la queue du ouistiti (25/05/2014)
par antonin moeri
Le JE qui prend ici la parole désigne à la fois un auteur, un narrateur et un personnage. En effet, l’auteur utilise des souvenirs personnels, les manipule, les transforme pour produire un récit haletant, dans un style vif donnant une impression à la fois d’ardeur et de légèreté.
Le personnage est vieux et faible. Il tente de revenir sur son passé. Trois vieilles scènes le hantent. De sa mère, il ne montre qu’un tronc, elle gesticule, monstre à tentacules, apparition fantomatique. Il entend faiblement les cris de cette mère blanche et si mince. Il croise un cheval blanc qui brille au soleil.
Dans le second souvenir, le père est évoqué. «Nous étions là-haut dans la montagne, adossés à un énorme rocher face à la mer lointaine». Un père qui, heureusement, est mort quand le narrateur était jeune, sans quoi ce narrateur aurait pu devenir prof. «Je serais peut-être quelqu’un à l’heure qu’il est... considéré et respecté... au lieu de traîner la savate sur les mêmes vieux chemins par tous les temps».
La voix que le narrateur entendait au cours de ses marches interminables sur les sentiers caillouteux ou à travers les grandes fougères, cette voix lui apparaît «comme un ouistiti à la queue touffue assis sur mon épaule à me tenir compagnie». Si ce narrateur ne parlait à personne, les questions ne cessaient de lui remonter «du fond d’un vieil abîme», comme celle-ci: «Ai-je tué mon père?» Questions que le vieil homme ne se pose plus, lui qui descendra bientôt en enfer alors que ses parents ont dû monter au paradis.
En attendant cette échéance, il convoque un troisième souvenir: le regard que lui a porté le cantonnier Balfe, «vieille brute en haillons courbée en deux dans le fossé et me visant de biais de sous le bord de son vieux feutre». Ce personnage est également mort à présent. Au narrateur ne reste que les mots, cette voix marmonnant autour de lui, et sa rage, ses coups de bâtons dans les fougères où il se voit trébucher puis assailli par une meute de rongeurs qui vont attaquer sa vieille carcasse.
Lire Beckett, que ce soit un roman, une pièce de théâtre, un poème ou un bref récit comme celui-ci, vous transporte comme seules peut-être la musique de Schubert ou celle de Chostakovich peuvent vous transporter. Beckett a écrit en anglais «D’un ouvrage abandonné», après le succès de Godot, dans un moment de délicieuse sérénité que le lecteur peut éprouver en sentant la queue touffue du ouistiti assis sur son épaule.
Samuel Beckett: Têtes mortes, Minuit, 1967
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