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Blogres - Page 12

  • Rhinocérite

    Par Pierre Béguin

     «Rien n’est aussi dangereux que la certitude d’avoir raison»

                         (François Jacob, médecin et biologiste français)

    Le bon sens commun et la raison subissent depuis quelques années une période d’hystéries galopantes qui, à l’image de l’inquisition, multiplie les chasses aux sorcières, les anathèmes, les bûchers, allant, par exemple, jusqu’à remettre au goût du jour les indulgences en incitant le citoyen qui veut se donner bonne conscience à payer volontairement une taxe CO2 pour acheter sa rédemption en termes de bilan soi-disant écologiquement neutre.

    Comment des dizaines de millions de personnes prétendument saines d’esprit peuvent-elles alimenter de tels délires?

    rhinocérite.jpgCette question lancinante me renvoie sans cesse à cette pièce d’Eugène Ionesco, Rhinocéros (1960), qui décrit la transformation inéluctable de toute une société composée d’individus libres en une masse grégaire, instinctive et brutale, passant de la diversité humaine à l’uniformité animale.

    Ainsi le premier acte montre-t-il des personnages occupés à parler et à échanger des signes innombrables. La parole humaine domine alors sous toutes ses formes: conversations amicales, disputes, démonstrations logiques, débats contradictoires, cris, langage affectif…

    L’apparition des rhinocéros entraîne la disparition progressive de cette diversité au profit d’une pauvreté langagière réduite, à la fin de la pièce, au monologue de Bérenger – l’unique résistant ayant gardé forme humaine – et aux barrissements hégémoniques des monstres, dans ce qui n’est même plus un dialogue de sourds.

    Parmi tous les symptômes de rhinocérite qui annoncent la transformation d’un personnage en pachyderme bicornu, s’il est d’Afrique – la pièce identifie cette gigantesque métamorphose à une forme d’épidémie (La Peste de Camus fut publiée 13 ans plus tôt) – figure en première ligne les attaques personnelles: le discours totalitaire n’argumente pas, il dévalue l’autre dans sa personne pour mieux déprécier ses arguments, n’en ayant en réalité aucun de fiable à lui opposer. Ainsi l’unique résistant Bérenger, le dérangé, se voit-il systématiquement renvoyé à sa tendance marquée à l’alcoolisme chaque fois qu’il essaye d’argumenter.

    Visionnaire Ionesco! Près de soixante ans plus tard, son allégorie s’incarne dans des rôles bien déterminés. Aujourd’hui, il ne fait pas bon être un mâle blanc, hétéro, de surcroît climato-sceptique. Si encore on pouvait faire admettre l’idée qu’on peut être très préoccupé d’environnement tout en doutant du bien-fondé des théories réchauffistes, cela sans se voir traité de sale négationniste à la solde d’Exxon Mobile… Mais quand une vague idéologique est parvenue à faire croire, sous couvert de science, que le passage dans l’atmosphère de 3 à 4 particules de CO2 sur 10’000* depuis le début de l’ère industriel était de nature à modifier radicalement le climat, toute nuance relève d’une mission impossible – Il est vrai que cette «idéologie» permet, de manière très pragmatique, de lever des taxes CO2 visant à compenser les cadeaux fiscaux accordés aux entreprises, ceci expliquant cela. De même, peut-on encore souligner les visées hégémoniques de certains dogmes qui nient radicalement les réalités les plus élémentaires sans se voir taxer de facto de vieux macho réactionnaire aigri à haut potentiel de prédation…

    Restent-ils dans cette effervescence de croyances délirantes des penseurs, des scientifiques, des politiciens, des journalistes, des professeurs prêts à élever les digues de la raison et du bon sens contre ce raz-de-marée idéologique? Ou n’existe-t-il plus que des hordes de rhinocéros illustrant à la perfection, et sans même en avoir conscience, la loi de Brandolini*?

    Certes, à l’image de n’importe quelle mode, ces délires vont rapidement s’étioler, et celles et ceux qui les auront activement alimentés ne se souviendront même plus d’y avoir adhéré. A l’image de l’hystérie «Balance ton porc» qui s’est essoufflée depuis que ses têtes (non) pensantes ont été prises en flagrant délit de tartuferie. Il n’empêche, tout cyclone laisse sur son passage des stigmates, pour certains indélébiles. En attendant le prochain cyclone…

    Bérenger, mon ami, mon frère! Moi qui, pourtant, ne bois pratiquement pas une goutte d’alcool, je te comprends si bien…

    La pire des bêtises est toujours celle des moutons… ou des rhinocéros.

