O funestes étoiles gelées! (18/05/2014)
Par Pierre Béguin
Dans une semaine commencent les examens de maturité avec leur traditionnelle épreuve inaugurale: la dissertation de français. J’ai en ce moment une pensée particulière pour tous ces collégiens et collégiennes qui vont se confronter aux inévitables sujets célébrant les pouvoirs magiques d’une poésie hantée par l’azur et le grand soir. Enoncés chéris des professeurs mais aussi hermétiques aux étudiants que pourraient l’être le polonais ou l’hébreu. Je n’ai pu résister à l’envie de compulser mes archives (récentes). En voici quelques échantillons:
«Le poète à venir surmontera l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve » (André Breton)
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«Qu’est-ce qu’un poète, sinon un traducteur, un déchiffreur?» (Baudelaire)
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«Le poète, en des jours impies, vient préparer des jours meilleurs» (Victor Hugo)
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«La poésie est cette démarche qui, par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour m’installe au cœur vivant de moi-même et du monde» (Aimé Césaire)
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«La poésie est un signe que le monde peut et doit survivre» (Anne Périer)
Dans les énoncés de cette dernière décennie, au seul Collège Calvin, j’en recense encore une bonne dizaine du même tonneau qui mythifie la poésie et ses pouvoirs prométhéens. Oui, les profs adorent ça! La faute à Baudelaire surtout, puis au jeune «voyant» de Charleville qui le révérait («un vrai dieu», Baudelaire!) Qu’on se rappelle tout ce que la poésie a suscité depuis d’affirmations sur les pouvoirs qu’on lui prête en termes de connaissance, de création, de révolte et de changements. Baudelaire considérait la poésie comme un moyen de découverte: par son mécanisme analogique, la métaphore transfert le concret dans l’intelligible. Dans l’ivresse des mots qu’il invente et l’illusion des «nominalistes», Rimbaud alla plus loin: ni plus ni moins changer la vie. Mallarmé aussi donnait mission au verbe poétique de révéler le sens de toute chose, même s’il débouchait sur le vide. Pour lui, seule la poésie conférait un semblant d’être à l’insubstance. Musique révélant l’illusion de toute chose. Musique du néant. Avant que les surréalistes ne donnassent à la poésie une efficience d’incantation, et le pouvoir de changer le monde en le «repassionnant». Même Claudel, dans ses jeunes années, revendiquait pour le poète chrétien le privilège de répondre au «mystère», d’épuiser une interprétation «figurative» de la Bible, se proclamant ainsi en mesure d’expliquer ce que chaque chose signifie.
Bien entendu, pour tous, la pauvreté de la récolte contraste avec l’abondance des promesses. Au bout du compte, de l’océan des paroles ne gisent sur le sable que quelques malheureux coquillages, comme un signe dérisoire de beauté (ce qui est déjà beaucoup, je vous l’accorde…) Certains auront la lucidité de redimensionner leurs prétentions, voire de reconnaître leur faillite. A commencer bien entendu par Rimbaud. Le Bateau ivre l’annonce clairement dans un cri qui retombe: les dernières strophes sont une prophétie de l’échec. Et cet atroce scepticisme dont on entend la plainte dans Vie: «On ne part pas»! Le voyant sent bien que son grand geste prométhéen se résume en un triste jeu d’enfant agenouillé au bord d’une flaque. L’apostolat terrifiant du «grand maudit» avorte en simulacre grotesque. Les promesses de la voyance ne furent que gesticulations et vociférations. Ce que tumultueusement elles claironnaient «ne sera rien de plus, rien d’autre que des vers» (dixit Marcel Raymond). De même, le pari sur la mort qui clôt Les Fleurs du Mal entérine à sa manière les déconvenues de l’élévation et sa trajectoire icarienne.
Quant à Claudel, dans ses dernières années, il formula sur l’art et la poésie des jugements sévères: «On n’est pas créateur, mais on s’arrange tout de même pour être fabricant» (Evangile d’Isaïe). Il opposait aux artistes, dont le but – prétendait-il – n’est jamais «qu’une délectation», le labeur sérieux des savants «qui consacrent leur vie à la vérité». Mais en 1921 déjà, dans le plein midi de sa force, il dénonçait dans la poésie son piège et sa trahison: «O funestes étoiles gelées!» (Ode jubilaire pour Dante) Une plainte qui fait écho à la rage de Rimbaud: «Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style… Maintenant, je puis dire que l’art est une sottise». Et, avant lui, au jugement sans appel de Lamartine: «Les vers? Des jeux qui profanent l’âme plus qu’ils ne l’expriment».
Pour ceux-ci, et pour bien d’autres poètes encore qui n’ont pas toujours eu l’honnêteté de l’admettre, la poésie elle-même avait fini par apparaître comme une duperie, un faux semblant – une fausse monnaie dirait Gide: on a bouffé toute sa poésie, on s’est bien payés de mots, voilà tout! Ce qui m’avait attiré d’amblée dans le nouveau roman, c’était précisément cette mise à mort de la duperie des mots. Et j’ai toujours trouvé que le plus admirable chez Rimbaud, c’est son silence. Un silence qui attirait aussi Claudel mais qu’il n’a jamais su rejoindre, tant il n’était, lui, pas l’homme des renoncements…
Voilà, collégiens et collégiennes – si vous me lisez – ce que je voulais vous rappeler avant que, bientôt, sans en croire un traître mot mais pour faire plaisir à votre correcteur, vous ne fassiez de la surenchère facile sur les prétendues vertus prométhéennes de la poésie. Comme l’écrivait Céline, toujours «le tyran est dégoûté de la pièce qu’il joue bien avant les spectateurs». Les profs et les poètes n’échappent pas à cette règle. Les incantations, les révélations, les «changer la vie», les «fils du soleil», les envols et les grands soirs poétiques ne sont que leurres. Alors de l’azur redescendons sur terre jusqu’à Nicolas Bouvier:
«La poésie, c’est une incitation à la brièveté: dire bonjour, lancer un gros caillou et se barrer»…
Bonne chance tout de même!
