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lettres de Sam

par antonin moeri

 

 

 

Beckett excelle dans l’art d’imaginer la vie des autres ou, plus simplement, une autre vie. Ainsi écrit-il à un ami qu’il s’est promené dans un parc à Londres et qu’il a vu un petit garçon en compagnie de sa nurse. Voilà que le jeune homme, revenu de la pissotière, ne retrouve plus le petit garçon et sa nurse. Il aimerait que sa mère vienne l’embrasser avant qu’il s’endorme. Il aimerait tomber amoureux, avoir un enfant pour engager une Nounou. «Il faut qu’elle ait un nez couleur de fraise et qu’elle suce des clous de girofle ou au moins des pastilles à la menthe». Passant sans transition à la nounou du parc, il poursuit: «Elle portait le gros ballon du garçon dans un filet à provisions et ils ont partagé une pomme verte». Tout ça est écrit dans une période de déréliction où «l’idée même d’écrire semble d’une façon ou d’une autre ridicule», où les éditeurs refusent ses textes, où il aurait envie de dormir 20 heures d’affilée et où il n’ouvre plus la bouche sinon dans les bars pour commander une stout ou dans les épiceries pour acheter une boîte de sardines. C’est peut-être en cela que cette correspondance est passionnante. On y voit, à travers hésitations, dégoûtations, désir de connaître tous les tableaux des plus grands maîtres, solitude, rage, désespoir, irritation et quête éperdue de sens, on y voit un individu devenir celui qui, dans Malone meurt, imaginera le gros Louis qui a du mal à joindre les deux bouts, un gros Louis édenté, dépeceur de porcs, «fier de savoir si bien dépecer les bêtes selon le secret que son père lui a transmis». Mais fallait-il, pour voir tressauter les étincelles dans la tête du jeune homme révolté, un pareil océan de notes, je dis océan car les notes prennent plus de place que les lettres, ce qui est assez époustouflant dans le cas d’un auteur comme Beckett. Le lecteur se demande d’ailleurs ce qu’eût pensé Sam de pareil débordement, de pareil zèle, de pareil empressement. Peut-être les organisateurs de ce projet pharaonique ont-ils voulu s’adresser à d’éminents spécialistes surchargés de diplômes obtenus dans les universités les plus réputées.

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