     

    * «Le CO2 est un gaz présent dans l’atmosphère à l’état de traces, en quantité minuscule. Durant les 150 dernières années, sa concentration est passée de 3 molécules pour dix-mille molécules d’air à 4 molécules pour dix-mille molécules d’air, soit une molécule de CO2 de plus pour 10’000 molécules d’air, une sur dix-mille (François Gervais, professeur émérite de physique et de science des matériaux à l'Université de Tours, médaillé du CNRS en thermodynamique)

     

    * Du programmeur italien Alberto Brandolini, la loi de Brandolini est un aphorisme soutenant l’idée de l’asymétrie du bullshit: «la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter du bullshit est un degré de magnitude plus grande que celle nécessaire pour le produire».

    Autrement dit, affirmez n’importe quoi sur les réseaux sociaux et sa répétition se métamorphosera en vérité difficile à contester, à plus forte raison si les médias et les politiques s’en font l’écho... et si des adolescents la répercutent en hurlant qu’on leur a volé leur jeunesse.

    De la rhinocérite, je vous dis!

     

  • Eloge des fantômes

    Par Pierre Béguin

     

    Mon cher Jean-Michel,

    JMO.jpgJe viens de terminer avec ravissement la lecture de ton dernier livre, ces treize histoires de fantômes – portraits de personnes rencontrées et aimées – dont tu prétends à juste titre qu’il ne faut pas les trahir car «ce sont les seuls à savoir qui nous sommes». Avec ravissement, oui, car ces fantômes que tu ressuscites, d’une certaine manière, ce sont aussi les miens.

    Quand, à la faculté des Lettres, Roger Dragonetti, le dos courbé, pénétrait dans la salle, «qu’il s’installait sans un mot, sortait de sa serviette une liasse de notes qu’il déployait en éventail devant lui», j’y étais. Ce moment crucial, «ce suspens qui précédait sa parole», quand «il semblait chercher son souffle, comme un plongeur en eaux profondes», «ce brusque appel d’air, ce sentiment de vide, cette sorte de vertige» je l’ai ressenti comme toi. Et sa parole qui, souvent, retournait au silence «pour s’y abreuver», cette parole qui «trébuchait» parfois – souviens-toi des incontournables «comment dirais-je? comment dirais-je?» ou de son expression favorite «encore toujours» – me fascinait autant qu’elle t’a fasciné.

    Et que dire de Michel Butor? Ce séminaire qu’il tenait sur Raymond Roussel et que ta petite bande de Brigades rouges en herbe – le groupe Argo, je crois – avait perturbé, j’y étais aussi. Mais – te l’avouerais-je 40 ans plus tard? – je n’éprouvais alors qu’un mépris condescendant pour ce commando un brin grotesque qui me semblait animer par une sotte vanité (existe-t-il des vanités intelligentes?) et, surtout, par une manière ridicule d’impressionner les étudiantes en prenant un professeur et son cours en otage. Car ce que tu ne mentionnes pas dans ton portrait de Butor, et pour cause, c’est que vous aviez perturbé d’autres séminaires (je me souviens notamment d’un séminaire sur Les Champs magnétiques et l’écriture automatique). Peu importe. La distance et l’ironie que tu portes maintenant sur l’étudiant que tu étais alors font tout le sel de ce portrait de Michel Butor et la jouissance que le lecteur peut éprouver à son évocation.

    N’oublions pas Jacques Derrida. L’effervescence un peu infantile que suscitait chez certain(e)s étudiant(e)s la venue à l’Université de Genève du grand gourou des 60’s et 70’s, «ce Richard Gere en plus méditerranéen». Ces virées avec Derrida au Bagdad parmi les buveurs solitaires et les prostituées, je n’y étais pas (je hantais alors le dancing universitaire et le Bar à whisky) mais, à te lire, je le regrette, tant l’évocation d’un Derrida noceur le montre sous une face aussi truculente qu’inattendue. Il me revient néanmoins en mémoire les mots d’un de tes camarades «Argo» qui se vantait à la ronde d’avoir, en tant que conducteur, frôlé un accident qui aurait pu se révéler fatal pour le grand gourou qu’il transportait sur la banquette arrière. On avait les gloires qu’on pouvait…

    Que dire encore de Louis Aragon que, contrairement à toi, je n’ai pas eu la chance de rencontrer, mais qui reste un de mes proches fantômes (curieusement je le lisais dans le métro de Londres, tout comme toi, durant la période de mes études anglaise)? Et des autres que tu ressuscites, dont les trajectoires n’ont jamais croisé la mienne et qui me semblent pourtant familières?

    Mais le portrait le plus évocateur, le plus émouvant, celui qui m’a le plus remué, est celui d’une personne – si j’en supposais logiquement l’existence – dont j’ignorais tout jusqu’au prénom: ton père.

    Tel que tu le décris, il semble finalement si semblable au mien. Les silences, la difficulté à communiquer, les punitions même, le redoutable martinet. Comme toi, j’ai connu tout cela. Ce passage – mais n’importe lequel aurait fait l’affaire – j’aurais pu l’écrire, avec cette nuance que j’étais moins bavard que toi: « Le dimanche, autour du poulet rituel, j’endosse à nouveau le costume du singe savant. Je parle de mes lectures, de mes rencontres. Je cite des noms que personne ne connaît. J’ai l’impression de parler une langue étrangère. Entre deux silences, je recherche un terrain d’entente. La politique? Trop périlleux. Le football? Plus d’actualité. La pluie et le beau temps? On peut enfin partager quelque chose».