08:20 | Lien permanent | Commentaires (4)
Commentaires
Je pense que les romantiques et les surréalistes avaient raison, c'est incroyable Pierre à quel point je pense exactement le contraire de vous - et pense évidemment que les élèves ont le droit de penser autant comme moi que comme vous. Qu'il y ait une part d'illusion chez les poètes on ne peut pas le nier, mais la clairvoyance poétique existe, j'en suis convaincu, surtout si elle parvient à s'exprimer en un mythe.
Cela dit, De Gaulle prétendait qu'on en disant avec feu et conviction une chose imaginaire elle finissait par devenir vraie, du moment qu'elle était pensée par tout le monde, ou du moins par tout un peuple. Personnellement, c'est là que je vois surtout l'illusion, celle que partageaient par exemple Eluard et Aragon. Breton même critique avec vigueur les surréalistes belges d'avoir créé une exposition où tout était présenté en rose sous prétexte que le surréalisme étant créateur de réalités nouvelles, il suffisait de penser rose pour que le rose surgisse; pour lui c'était une imposture à rapprocher des recommandations aux artistes du Parti communiste de ne faire que parler des choses belles et agréables.
Mais quand Breton a dit que par l'imagination poétique on pouvait saisir les Grands Transparents, son disciple Charles Duits l'a pris au mot et a réalisé de formidables épopées. Lovecraft même affirmait donner forme à l'inconnu qui faisait peur par l'imagination, et Breton pensait que le mythe était l'essence de la poésie; or, la vérité est que les visions de Lovecraft ont eu une influence profonde, qu'elles ont semblé à beaucoup représenter une réalité cachée au sein du cosmos. D'ailleurs Pierre en Europe on ne croit pas trop à la valeur de clairvoyance de l'imagination poétique, mais ailleurs au fond on y croit bien, on pense qu'elle renvoie à quelque chose, même dans la science-fiction américaine on pense être prophétique, quoique de façon semi-rationnelle.
Écrit par : Rémi Mogenet | 18/05/2014
à Monsieur Pierre Béguin qui tel un gris sombre sacristain brandit son étouffoir de clown suicidé & qui profère morveusement à la face des poètes de jalouses acides choses que je tiens pour insultes très brutales. Prenez donc Baudelaire pour un faussaire du centre, tenez donc Rimbaud comme Artaud le Mômo pour d'épisodiques infectés catholiques. Moquez-vous du vivant pénétrant courage de René Char au maquis dans la guerre de Hitler à balles réelles sous les arbres en la coucherie terrible & effrayante de la nuit des lèvres que lisent couramment Jean de la Croix, Robert Desnos & François Villon. (Mais laissons certes Aragon à Staline & Breton à son petit pape intime).
Quand dans un internat catholique du début des années 1960 on me proposa à quinze ans pour titre & strapontin d'une rédaction libre sept mots écrits par Jean Nicolas Arthur Rimbaud: «Mon auberge était à la grande ourse,» j'ai dit merci sans lécher l’âme de mon maître & j'ai surtout décidé à jamais de m'élever contre tous sbires du vide & de la maigreur humaine comme vous. En vertu de l'encolure et de la tempe battue de veine ardente des chevaux. En sa diplomatie perforante Saint John Perse congédie sévèrement vos arguments. Entendez bien monsieur néo-convivial & maigrichon que par delà la hauteur juteuse et verte des herbes, par delà la vivacité présente & spongieuse des mystères le prophète de l'échec, c'est vous. Et que vous vous égosillez à insulter le verbe. En pure perte. Car il brûle d’un feu que le CERN cherchera longtemps encore.
jean firmann
Écrit par : jean firmann | 20/05/2014
à Monsieur Pierre Béguin qui tel un gris sombre sacristain brandit son étouffoir de clown suicidé & qui profère morveusement à la face des poètes de jalouses acides choses que je tiens pour insultes très brutales. Prenez donc Baudelaire pour un faussaire du centre, tenez donc Rimbaud comme Artaud le Mômo pour d'épisodiques infectés catholiques. Moquez-vous du vivant pénétrant courage de René Char au maquis dans la guerre de Hitler à balles réelles sous les arbres en la coucherie terrible & effrayante de la nuit des lèvres que lisent couramment Jean de la Croix, Robert Desnos & François Villon. (Mais laissons certes Aragon à Staline & Breton à son petit pape intime).
Quand dans un internat catholique du début des années 1960 on me proposa à quinze ans pour titre & strapontin d'une rédaction libre sept mots écrits par Jean Nicolas Arthur Rimbaud: «Mon auberge était à la grande ourse,» j'ai dit merci sans lécher l’âme de mon maître & j'ai surtout décidé à jamais de m'élever contre tous sbires du vide & de la maigreur humaine comme vous. En vertu de l'encolure et de la tempe battue de veine ardente des chevaux. En sa diplomatie perforante Saint John Perse congédie sévèrement vos arguments. Entendez bien monsieur néo-convivial & maigrichon que par delà la hauteur juteuse et verte des herbes, par delà la vivacité présente & spongieuse des mystères le prophète de l'échec, c'est vous. Et que vous vous égosillez à insulter le verbe. En pure perte. Car il brûle d’un feu que le CERN cherchera longtemps encore.
jean firmann
Écrit par : jean firmann | 20/05/2014
Merci pour cet article très instructif et bien écrit.
Écrit par : Generico | 21/05/2014