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Blogres - Page 3

  • L'insoutenable liberté du rire

    Par Pierre Béguin

    La blague de Galtier sur le char à voile, accompagnée du rire de M’Bappé, a choqué tout ce que la France compte comme Torquemada, Tartufe et autre Trissotin. Peu importe que la blague soit bonne ou mauvaise: si on interdisait toutes le formes d’humour que les gens n’accréditent pas, il ne resterait au rire plus un seul millimètre pour s’exprimer. Non! Le véritable enjeu consiste à questionner la réaction démesurée prise par une simple blague dans le débat public et la sphère politique. Tout se passe comme si on avait heurté un interdit, un tabou absolu, intransgressible - à la manière, pour qui vous savez, des caricatures de qui vous savez. Et le plus étonnant, c’est que ceux qui s’indignent qu’on ait pu rire d’un précepte de la religion climatique sont les mêmes qui hurlaient à la liberté d’expression après l’effroyable tuerie de Charlie Hebdo...

    Cet épisode nous renvoie à un passage de Le Nom de la Rose, où Guillaume de Baskerville (un frère franciscain chargé d’enquêter sur les crimes commis au sein d’une abbaye bénédictine située entre la Provence et la Ligurie) et un vénérable moine, Jorge de Burgos (en référence à Jorge Luis Borges et à sa fameuse «Bibliothèque de Babel» qui a inspiré celle de l’abbaye, au centre de tous les crimes) ont cet échange édifiant:

    G.B. : - Le rire est le propre de l’homme.

    J.d.B. : - Comme le péché! Le Christ n’a jamais ri!

    De fait, Jorge de Burgos est une incarnation de la bibliothèque et se révèle le véritable maître de l’abbaye. Il développe un argumentaire sur le danger démoniaque que représente le rire pour les humains. Pour cette raison, il veut garder secret l’unique manuscrit d’Aristote sur la comédie (aujourd’hui perdu), second tome de sa Poétique, afin que l’humanité ne puisse y accéder. Car le rire exorcise la peur. Or, pour lui, on ne peut vénérer Dieu que si on le craint…

    Tout est là! On ne peut vénérer - donc se soumettre à - une entité, une idéologie, une religion (même si cela revient à confondre superstition et foi) que si on la craint. Une blague, une seule, et le Roi est nu, ridicule. Au fond, seul Bouddha se permet de sourire. Même le Roi, au Moyen Âge du moins, avait son fou. Aujourd’hui, on ne rit plus. Toute dictature commence par supprimer l’humour, la dérision, le second degré, le droit de se moquer, de caricaturer. Si nous ne sommes plus libres de rire, nous ne le sommes plus de penser par nous-mêmes. Monsieur Galtier, vous avez commis une blague douteuse! Monsieur M’Bappé, vous avez osé rire! Il faut vous repentir, faire amende honorable et publique (pour M’Bappé, c’est fait, il a marqué deux buts hier soir, mais pour Galtier, c’est loin d’être dans la poche).

    Je me demande qui aurait encore la mauvaise foi de nier cette évidence: notre époque, qui entend tout imposer par la peur et la culpabilité, a poussé cette stratégie à l’extrême. Et force est de constater que ça marche: le refus du rire, et de tout ce qui serait susceptible de mettre la peur à distance, vise à tétaniser les peuples jusqu’à ce que tout le monde soit d’accord sur les préceptes qu’on veut nous imposer. Et la religion climatique n’est pas seule en cause! Demandez à Claude Inga Barbey ce que peut coûter, même en Suisse, une blague sur les trans. Ou à J.K. Rowling une simple question de bon sens sur la théorie genre. En Irlande, on vient d'envoyer en prison un enseignant qui refusait de s'adresser à un élève genré par le pronom "iel" (son équivalent anglais, donc).

    Non! On ne rit plus! La planète brûle. Une rééducation complète de notre perception frivole s’impose d’urgence. Acceptons d’être reprogrammés aux normes du totalitarisme vert (et par la même occasion du wokisme) sous peine de rester des êtres sauvages et dangereux. Des menus dans les cafétérias, en passant par le BBQ (cette monstruosité mâle cisgenre) et par l’avion (autre immonde symbole phallique) jusque dans notre intimité la plus secrète. Car le propre des idéologues, des fanatiques, de tous ces gens éclairés par une révélation et qui veulent nous y convertir en urgence, c’est de ne pas supporter qu’on ne fasse pas les mêmes prières qu’eux. Tout réfractaire doit donc subir le sort réservé aux hérétiques!