    Je comprends bien, à lire ce portrait de ton père, que ce qui peut nous rapprocher, davantage encore que nos fantômes universitaires communs, c’est la perception de nos figures parentales. Notre véritable patrie, ce sont nos parents.

    Puissent de nombreux lecteurs se reconnaître, comme je me suis reconnu, dans l’évocation de tes fantômes!

    Amicalement.

    Pierre.

     

    Jean-Michel Olivier, Eloge des fantômes, éd. L’Age d’Homme, 2019.

     

     

     

     

     

  • Eric Neuhoff, Prix Renaudot essai 2019

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown.jpegLe cinéma a toujours été un plaisir solitaire, mais un plaisir solitaire collectif. On y allait le samedi soir en famille ou dans l'après-midi avec son amoureuse. Les salles étaient pleines. Elles rassemblaient une communauté de solitaires (et de silencieux). Elles ne sentaient pas le pop-corn. On ne vous assignait pas une place numérotée…

    Et chaque semaine, il y avait un nouveau chef-d'œuvre. Un spasme d'émotion.

    Le nouveau Fellini. Le nouveau Truffaut. Le nouveau Woody Allen. Le nouveau Sautet ! Le nouveau Godard ! Le nouveau Kubrick ! Quelle époque !

    Oui, mais ça c'était autrefois, quand le cinéma (français) était encore vivant.

    Aujourd'hui, à l'époque des Ch'tis et des Tuche 3, qu'en est-il des jeunes réalisateurs ? « Cette génération a une fâcheuse tendance à insister sur le côté emmerdant. Quelque chose a été détruit au royaume du 7ème art. Comme ces réalisateurs sont compassés, hésitants, maladroits ! Ce sont des cérébraux. Ils se tiennent le front entre les mains. Comme ils souffrent ! On ne se doute pas du mal qu'ils se donnent. Évidemment : ils ne sont pas faits pour ça. »

    Dans son dernier pamphlet, (Très) cher cinéma français*, le journaliste et écrivain Éric Neuhoff n'y va pas avec le dos de la cuillère. Et il a bien raison.

    shopping.jpeg« Leur but devrait être de mettre le cinéma à feu et à sang. Mais non, ils rêvent d'avoir la couvertures des Inrocks. Ce sont de grands sensibles, des écorchés vifs. Il ne faut pas compter sur eux pour nous dévoiler de grands pans mystérieux d'un monde inconnu. Tout cela ne semble pas fait pour durer. Sous nos yeux, l'art déguerpit des écrans sans demander son reste. Nous assistons, impuissants, à cette désertion. Grosses comédies, drames psychologiques raplapla, polars verbeux, voilà le programme. »

    Où sont passés les Trintignant, les Maurice Ronet, les Belmondo ? Et, du côté des dames, Johanna Shimkus, Jeanne Moreau, BB ? Il nous reste, c'est vrai, Catherine Deneuve et Isabelle Huppert (Neuhoff lui taille un costard de première!). Mais où sont les garces irrésistibles et fêlées d'autrefois (Garbo, Dietrich, Betty Davis, Marilyn) ?  

    Pour Éric Neuhoff, le cinéma, c'était bien mieux avant. On peut difficilement le contredire. Qui se souvient du nom d'un réalisateur français d'aujourd'hui ? Personne. Les acteurs, comme les réalisateurs, sont devenus interchangeables.

    « De profundis le cinéma français. On ne peut même pas lui accoler le doux, le beau nom de divertissement. Il était un art forain, il s'est transformé en cours du soir. On y bâille ferme. La distraction est bannie. Rigolos, s'abstenir. » 

    On le voit : Neuhoff est drôle, excessif, injuste. Son livre est un régal de cruauté. Aucun jeune cinéaste ne trouve grâce à ses yeux.

    Aucun ? Non. Il reste Arnaud Desplechin, le génial réalisateur de Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle), ou encore Rois et Reine, ou encore Conte d'hiver. Unknown-1.jpegOu, dernièrement, Roubaix, une lumière, un des plus grands films que j'ai vus cette année. Neuhoff sauve Desplechin du carnage. Et il a bien raison. Avec lui, le cinéma retrouve ses lettres de noblesse, surprend, bouleverse. (Photo : Arnaud Deplechin avec les deux héroïnes de son film, Léa Seydoux et Sara Forestier)

    Bref, il faut lire ce livre décapant et bienvenu, qui dresse une état des lieux assez sombre du cinéma français, le cinéma le plus subventionné au monde, envahi, désormais, par les « faits de société », les modes vite démodées, les scénarios faciles et les dialogues débiles. 

