dispose pas des vastes territoires du Wyoming, on est en droit de se demander ce qui nous attend dans 20 ans, quand sonnera l’heure de remplacer des dizaines de milliers de pales hors d’usage...

    Quant aux immenses champs de panneaux photovoltaïques, la situation n’est guère plus «verte». Pour lutter contre le CO2, on abat des centaines d’hectares de forêts susceptibles de capter du CO2, afin d’y implanter des dizaines de milliers de panneaux solaires qui émettent d’énormes quantités de CO2 pour leur construction. Peu importe! On déforeste les campagnes, mais on reverdit les villes. Si le gain écologique paraît douteux, on voit en revanche très bien ce que certains pans de l’économie y gagnent.

    Cette fameuse révolution verte, faite à marche forcée, soutenue régulièrement par les bilans alarmistes du GIEC, implantée dans la conscience collective par la peur du réchauffement climatique – devenu indifféremment, pour les besoins de la cause, «urgence», «crise» et enfin «dérèglement» – , et financée par les fonds publics (89 trillions de dollars annoncés par la Banque mondiale entre 2015 et 2030), cette fameuse révolution verte, disais-je, pourrait bien se révéler le plus monstrueux racket de toute l’histoire de l’humanité. Et le «plan climat» lancé à Genève par Hodgers & Cie, fixé à 650 millions par année, s’inscrit en droite ligne dans cette logique. Allez les verts!

    Dans tous les cas, la transition écologique, vue sous l’angle de sa production et de son «recyclage», n’est plus qu’une gigantesque hypocrisie, un tour de passe-passe par lequel les grands trusts des pays riches, après avoir épuisé les fonds publics avec la bénédiction des États, se débarrassent sur l’hémisphère sud des déchets issus des vertueuses énergies «vertes».

    Et si notre jeunesse, souvent toute dégoulinante de «verdeurs vertueuses», se sent climato-anxieuse, elle ne devrait pas oublier pour autant que son désir de pureté verte, érigé en religion, cache en réalité un genre de colonialisme qui n’a rien à envier en laideur à celui qu’elle reproche «vertement» à ses aînés et à leurs affreux aïeux. En ce sens, les statues qu’elle déboulonne ne sont peut-être pas les cibles idéales.

    Oui, je crois que l’expression «colonialisme écologique» ne tardera pas à envahir le champ des consciences, avant que la bien-pensance ne la récupère comme un slogan. Je m’étonne d’ailleurs que la gauche ne l’ait pas encore fait. Il est vrai que la gauche a épousé la bien-pensance en communauté de biens et pour le pire, et que ladite bien-pensance est aujourd’hui résolument estampillée énergies (soit disant) vertes, éoliennes et photovoltaïques en bannières.

    Du temps que ses yeux se dessillent, notre monde pourrait bien ressembler à celui de Mad Ma(r)x...

    1Le béton est responsable de 52% des émissions de gaz à effet de serre du secteur de la construction, lui-même responsable de 19% des émission : https://www.build-green.fr/beton-et-co2-un-desastre-ecologique/

  • Amiel et ses femmes (Corinne Chaponnière)

    par Jean-Michel Olivier

    « J'ai depuis longtemps pris le chemin qui ne mène à rien. » 29 septembre 1860.

    images.jpegSans doute Henri-Frédéric Amiel, le diariste le plus célèbre du monde, a-t-il réalisé, trois ans après la publication de Madame Bovary, le vœu secret de Gustave Flaubert : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible... » Ce parfait contemporain de Flaubert, mais aussi de Baudelaire, de Dostoïevski et de Melville (tous nés en 1821) nous a donné le journal intime le plus riche et le plus fascinant de la littérature (près de 17'000 pages, publiés en 12 volumes par les éditions de L'Âge d'Homme).

    images-5.jpegQuand Amiel commence à écrire son journal, c'est pour noter quelques faits saillants de sa vie, parfois infimes : une sorte de journal de bord qui tient lieu d'aide-mémoire et de vademecum à un jeune homme qui cherche son chemin. Mais très vite ce journal grossit, s'approfondit, devient un fleuve aux remous effrayants qui emporte le diariste dans une forêt de réflexions personnelles et de questionnements incessants. Au point que ce journal, qui devait servir d'aide-mémoire à sa vie, devient une œuvre à part entière. Amiel n'écrit plus pour rendre compte de sa vie (assez pauvre et banale, disons-le), mais il vit pour écrire son journal : c'est désormais un rendez-vous essentiel de ses journées. À peine rentré chez lui, au retour d'une visite à l'une de ses nombreuses amies, il lui faut coucher par écrit non seulement le déroulement de cette visite, mais encore les questions qu'il se pose, morales, amoureuses, philosophiques, etc. Autrement dit, Amiel se fait l'arpenteur de l’intime autant qu’un infatigable promeneur de nos campagnes genevoises ou vaudoises (comme Rousseau, la pensée lui vient en marchant), avec quelques détours par Berlin et l’Allemagne ou la France des philosophes et des poètes, mais guère plus.

    Les grands écrivains ne s'y sont pas trompés : c'est Tolstoi, le premier, qui a exhumé ce gigantesque journal intime, puis Gide, Edmond Jaloux, Julien Green, et encore Roland Jaccard. Grâce à eux, la postérité d'Amiel — simple professeur d'Université à Genève, célibataire endurci, pour ne pas dire vieux garçon, poète médiocre, mais ami fidèle — est assurée. Bien qu'il ait écrit de nombreux ouvrages, Amiel n'a laissé aucune œuvre marquante en littérature — sinon son Journal, qui est devenu l'œuvre de sa vie. Une sorte de pierre tombale.

