L'Affaire Jaccoud (08/02/2014)

Par Pierre Béguin

 

Plan-les-Ouates, 1 mai 1958.

 

J’avais 5 ans. La victime réparait mon tricycle. Mon sauveur! Car j’adorais ce fichu tricycle malgré (ou à cause de) ses problèmes récurrents. C’est mon grand père qui nous amenait là-bas, mon tricycle et moi. Je me souviens vaguement de la maison, de l’atelier à côté. Bizarrement, je me souviens d’un bric-à-brac de machines et de planches...

Le meurtre s’est déroulé là, peu avant 23 h. Il donnera lieu à l’un des procès les plus retentissants de l’histoire judiciaire. Car l’accusé n’est pas n’importe qui. Pierre Jaccoud, un des plus célèbres avocats de Suisse, ancien bâtonnier, député à Berne, chef de la section radicale de Genève, vice-président du conseil d’administration des Services industriels, administrateur de la Grande Dixence, de Radio-Genève, de l’orchestre de la Suisse romande, potentiellement futur Conseiller fédéral.

 

Le 19 mai, l’avocat est entendu en qualité de témoin. Les charges qui pèsent sur lui s’accumulent. Le 7 juin, il est de nouveau convoqué par le juge d’instruction. Avant d’arriver au Palais de Justice, il avale quantité de calmants. Quelques jours plus tôt, en voyage à Stockholm, il s’était fait teindre les cheveux en blond (la femme de la victime avait décrit le meurtrier avec des cheveux noirs). Double aberration! Comment un avocat de la stature de Jaccoud pouvait-il s’imaginer qu’une teinture allait tromper son monde et qu’un geste absurde lui permettrait d’échapper à son interrogatoire? Pourquoi aggrave-t-il les soupçons qui pèsent sur lui? A la clinique psychiatrique où on l’a transporté, il se livre à un simulacre de suicide en tentant de se pendre à l’aide de ses draps. Etat dépressif, se justifie l’avocat. Il est catalogué: «Un des plus grands comédiens au monde!» s’écriait mon père, outré. Et pour un calviniste de son acabit, il n’y avait pas jugement plus dépréciatif. Un jugement largement partagé qui condamne l’avocat aussi sûrement que le faisceau d’indices qui l’accusent. «Jupiter rend fou ceux qu’il veut perdre» dit-on. Un aphorisme fait sur mesure pour Jaccoud. Bien sûr, d’aucuns ont crié à la revanche des médiocres sur celui qui, au temps de sa splendeur, les méprisait du haut de sa superbe. Reste que le mobile ne convainc pas et que la barbarie du crime ne colle pas avec le profil de l’accusé. A moins d’admettre une crise de schizophrénie et l’attitude de déni qui s’ensuit. Car le coupable ne cessera de clamer son innocence et de demander la révision de son procès. Jusqu’à sa mort...

 

La légitime indignation calmée, l’habitude de l’implicite reprit le dessus. On ne parlait plus de l’affaire Jaccoud dans la commune, pas devant les enfants en tout cas. Le procès se déroula du 18 janvier au 4 février 1960. J’allais avoir 7 ans et jamais on n’en fit mention devant moi. Jamais on n’allait en reparler en famille. Curieux procès par ailleurs, où le procureur général et l’accusé se connaissent si bien qu’ils en viennent parfois à se tutoyer, où Paris, par la voix de Maître Floriot, vient donner des leçons à la provinciale Genève en démontrant les carences de ses experts criminologues aux méthodes dépassées. La presse française adore, la presse genevoise supporte mal. Les genevois aussi. Encore un élément au passif de Jaccoud. Le 4 février, il est condamné à 7 ans de réclusion pour homicide volontaire et délit manqué d’homicide. Un verdict qui laisse planer le doute: trop ou trop peu. Le crime odieux méritait de toute évidence le terme d’assassinat pour perversité particulière et, donc, la réclusion à vie. Curieusement, les jurés ont répondu par la négative à cette question.