    Il est important de savoir que cela n'a pas toujours été comme ça!

    * Éric Neuhoff, (Très) cher cinéma français, Albin Michel, 2019.

  • Nuits hantées (Frédéric Lamoth)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegAprès plusieurs romans, tous parus chez Bernard Campiche, Frédéric Lamoth (né en 1975 à Vevey) nous donne Le Cristal de nos nuits*, un recueil de nouvelles qui tournent toutes autour du thème de la mémoire (c'est d'ailleurs le sous-titre du livre). Le titre, bien sûr, fait référence à la terrible Nuit de cristal (du 9 au 10 novembre 1938), pendant laquelle éclatèrent, en Allemagne comme en Autriche, les pogroms anti-juifs. 

    C'est sur cet arrière-fond guerrier que se déploient les nouvelles de Lamoth. On ne se situe pas en Allemagne, ici, ni en Autriche, mais en Suisse, pays miraculeusement épargné par la guerre. Des Allemands s'y sont réfugiés, comme des soldats américains obligés d'atterrir en urgence. Lamoth esquisse leur histoire, suggère leurs rêves, ressuscite leurs fantômes. Il y a, dans ces textes superbement écrits, un parfum entêtant de nostalgie — de mauvaise conscience aussi : alors que l'Europe entière est à feu et à sang, la vie en Suisse paraît bien paisible, et presque fade.

    « Il me semble aujourd'hui encore que cette partie de ma mémoire est comme une grande maison hantée. Une pension de fantômes qui ne trouvent pas le sommeil. Ceux qui peut-être n'ont jamais existé ou qui, du moins, n'auront laissé aucune preuve de leur existence. »

    Unknown.jpegDe longueur variable, ces nouvelles, qui semblent reliées entre elles par le mystère du rêve ou de l'insomnie, célèbrent chacune une disparition, une mort violente (et gardée secrète), un suicide ou un exil. Elles donnent la parole à des êtres anonymes. Elles tournent autour d'un drame silencieux.

    La plus aboutie est la plus longue, et la dernière, me semble-t-il, qui raconte le destin d'un trio amoureux de la musique de Schubert. L'évocation de leur complicité, faite de connivence et de pudeur, est très réussie, comme l'évocation des grands Kappelmeister Furtwängler ou Karajan. La nostalgie y est aussi présente que dans les chansons du Voyage d'hiver. Les personnages sont attachants et bien cernés. Lamoth a besoin d'espace et de longueur pour déployer tout son talent.

    Une réussite, donc, que ce Cristal de nos nuit, même si le tout me semble un peu décousu, et quelquefois trop empreint de mauvaise conscience.

    * Frédéric Lamoth, Le Cristal de nos nuits, mémoires, Bernard Campiche éditeur, 2019.

  • Transition climatique vs transition numérique

    Par Pierre Béguin

    Transition climatique versus transition numérique… ou les aberrations de DIP. Jugez-en!

    Transition climatique: le DIP s’achète une bonne conscience. Terminés les échanges linguistiques et autres voyages d’études ou de maturité en vol low cost. Dorénavant, tout pour le train! Personnellement, je cautionne, ne prenant l’avion que le plus rarement possible et sous l’unique contrainte de la distance.

    Transition numérique: le DIP, par la voix de sa cheffe Anne Emery Torracinta, demande au Grand Conseil l’acceptation de deux projets de loi de 10 millions* chacun pour équiper les écoles primaires de tablettes numériques, renouvelables dans 4 ans. Comme si les heures que nos enfants passent sur leur portable ou leur tablette sitôt sortis de l’école n’était pas déjà en soi un problème! Comme si la baisse du niveau de lecture et de compréhension de la langue maternelle n’était pas aussi un possible dommage collatéral de l’excès d’internet! Mais bon, pour accrocher le train de la modernité, quelle connerie le DIP ne se permettrait pas?

    Quel lien entre ces deux informations, me direz-vous ?

    Ce lien, c’est un professeur honoraire de l’EPFL, Joseph Tarradellas, qui nous le donne dans un article paru ce vendredi 11 octobre dans Le Temps. Je cite les passages qui nous intéressent plus particulièrement:

    «Selon le think tank The Shift Project, internet représente aujourd’hui 4% des émissions mondiales de CO2, contre 2,8% pour le transport aérien. Or, d’après le cabinet Sandvine, en 2020 le streaming et les jeux en ligne devraient représenter 80% du trafic internet, c’est-à-dire 3,2% des émissions mondiales de CO2, soit 14% de plus que le trafic aérien. Ce qui risque bien d’augmenter à l’avenir car la croissance du streaming et des jeux en ligne est de 9% par an contre 6% pour le trafic aérien

    Et notre professeur d’ajouter qu’en 2018 le streaming vidéo a été responsable d’autant d’émissions de CO2 qu’un pays comme l’Espagne, précisant qu’une personne «ayant écouté de la musique en streaming à raison d’une heure par jour aurait engendré, au bout d’une année, une pollution équivalente à celle attribuée à un passager ayant effectué sept tours du monde en avion».