    Alors que le rire, lui, est avant tout libérateur, donc dangereux pour toute forme de pouvoir, à plus forte raison s’il se veut absolu. Je pense à la fable du roi Ophioch, narrée à l’intérieur d’un récit de E.T.A. Hoffmann, La Princesse Brambilla. Selon cette fable, la réflexion sépare les hommes de la nature maternelle et les voue à la tristesse de l’exil. Mais pour le roi Ophioch et la reine Liris, captifs d’un long sommeil, la délivrance viendra par un redoublement de la réflexion, c’est-à-dire par l’humour et l’ironie: en se penchant sur les eaux du lac magique d’Urdar, ils découvrent leur image inversée, ils se regardent l’un l’autre, et ils éclatent de rire. L’exil a pris fin. Car si l’intelligence peut devenir une boussole qui indique le sud, le rire, lui, à sa manière, indique toujours le nord. Il est en cela bien plus fiable que la pensée. Puisse notre époque s’inspirer de cette fable!

    Oui! Le rire – on ne le répétera jamais assez – sert à placer une distance entre soi et l’absolu. Il est essentiel, vital, pour remettre les choses, et surtout les êtres, à leur vraie place, en leur rappelant qu’ils sont avant tout grotesques dans leur vanité et leur prétention au savoir, et finalement que poussière éphémère sur une terre qui s’est longtemps passée d’eux et qui s’en passera définitivement le moment venu. Le rire, c’est une arme redoutable braquée comme une punition envers celles et ceux qui se laissent aller à la raideur et oublient la souplesse exigée par la vie, à l’image de toutes ces religions sans dieu qui empestent nos existences depuis plus d’une décennie.

    Il faut en rire, il faut se moquer, il faut tourner ce délire en dérision. Que celles et ceux qui possèdent ce talent extraordinaire en usent et en abusent! Le jour où le rire fera plus de bruit que les délires totalitaires qu’il doit combattre sera un grand jour libérateur.

    Dans le contexte que l’on subit, davantage que le char à voile de Galtier, c’est le rire qui peut sauver la planète en mettant à nu ces rois d’opérette, ces Torquemada, ces Tartufe, ces Trissotin, tous ces chantres de l’inquisition qui, aujourd’hui, exigent à grand renforts d’indignation le châtiment public et exemplaire de toute dissidence.

     

     

  • Trouble dans le genre

    Par Pierre Béguin

    Dans les plis de leur dogme, ils ont la sombre nuit     (Victor Hugo)