 

C’est précisément le déroulement intégral de ce procès qui retentit dans toute l’Europe que nous raconte le livre du journaliste français Stéphane Jourat, paru il y a une vingtaine d’années déjà, un livre qui a retenu mon attention pour les raisons évidentes décrites plus haut. Bien entendu, l’auteur ne manque pas de situer le procès sous le regard sévère des quatre juges figés sur leur mur de marbre. Comme si Jaccoud devait comparaître devant Farel, Calvin, Bèze et Knox enveloppés dans les plis de leur robe rigide, dans leur bonnet identique et leur même expression impitoyable. Comme si toute une ville avec ses siècles de calvinisme devait peser irrémédiablement dans le verdict. C’est un règle narrative: le décor doit faire partie de la dramaturgie (après tout, depuis Ferney, c’est bien le fanatisme catholique de Toulouse que décrivait Voltaire dans l’affaire Calas). Au final, pas d’éléments nouveaux, bien sûr. Mais on se rend compte que le temps a bénéficié au condamné. Un léger parti pris de l’auteur pour l’innocence de Jaccoud et cette phrase de Maître Floriot mise en évidence en conclusion de «son extraordinaire plaidoirie»: «Si Jaccoud est innocent, tout est simple, tout devient clair. Si, au contraire, vous le considérez comme coupable, tout est absurde, tous les gestes de Jaccoud ne sont plus qu’une longue suite d’aberrations». Sous-entendre l’erreur judiciaire est plus vendeur...

 

Le lecteur qui n’a jamais entendu parler de – ou qui connaît vaguement – l’affaire Jaccoud penchera peut-être pour l’innocence de l’avocat. Pourtant, au vu des faits et des indices qui l’accablent, il semble a priori que son innocence soit aussi improbable que sa culpabilité est absurde. Dans cette affaire, tout se tient en équilibre précaire sur cette arrête qui sépare le possible de l’impossible. Un exemple parmi beaucoup d’autres: le crime a eu lieu peu avant 23 h. Jaccoud ne peut justifier de son emploi du temps ce soir-là entre 22 h 30 et 23 h 15. Avant il est à son étude. Après, il est chez lui. L’enquête détermine qu’il disposait de 15 minutes maximum pour effectuer à vélo le trajet Corraterie, Plainpalais, route des Acacias, rampe du Grand-Lancy, Plan-les-Ouates. Pour moi, pas de problème, mais mon vélo dispose de trente vitesses et pèse moins de 8 kilos. Celui de Jaccoud est bloqué en 3e vitesse et doit atteindre le poids d’un vélo militaire. Même sans circulation et sans feux, comme c’était le cas à l’époque, presque 20 kilomètres / heure sur un tel trajet frise l’exploit, d’autant plus qu’on le dit en mauvaise santé. Très difficile donc... mais pas absolument impossible. Un peu comme ce bouton qui manque à sa gabardine et qu’on a retrouvé sur les lieux du crime. Un bouton analogue, mais pas forcément identique...

 

La vérité est maintenant enterrée avec les principaux acteurs et témoins. L’énigme demeure. On peut se questionner sur l’utilité de remuer de telles affaires, si ce n’est pour les répertorier dans une collection genre «crime story» comme c’est le cas pour le livre de Stéphane Jourat. On l’a dit, le journaliste s’en tient au déroulement du procès. C’est pourtant dans les bordures, les zones d’ombre, que l’intérêt subsiste. Le territoire du romancier, non du journaliste. L’affaire reste un formidable miroir des mentalités. Et Jaccoud, véritable personnage de roman, un terrain d’exploration idéal: sa part d’ombre, ses tendances névrotiques, sa personnalité double nous y invitent. On aimerait plonger dans ces failles qu’on sent infiniment plus intéressantes et pertinentes que les longues querelles d’experts qui ont ponctué le procès. De même, voudrait-on peindre l’effroi, la sensation d’horreur qui saisit l’être tout à coup accusé de meurtre, à tort ou à raison. Ces objets apparemment familiers et inoffensifs et qui deviennent subitement des pièges potentiels. Ce veston par exemple, que Jaccoud portait depuis si longtemps, taché à l’intérieur de microscopiques gouttes de sang. Cet agenda par exemple, où il dessinait en regard de certaines dates des croix ou des cercles et qui prennent subitement un sens redoutable. Ces coups de téléphone par exemple, donnés ou reçus à telle heure, à telle minute, et qui deviennent d’un coup des faits essentiels dont dépendent réputation et liberté. Tous ces actes les plus anodins de l’existence, accomplis dans l’indifférence, et qui se transforment soudainement en événements majeurs, en preuves accablantes. Oui, le territoire du romancier... Georges Simenon, qui assista régulièrement au procès entre le 18 janvier et le 4 février 1960, ne s’y était pas trompé...

 

L’Affaire Jaccoud, Stéphane Jourat, Fleuve Noir, 1992

 

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