    Un des aspects les plus intéressants de ce monumental journal intime concerne les relations d'Amiel avec les femmes. Cela méritait sinon un roman, du moins une étude approfondie et percutante. images-1 18.53.33.jpegC'est chose faite désormais avec le pétillant livre de Corinne Chaponnière, Seule une valse (les souffrances du jeune Amiel*), paru chez Slatkine. Relisant, avec le scalpel de l'analyse, les innombrables passages dans lesquels le diariste genevois parle de ses conquêtes, elle met à nu la stratégie amoureuse de l'auteur : interminables tergiversations, impuissance à « conclure », peur de s'engager, procrastination constante, etc. Pourtant, dans la première partie de sa vie (de 1845 à 1860) Amiel est en quête perpétuelle d'une femme à épouser, non seulement pour obéir aux conventions de l'époque (un homme doit se marier et fonder une famille), mais aussi parce qu'il recherche sans cesse la femme idéale, la rose bleue qui fera son bonheur. Cela nous vaut quelques portraits inoubliables de « prétendantes », toutes plus ou moins amoureuses, fraîches, jolies, intelligentes et libres, que notre éternel vieux garçon s'ingéniera à repousser (on pense ici aux rapports que Flaubert entretenait avec Louise Collet, la poétesse éprise du romancier), à refroidir aussi (comme si l'amour remettait en question sa propre indépendance et sa personnalité),  en disséquant longuement leurs qualités et leurs défauts dans son Journal. Cela nous vaut également des palmarès, des listes et des classements où chaque femme est notée précisément à l'aune des principes de cet impitoyable juge. 

    Corinne Chaponnière déconstruit parfaitement cette stratégie de séduction qui est aussi une manœuvre d'évitement. Si toutes ces femmes sont inaccessibles, et si donc son Journal ne mène à rien, c'est qu'au bout de la conquête, il y aura toujours la sœur interdite. « Amiel a bien raison de regretter la sœur qu'il a eue. Sans elle, il serait un homme marié ; avec une autre sœur qu'elle, il serait un célibataire comblé. N'étant aucun des deux, le voici condamné à poursuivre sans fin des relations fraternelles, des affections sans engagement et des attachements chastes en passant d'une sœur de substitution à une autre, sous la bonne garde d'une duègne intraitable : l'interdit de l'inceste. »

    Mais comment connaître parfaitement une femme, condition sine qua non du mariage selon Amiel ? « Une seule valse me tirerait d'incertitude. La main est maintenant pour moi un meilleur instrument de connaissance que l'œil. » A l'instar de Rousseau, son compatriote intime, Amiel vit à travers le regard : celui des autres, bien sûr, toujours important (que va-t-on penser de moi ?), mais aussi le sien propre qui se nourrit de fantasmes et d'illusions idéalistes, surtout lorsqu'il part en quête de l'âme-sœur.

    Amiel était protestant dans une ville protestante. Et la religion joue son rôle dans son rapport au monde. Son Journal n'est-il pas l'expression de cet « examen de conscience » auquel tout bon croyant doit se livrer, le plus souvent possible, et qui remplace la confession chère aux catholiques ? De tous les diaristes, Amiel est celui qui pousse le plus loin cet examen de conscience minutieux, obsessionnel, tyrannique. Et cela le mène tout naturellement vers l'indécision et l'impuissance (à agir, en tout cas). Beaucoup de Genevois (et d'écrivains français) se sont reconnus dans cette attitude passive face aux décisions importantes qu'il faut prendre dans sa vie. Là encore, Amiel est un grand défricheur de chemin. Son Journal est une exploration minutieuse des méandres psychologiques des relations humaines, mais aussi une plongée fascinante dans l'inconscient (terme qu'Amiel fut le premier à utiliser en français). C'est encore lui, également, qui introduisit dans ses cours académiques la philosophie de Schopenhauer, inconnu du public français à son époque.


    images-3.jpegOn n'en a jamais fini avec Amiel. La preuve, parmi cent ouvrages qui lui sont consacrés, on retiendra également l'excellent livre de Luc Weibel, Les petits frères d'Amiel**, qui situe bien la postérité du diariste genevois. images-4.jpeg
    J'aimerais citer encore le beau livre de Jean Vuilleumier, Le Complexe d'Amiel*** qui montre la filiation romande du diariste genevois, de Jean-Pierre Monnier à Yves Velan, de Jacques Chessex à Monique Laederach.

    Un dernier mot sur deux livres importants qui célèbrent la mémoire d'Amiel (né il y a tout juste deux cents ans). images-2.jpegLe premier imagine les derniers jours de Henri-Frédéric (dit Fritz) restitués par la plume brillante et acérée de Roland Jaccard, fan de la première heure (Les derniers jours d'Amiel****). Le second est un numéro spécial de la revue Les moments littéraires***** sous la direction de l'excellent Jean-François Duval qui en signe la préface lumineuse. On y retrouve  des écrivains romands de talent comme Anne Brécart, Corinne Desarzens, Gustave Roud, Jean-Bernard Vuillème et Luc Weibel, entre autres.

    Les amateurs de journaux intimes ont encore du pain sur la planche !

    * Corinne Chaponnière, Seule une valse (les souffrances du jeune Amiel), Slatkine, 2021).

    ** Luc Weibel, Les petits frères d'Amiel, Zoé, 1997.

    *** Jean Vuilleumier, Le Complexe d'Amiel, essai, l'Âge d'Homme, 1985.

    **** Roland Jaccard, Les Derniers jours de Henri-Frédéric Amiel, édition Serge Safran, 2018.

    ***** Amiel et Compagnie, Les Moments littéraires, 2020.