    Incroyable! Ma fille cadette, à fin décembre, aura donc engendré, en dépit d'une féroce opposition parentale, l'équivalence énergétique de quatorze tour du monde en avion en 2019...

    Conclusion?

    1. La suppression des voyages en avion dans le cadre scolaire, c’est bien. Mais elle n’est qu’une opération «vitrine» sinon vaine, du moins dérisoire lorsque, en parallèle, on équipe nos élèves, sous prétexte de transition numérique nécessaire, d’appareils bien plus gourmands en énergie et en métaux rares – métaux dont l’extraction produit des ravages tant écologique qu’humain, en Chine tout particulièrement (cf. l’ouvrage de Guillaume Pitron: La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, LLL, 2018).
    2. Nos politiques – et leurs professions de foi avant les élections du 20 octobre en est une parfaite illustration – suivent, par opportunisme ou par bêtise, une pensée unique qui balaie tout point de vue critique, les conduisant à faire tout de travers lors même qu’ils proclament suivre la voie du bien.
    3. En conséquence, on fait politiquement et économiquement tout et n’importe quoi, polluant ici sous prétexte de protéger là, sanctifiant l’électricité sans se demander comment on va faire face à une demande de plus en plus boulimique – que le renouvelable, on le sait, n’arrivera pas à satisfaire –, augmentant le prix de l’essence tout en faisant exploser le numérique vorace en terres rares et en énergie.
    4. Le pourquoi de cette cacophonie? La précipitation irréfléchie dans le sens d’un vent (d’un ouragan) dominant; la défense opportuniste d’une idéologie en lieu et place de la réflexion exigeante; la caution béate d’une véritable Inquisition scientifico-médiatique quand il faudrait défendre la discussion démocratique et la pensée critique.
    5. Dans nos écoles, justement, nos élèves n’apprennent plus à penser mais ce qu’il faut penser – si tant est que la bien-pensance soit une pensée – subissant parfois, dans certains cours – j’en ai eu la preuve avec mes filles –, ce qu’on pourrait appeler un lavage de cerveau à la sauce Greta. Et là encore, au lieu de dénoncer l’exploitation éhontée de la jeune autiste par des activistes et une startup «désintéressés», notre inclusif «Département de la jeunesse» félicite cette GretherJugend qui sèche les cours pour défiler dans les rues.
    6. Quant à émettre le moindre doute – à la suite de nombreux scientifiques liquidés au nom du dogme – sur le grand méchant CO2 responsable de tous les maux, c’est se voir immédiatement taxé d’ignoble capitaliste conservateur à la solde de BP ou d’Exxonmobil.

    On vit décidément en Occident, depuis quelques années, une des périodes les plus délirantes – et les plus inquiétantes – depuis la montée du nazisme et la dernière guerre…

    Mais je m’arrêterai là. Pousser plus en avant la réflexion nous emmènerait trop loin. Les sottises du DIP suffiront largement pour aujourd’hui.

     

    Un premier crédit d'investissement de 10'282'000 francs, destiné à équiper les établissements de l'enseignement primaire et spécialisé de 16'900 tablettes ou équipements mobiles équivalents pour les élèves. Un second crédit d'investissement de 10'642'000 francs, destiné à équiper les établissements de l'enseignement secondaire I et II d'un réseau sans fil et de lots de tablettes ou d'équipements mobiles équivalents

  • Jacques Chessex (1934-2009) : dix ans déjà

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegIl y a dix ans, le 9 octobre 2009, disparaissait Jacques Chessex (né en 1934 à Payerne), le plus grand écrivains suisse romand depuis Ramuz. C'était un ami, un sage, un fou, ombrageux, généreux, injuste, bavard, unique. Je lui rends hommage dans mon dernier livre, Éloge des fantômes (L'Âge d'Homme, 2019) en racontant vingt ans d'amitié profonde et tumultueuse. En voici un extrait.

    « Aujourd'hui, nous nous tenons devant ta bibliothèque.

    Rayonnages blancs immaculés qui courent dans toutes les pièces de la maison. Rien ne dépasse. Rien ne viole l'alphabet silencieux. Tu aimes sentir autour de toi ces remparts de cuir et de papier. Ces livres inachevés, inaudibles, imparfaits. Tu tends l'oreille au murmure des fantômes.