    Pour ceux qui connaissent Londres, Tavistock square évoque la maison de Charles Dickens ou encore l’Université de Londres ; pour les bédéphiles, La Marque jaune, une célèbre aventure de Blake et Mortimer. Mais pour l’actualité, «Tavistock» désigne la clinique qui en porte le nom, fondée en 1920, justement à Tavistock square (et transférée depuis au Swiss Cottage), un des premiers établissements de santé en Europe à avoir accueilli des enfants s’interrogeant sur leur identité genre. Depuis plus de trente ans, elle traitait des mineurs souffrant de dysphorie de genre, à savoir une dissonance entre le sexe biologique et l’identité de genre ressenti, pouvant entraîner détresse et souffrances psychiques.
    Elle traitait… car le 28 juillet dernier, le NHS (National Health Service) a ordonné la fermeture, effective en 2023, de cette clinique centenaire – malgré son statut de précurseur – pour cause de dysfonctionnements internes importants. 
    Tout commence il y a quatre ans quand des soignants confient leurs inquiétudes concernant des traitements administrés aux mineurs sous la pression de «militants transgenres hautement politisés», traitements qui excluent l’approche holistique pourtant indispensable à la prise en charge d’enfants présentant d’autres besoins en matière de santé mentale, comme des troubles neuro-développementaux et des comportements à risque. L’approche privilégiée par la clinique, dite trans-affirmative, s’accompagne d’une administration d’hormones bloqueurs de puberté et d’hormones antagonistes aux effets secondaires mal maîtrisés, pour ne pas dire inconnus, ainsi que par des interventions chirurgicales sur des enfants dont la capacité à évaluer les conséquences de tels traitements est pour le moins contestable.
    À la suite de ces plaintes, le NHS confie au Dr Hilary Cass, ancienne présidente du Royal College of Paediatrics and Child Health, la mission d’établir un rapport indépendant de grande envergure. Ce rapport met d’abord en lumière le très jeune âge des patients (l’un d’entre eux n’a pas même 8 ans) et une augmentation brutale des enfants souffrant de dysphorie de genre traités par la clinique: en 2010, l’établissement comptait 138 patients, un peu moins de 250 en 2011/12, contre près de 5000 en 2021, avec prédominance de filles présentant une incongruence de genre au début de l’adolescence, ainsi qu’un nombre important d’enfants avec des troubles de santé mentale et des comportements à risque. 
    On peut certes expliquer en partie cette augmentation vertigineuse par la libération de la parole survenue depuis dans ce domaine, mais il serait intellectuellement malhonnête de ne pas voir là, avant tout, un effet de mode, voire de prosélytisme, extrêmement dangereux lorsqu’il est alimenté par un militantisme forcené, et agréé par des autorités politiques dont l’opportunisme, la lâcheté ou l’ignorance semblent parfois tout aussi vertigineux. Le recours au «transgenrisme» deviendrait-il un remède miracle contre les troubles de l’adolescence? Pour la Tavistock clinic du moins, cela semble être le cas: Hilary Cass y décrit un service qui ne prend pas en compte dans ses diagnostics les autres troubles mentaux dont les patients mineurs peuvent souffrir.
    Le rapport du Dr Cass, publié le 17 juillet 2022,  souligne également l’absence de preuves concluantes sur la qualité du modèle de soins trans-affirmatifs, et un manque de données probantes dans le processus qui devrait aider les familles – et le patient – à prendre des décisions éclairées sur des interventions aux conséquences irréversibles : «Il n’y a pour l’instant que des recherches très limitées sur les conséquences à court terme des bloqueurs de puberté sur le développement neurocognitif»
    Cette conclusion est un véritable coup de semonce pour le développement du modèle idéologique de prise en charge trans-affirmative des enfants en questionnement de genre, à l’heure où ce modèle, sous la pression militantiste, s’impose un peu partout. En France, par exemple, une campagne médiatique très agressive se déchaîne pour justifier à tout prix l’approche systématique trans-affirmative pour les mineurs, en jetant l’anathème (tous des fachos, tous d’extrême-droite!) sur ceux qui tentent, à contre-courant, de pointer les risques de cette approche, et qui recommandent une psychothérapie exploratoire empreinte de prudence. 
    L’exemple de Keira Bell, patiente de la clinique Tavistock, est en ce sens révélateur. Durant son traitement en début d’adolescence, keira a reçu des bloqueurs de puberté qui empêchent temporairement le développement des caractères sexuels primaires et secondaires, et elle a subi à 20 ans une double mastectomie. Comme d’autres patients, elle regrette désormais une transition qui l’a laissée «sans sein, avec une voix grave, des poils, une barbe et une fonction sexuelle affectée». En 2019, elle intente un procès qui entame encore la réputation de la clinique, demandant que les bloqueurs de puberté soient interdits avant 16 ans. Un jugement en première instance lui donne raison, avant que des juges ne cassent la décision en appel, estimant qu’il revient «aux médecins et non à la cour de justice de décider de la compétence des mineurs à consentir». Vous avez dit lâcheté?
    La fermeture de la clinique Tavistock pourrait être un premier signe vers un rééquilibrage d’une approche médicale qui semble, à l’exemple des bloqueurs de puberté, paralyser les neurones d’un grand nombre de politiciens et de décideurs. S’il est indispensable d’accompagner médicalement les adolescents souffrant de dysphorie de genre, et de lutter contre toute forme d’homophobie, on ne peut pas pour autant ouvrir grand les portes à des approches aussi dangereuses qu’irréversibles, ainsi qu’à des exigences souvent outrancières de militants fanatisés, à plus forte raison quand elles s’appliquent à des mineurs. Comme le précise le rapport du Dr Cass: «Les centres cliniques devraient être gérés par des fournisseurs expérimentés de soins pédiatriques tertiaires afin de veiller à ce que l’accent soit mis sur la santé et le développement de l’enfant, entretenant des liens étroits avec le service de la santé».
    Je l’ai déjà souvent écrit dans Blogres, une question lancinante me taraude l’esprit: comment, dans une trentaine d’années, nos descendants nous jugeront-ils? Car chaque époque juge la précédente avec la condescendance ou le mépris accordé à des temps révolus, en s’étonnant que les outrances et les délires d’alors, avantageusement catalogués sous l’étiquette «progressiste», n’aient rencontré que soutien et consentement. Les idéologies licencieuses des années 70, dont on instaurait le procès avant que le Covid et la guerre en Ukraine ne le relèguent aux oubliettes de l’Histoire, ont enfanté des libertés extraordinaires en même temps que des monstres intolérables, prenant allègrement en otage, elles aussi, la sexualité des enfants. Notre époque de bien-pensance, qui revendique au même titre l’étiquette «progressiste» comme elle assigne, à l’instar de ses devancières, toute opposition au rang de nauséabonds conservateurs d’extrême droite, n’est pas moins génitrice d’outrances, de délires, de chasses aux sorcières, de militantisme aussi opportuniste qu’hystérique, avec le pouvoir magique de légitimation, même de l’inacceptable, que donne au militant le sentiment d’appartenir au camp du Bien. Que vaut la condamnation indignée des outrances passées quand, simultanément, on occulte ou on encourage des pratiques contemporaines qui relèvent de la même indignité ?
    Quand il s’agira de faire le procès public des modèles idéologiques ou des croyances qui ont infesté notre époque – l’approche trans-affirmative des enfants mineurs et ses conséquences désastreuses n’est qu’un exemple parmi d’autres –, qui siégera au banc des accusateurs, qui s’assiéra sur celui des accusés ? Car accusateurs et accusés, il y aura, c’est une certitude. Seules deux ou trois décennies nous en séparent. Et beaucoup de coupables seront encore en vie, qui ne manqueront pas, comme leurs prédécesseurs, de se terrer ou de se draper dans la mauvaise foi.
    Quant à moi, c’est aussi une certitude, je serai mort. Mais avec la conscience tranquille : ce procès, voilà des années que, modestement, je l’instruis. Et je suis loin d’être le seul. Merci à tous ceux (et à toutes celles, bien entendu) – iels se reconnaîtront – qui, dans les blogs de la Tribune ou ailleurs, inlassablement, courageusement, à contre-courant des idéologies dominantes, font un travail d’argumentation et d’information que nos médias mainstream ont délaissé, contribuant à semer un peu de bon sens là où l’hystérie ne produit que du désert, et à repousser ce sentiment invalidant de l’absurde qui, parfois, nous envahit...

