Dissertations inclusives (06/05/2021)

Par Pierre Béguin

Dans trois semaines commencent les examens de maturité. Par tradition – et pour des raisons évidentes de temps de correction – la dissertation française ouvre le bal. C’est un exercice difficile et redouté…

J’ai entendu un jour une jeune militante en colère – une jeune militante est, par définition et par nature, toujours en colère – clamer haut et fort qu’il faudrait imposer le langage épicène à la littérature. Diable!

Que deviendraient les sujets de dissertation? Imaginons quelques exemples (je vous fais grâce des énoncés et autres recommandations d’usage):

1. Chaque lecteur.trice est quand il.elle lit le.la propre lecteur.trice de lui.elle-même.      (Marcel Proust)

2. Le.la fou.folle, l’amoureux.se et le.la poète.sse sont tous.tes fait.es d’imagination.      (William Shakespeare)

3. Borné.e dans sa nature, infini.e dans ses vœux, l’homme.la femme est un Dieu.une Déesse tombé.e qui se souvient des cieux.    (Alphonse de Lamartine)

4. Le.la poète.sse doit être un.e professeur.e d’espérance.             (Jean Giono)

5. Celui.celle qui se connaît est seul.e maître.sse de soi.                (Pierre de Ronsard)

Arrêtons-là le massacre! De difficile et redouté, l’exercice de dissertation, dont la rédaction devrait alors satisfaire aux règles absconses du langage inclusif, deviendrait tout simplement impossible. De quoi questionner sous un autre angle cette célèbre citation d’Antonin Arthaud: «Tout vrai langage est incompréhensible».

C’est en lisant le dernier – et excellent – livre de Christophe Gaillard, La glorieuse imposture, qui raconte le séjour du poète André Chénier à Saint-Lazare avant son exécution à la guillotine, le 25 juillet 1794, que m’est revenu en mémoire, par antithèse, la déclaration de cette jeune militante. Et plus spécialement ce passage, que je ne résiste pas à citer intégralement, où le personnage de Chénier parle d’un texte de Malherbe (Les larmes de Saint-Pierre) qu’il avait abondamment annoté:

«Mon idée était moins de montrer le mystère humain et religieux qui s’y jouait, et m’intéressait alors peu, que de dévoiler le drame spirituel qui nous crucifiait tous lorsque la foi dans notre langue était abjurée comme une vieille croyance. Mal parler nous souillait. Une faute de langue restait une faute et il n’y avait pas de combat plus âpre pour un poète que de supprimer toute parole fautive. Malherbe montrait combien il connaissait notre langue et était né à notre poésie. Son oreille, pure et délicate dans le choix des syllabes, voulait qu’elles pussent s’enchaîner sans le moindre heurt et couler dans la voix. Il les voulait sonores, musicales, harmonieuses. S’il renie ses rêves de perfection, un poète trahit sa muse, sa vocation, ses lecteurs, son pays. Dante n’avait-il pas voué aux enfers un écrivain coupable d’impiété envers sa langue natale

Pauvre Malherbe, lui qui fut à l’origine de la mode du classicisme, s’il savait ce qu’est devenu l'objet de son adoration! Je reste toujours stupéfait de constater que la majorité des lecteurs va directement au sens sans passer par la forme. La plupart ne verraient pas de différence entre le style de Rousseau et celui d’un jeune auteur à la mode, et de toute façon ils s’en moquent. Et quand on sait que 90 % des gens ne lisent pas, ou très peu!

Chacun admettra, à commencer par celles et ceux qui exigent, pour le moins, l’application du langage inclusif dans la sphère administrative, que la bonne maîtrise de la langue est essentielle dans le développement individuel comme dans les rapports à autrui, dans la bonne marche de la démocratie comme dans celle de l’instruction, et j’en passe. Personne ne va me démentir sur ce point. Et pourtant, il est des personnes instruites, des universitaires, des politiciens – surtout des politiciennes – qui se font les porte-drapeaux, par opportunisme ou conviction, de cet immonde baragouin susceptible de contaminer la langue plus sûrement que n’importe quel virus. Décidément, notre époque a l’art d’exercer ses urgences sur des points qui ne le sont pas forcément, et ses délires sur des points vitaux à son bon fonctionnement. Et quand on perd de vue l’essentiel...

Allez! Après bien des blessures, ne reste plus au français que de recevoir le coup de grâce: l’obligation du langage inclusif. A quand des directives du DIP pour des dissertations en écriture épicène?

 

Christophe Gaillard, La glorieuse imposture, Editions de l’Aire, 2021.

 

 

 

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