    Tant de vies ! Tant de bonnes intentions ! Une Babel de prières adressées au Ciel vide…

    « Nous vivons dans la compagnie des fantômes. Ils sont partout. Bien plus nombreux que les vivants. Ils nous surveillent. Ils nous guettent… »

    Tu prends un livre au hasard. Georges Borgeaud. Nous sommes dans le domaine romand — un peuple de fantômes que tu connais bien, avec lequel tu entretiens des « ressemblances de fibre et d'âme », et pour qui tu as écrit Les Saintes Écritures (tu aimes écrire sur les autres, à une époque où les écrivains sont surtout préoccupés d'eux-mêmes). Tu feuillettes le livre que tu as dans les mains.

    « Comme moi, Borgeaud habite en face d'un cimetière. Lui, c'est le cimetière Montparnasse. Un immense cimetière. Des tombes blanches à perte de vue. Il croit qu'après la mort, nous nous retrouverons tous ensemble dans un jardin enchanté en train de psalmodier des cantiques venus de l'enfance. La vie, chez lui, nie la mort. Pour moi, c'est le contraire. La mort est extinction, grincement, pourriture, prison perpétuelle. Impossible de se réjouir, ni d'y échapper. »

    images.jpegCe jour-là, nous sommes seuls dans la grande maison, seul avec les fantômes. Tu es en veine de confidences. Ce n'est plus Jacques le Fou, mais Jacques le Sage qui est en face de moi. Est-ce un masque ? Toi qui es un Vaudois pure laine (de Montreux par ton père ; de Vallorbe par ta mère), attaché à ta terre, aux pâturages, aux sapins noirs des forêts du Jorat, tu aurais pu vivre à Paris, y faire fortune et y tenir boutique. Tu connais le milieu littéraire comme nul autre en Suisse romande. Ses intrigues. Ses rancunes. Ses ambitions. Et tu te vantes d'avoir été l'ami de tel écrivain millionnaire pendant un jour !

    « Toute une journée ! Tu te rends compte ? Hélas, le soir j'ai ouvert l'un de ses livres… »

    On te reproche souvent d'adopter une posture : celle du grand écrivain. Ou plutôt du grantécrivain, comme l'écrit Dominique Noguez. Et c'est vrai que tu aimes à jouer les ermites sentencieux. Les donneurs de leçons. Par exemple, tu ne souris jamais sur les photographies (et tu ordonnes aux photographes de détruire les images où, par accident, tu esquisses un sourire). Avec le temps, tu as sculpté patiemment ta statue : le morse de Ropraz, comme disait un journaliste impertinent. J'ai l'impression souvent que tu prends une pose étudiée, que tu te transformes en fantôme immobile et muet ou en statue de marbre.

    Larvatus prodeo, disait Descartes.

    Un écrivain s'avance toujours masqué.

    Tu as passé ta vie à arracher les masques, les tiens et les masques des autres, à dénoncer les imposteurs.

    Mais sous le masque, le visage est voilé. Et les traits ne sont jamais purs. Il faut creuser la chair jusqu'à l'os. « Tout lui est bon pour arracher son semblable à ses langages de bois, écrit Pierre-Olivier Walzer, à ses traces errantes et à sa pesanteur mortelle. »

    © photo : Patrick Gilliéron Lopreno

    © dessin : Étienne Délessert

    * Jean-Michel Olivier, Éloge des fantômes, portraits, L'Âge d'homme, 2019.

  • Hommage à Marie Gaulis (1965-2019)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown.jpegC'est avec stupeur et tristesse que je viens d'apprendre la disparition de Marie Gaulis, née en 1965 à Thonon, et décédée à La Chaux-de-Fonds le 19 septembre. C'était une femme vive et talentueuse, grande spécialiste de la Grèce, auteur de plusieurs livres brillants, publiés par les éditions Zoé. Fille de Louis Gaulis, grand voyageur et auteur de théâtre, elle a marqué la littérature romande de sa poésie et de son ironie douce. Elle nous manquera beaucoup.

    Je reproduis un article que j'avais consacré au premier livre de Marie Gaulis, Ligne imaginaire, publiée par Métropolis en 1999.


    Unknown-1.jpegQuand un nouveau talent surgit en Suisse romande, on a tendance à l'étouffer sous les références prestigieuses ou les rameaux d'un héritage lourd à porter (un père aventurier, écrivain et homme de théâtre ; une mère artiste-peintre). Pourtant Marie Gaulis, dont le talent éclate dans Ligne imaginaire*, un premier recueil de récits poétiques, ne doit rien à personne…
    Après une enfance itinérante, Marie Gaulis (née en 1965 à Thonon) entreprend des études de Lettres à Genève, se passionne pour le grec ancien, puis se lance, avec succès, dans une thèse qu'elle achèvera quelques années plus tard. Parallèlement à ses études « classiques », elle ne cesse d'écrire : des poèmes (publiés à l'Aire en 1993 sous le titre Le Fil d'Ariane), des textes courts et même une pièce de théâtre (qui devrait intéresser les metteurs en scène, car elle est excellente).
    Pour entrer dans Ligne imaginaire, il faut s'abandonner à la musique de la langue, laisser agir un charme à la fois singulier et très puissant qui vous mène au cœur du secret, là où l'on touche peut-être « au plus silencieux de soi, au plus innommable ». C'est ainsi que commence le beau livre de Marie Gaulis : par une invitation à la sieste, ce moment rare de la journée où affleurent, dans un demi-sommeil, les visages oubliés, les paysages lointains, les rencontres furtives (peut-être simplement rêvées), les cris, les peurs, les jardins de l'enfance. Autant d'images, saisies au seuil de la conscience, qui se révèlent riches en expériences, en sensations, en moments de grâce pure.
    Ainsi l'étrange cérémonial du thé qui marque une pause au cœur du temps et réunit, en un instant fugace, mais précieux, les membres d'une famille dispersée. Sous l'écorce des mots, Marie Gaulis nous restitue avec bonheur ces moments de partage et d'angoisse, d'amour et d'espérance, qui portent en eux, déjà, le germe de la séparation, « insoutenable, mais nécessaire ».
    Unknown-2.jpegAu fil du livre, les visages défilent, tantôt comme des fantômes, tantôt comme des masques, toujours comme des énigmes. C'est à la fin seulement qu'apparaît, comme un mystère central, le visage du père adoré, indissociable des autres membres de la famille, mais « saisi dans le fier et tendre bastion de sa solitude ». C'est la force de cette Ligne imaginaire que de sonder ainsi les visages les plus proches (les plus apparemment familiers) pour déchiffrer sans cesse sa propre énigme.

    * Marie Gaulis, Ligne imaginaire, éditions Métropolis, 1999.

  • Julien Sansonnens, Prix Rod 2019

    Le samedi 14 septembre, à 11 heures, à la Fondation de l'Estrée, à Ropraz, on fêtera les vingt-trois ans du Prix Édouard-Rod. Ce Prix littéraire — un des rares et des plus importants en Suisse romande — a été fondé en 1996 par Jacques Chessex. Il vise à promouvoir le travail d’écrivains de qualité. Il peut récompenser soit une écriture neuve et inventive, à travers une première œuvre forte, soit une œuvre déjà confirmée, mais de haute exigence.

    images-1.jpegCette année, le Prix Rod récompense un roman de Julien Sansonnens (né en 1979), L'Enfant aux étoiles (éditions de l'Aire). Inspiré par le tristement célèbre massacre de l'Ordre du Temple Solaire, ce roman est une enquête minutieuse et sans compromis sur cet épisode toujours énigmatique de notre histoire. Avec finesse et précision, Sansonnens sonde l'âme des victimes de cette sombre affaire (en particulier « l'enfant cosmique », fille de Jo di Mambro, assassinée à Salvan) qui défraya la chronique en 1994 et 1995 (voir ici l'émission Zone d'ombre de la RTS consacrée à l'OTS).

    A l'Estrée, à Ropraz VD), les festivités commenceront à 11 heures.

    L'entrée est libre.

    Venez nombreux !

  • Yann Moix, mendiant ou imposteur ?

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    par Jean-Michel Olivier

    En France, c'est l'heure de la rentrée, qui est surtout littéraire. Pour s'extraire des 450 nouveaux romans à paraître — un véritable tsunami — il faut lancer une polémique. À ce jeu-là, les Parisiens sont les plus forts. On oublie vite les livres pour se focaliser sur celle ou celui ou qui l'a écrit.

    Après Amélie Nothomb, qui se prend pour le Christ, dans un roman aussi vite lu qu'oublié, Soif*, il y a donc l'ancien trublion d'On n'est pas couché, Yann Moix, ami des puissants et habitué des plateaux télé. Il règle ses comptes, dans son dernier « roman », Orléans**, avec sa famille et l'institution scolaire, qu'il exècre. C 'est violent, rageur, emphatique, bouffi de prétention. Il décrit avec force détail les divers épisodes d'une enfance maltraitée — et ce n'est pas beau à voir. Son père le battait, sa mère pratiquait sur lui toute sorte de tortures plus ou moins raffinées, ses institutrices le harcelaient et ne le comprenaient pas. C'est une enfance martyre que décrit Yann Moix. Et l'on ne peut éprouver que de la révolte et de la compassion pour cet enfant victime de tant de sévices.

    Unknown.pngMais, bien sûr, c'est un roman. Autrement dit, pas une confession ou un document qui se veut réaliste, mais une mise en scène d'un moment particulier de la vie du narrateur. Lequel distribue avec talent (et une belle dose de cynisme) les rôles à jouer : le père violent, la mère tortionnaire, l'institutrice insensible au génie de son jeune élève, etc. Et, au centre de cette tragi-comédie, l'enfant maltraité et incompris, qui prend les coups, mais tient le plus beau rôle : celui du martyr — autrement dit, du Christ. C'est le Christ outragé, humilié, torturé, qui parle ici pour dire la violence et la haine qui l'habitent. 

    Encore un effort, Yann ! La crucifixion n'est pas loin…

    Cette posture victimaire, Moix la maîtrise à la perfection. Il l'a encore jouée samedi dernier dans On n'est pas couché. Invité par son ami Laurent Ruquier, il a joué la contrition, l'émotion au bord des larmes, le mea culpa, l'autoflagellation. Unknown-1.jpegIl faut dire qu'il devait répondre de quelques dessins abjects parus il y a vingt ans. Pour une pauvre victime de maltraitante, ça fait beaucoup…

    Qu'à cela ne tienne ! Moix, qui connaît les ficelles du métier, a su retourner la situation à son avantage : s'il a été antisémite, s'il a baigné dans les eaux glauques de Faurisson et consorts, ce n'est pas de sa faute, c'est à cause de son enfance maltraitée !

    L'enfant martyr est d'abord victime de ses parents : c'est pourquoi il a cédé aux sirènes de l'extrême-droite en ricanant sur la Shoah (Ushoahia !)…

    Une fois encore, Moix se donne le meilleur rôle. Comme dans ses livres. Il est d'ailleurs pardonné par une des Grandes Têtes Molles de l'époque : sa majesté Bernard-Henri Lévy, autorité, comme chacun sait, en matière de morale ! Bien sûr, personne n'est dupe. Ces gesticulations relèvent du petit cirque parisien. Le même qui accompagne chaque rentrée littéraire…

  • Délicieuses morsures (Luc Jorand)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1 12.23.31.jpegLuc Jorand est un grand voyageur. De ses séjours en Chine, en Russie, en Bretagne, à Genève, il a ramené une douzaine de nouvelles, qui sont autant de joyaux, et qu'il a eu la bonne idée de rassembler sous le titre Morsures*, car le style de Luc Jorand est à la fois érudit et mordant. Un vrai bonheur de lecture.

    Tout commence, comme chez Jean de la Fontaine, par une fable animalière où un vieux hibou rencontre une ratte, puis une paonne, puis un putois, puis une truie, etc. Nous sommes ici dans une basse-cour qui ressemble à la ferme des animaux d'Orwell, et Jorand, en ironiste voltairien, en tire une leçon exemplaire…

    IMG_6524.jpgDe Genève, où il a longtemps vécu (il vit désormais à Besançon), Luc Jorand a tiré cinq nouvelles, parfois de brèves satires mondaines (une inauguration, un barbecue, un sapin de Noël servent de prétextes à de savoureux tableaux sociaux), et parfois une longue nouvelle policière. On se laisse prendre sans résistance par ce « Meurtre aux Délices » qui conte l'assassinat, dans le jardin de l'Institut Voltaire, d'un ancien professeur d'Université, grand collectionneur de manuscrits de Voltaire et Rousseau. Sous des noms à peine cryptés, on reconnaît plusieurs personnalités genevoises et quelques grands noms de la bibliophilie internationale (dont le fameux Gérard Lhéritier, fondateur de la société Aristophil). L'enquête est palpitante, l'intrigue bien menée et le dénouement aussi surprenant que possible.

    Avec la section « Fausses nouvelles », Jorand change de ton et aborde des thèmes sans doute plus intimes, ou personnels, comme la mort de son père, ou son séjour en Chine. Mais c'est dans un texte plus long, encore une fois, intitulé « Fausse route », que Jorand déploie toute l'étendue de son talent. Il s'agit d'une longue errance en voiture, dans la campagne française, où les souvenirs, heureux et malheureux, déferlent sur le narrateur, comme la pluie s'abat sur le pare-brise de sa voiture. On pense à Proust, pour la somptuosité de ces phrases en lacets, ou à Quignard qui évoquait lui aussi, dans les dédales de la mémoire, l'afflux des souvenirs perdus. « Il revit ce jeune garçon déambuler avec son père, près de la salle des fêtes, de retour d'une soirée électorale. Il se vit lui-même, tel qu'il n'aurait pas voulu se voir, tel qu'il était tous les matins, chaque jour. Il s'en voulait parfois de sa niaiserie, de son manque d'à-propos. Il avait toujours manqué les moments essentiels. » Dans ce texte qui épouse parfaitement tous les méandres de l'écriture, Jorand retarde l'échéance finale, fatale. Le narrateur évoque ici avec tendresse (et désarroi) la femme qu'il a épousée, qu'il ne comprendra jamais et qui l'attend chez lui, tout au bout du chemin.

    Dans cette même veine, les deux dernières nouvelles de Morsures évoquent des amours perdues, sitôt qu'entrevues. Le style de Jorand s'y déploie avec bonheur. Voltaire s'efface devant Rousseau, et Candide devant Les Confessions ou les Rêveries du Promeneur solitaire. Mais le plaisir de lecture est le même. Il faut se laisser mordre par ces Morsures !

    * Luc Jorand, Morsures, éditions de La Ligne d'Ombre, 2019.