     

  • Voici venu le temps des chameaux

    Par Pierre Béguin


    Je venais de commencer un Xième billet sur les nombreux délires de notre époque lorsque j’ai reçu sur mon mail ces mots qui circulent sur internet ou dans certains blogs, et que beaucoup doivent déjà connaître. Tout est y dit en quelques lignes qui ont rendu soudainement mes propres mots dérisoires. Je me contenterai donc aujourd’hui de recopier ces terribles mais lucides paroles attribuées - si j'en crois mon mail - au cheikh Mohammed ben Rashid Al Maktoum, fondateur de Dubaï, en réponse à une interrogation sur l’avenir de son pays :


    "- Mon grand-père a fait du chameau, mon père a fait du chameau, je roule en Mercedes, mon fils roule en Land Rover et mon petit-fils va rouler en Land Rover... Mais mon arrière-petit-fils va encore devoir faire du chameau."
    - Pourquoi cela? lui a-t-on demandé.
    - Les temps difficiles créent des hommes forts, les hommes forts créent des temps faciles. Les temps faciles créent des hommes faibles, les hommes faibles créent des temps difficiles.
    Beaucoup ne le comprendront pas, mais vous devez élever des guerriers, pas des parasites. 
    Et ajoutez à cela la réalité historique que tous les grands empires se sont levés et ont péri en 240 ans ! Les Perses, les Troyens, les Égyptiens, les Grecs, les Romains, et plus tard les Britanniques...
    Ils n'ont pas été conquis par des ennemis extérieurs, ils ont pourri de l'intérieur. 
    L’Europe a maintenant passé ce cap des 240 ans, la pourriture commence à être visible et s'accélère. Nous avons dépassé les années Mercedes et Land Rover.... 
    Les chameaux sont à l'horizon."

  • Iels sont tou.x.te.s devenu.x.e.s fou.x.olle.s

    Par Pierre Béguin

     

    Le délire de l’écriture inclusive ne concerne plus exclusivement l’université, il s’est répandu aussi vite que le Covid dans la plupart des administrations publiques, sur l’injonction d’élu.x.e.s (ne blessons personne!) qui croient ainsi se positionner à l’avant garde du progressisme et se prétendre vierges des maux (et des mots) qu’ils réfutent, simplement parce qu’ils les réfutent. Le rêve d’une grammaire non sexiste – car la grammaire traditionnelle, comme chacun le sait, est le fruit de savants mâles cisgenres affreusement misogynes – se déploie sous le signe de la libération et de la décolonisation sexuelle. Il s’agit désormais de s’exprimer de manière à assurer l’inclusion des divers types de genre humain. Les fonctionnaires, municipaux et autres, sont donc appelés à suivre une formation linguistique – et idéologique (comme dans tout bon régime totalitaire qui se respecte) – pour apprendre à utiliser la novlangue inclusive. Et tous les réfractaires sont étiquetés en tant que dissidents orthographiques ou individus non idéologiquement alignés (au sens propre). Vive Mao !

    Cette reconstruction idéologique n’épargne aucune langue, et ne craint ni le mensonge, ni le ridicule, ni l’ignorance. Ainsi, aux États-Unis, le terme latino (ou latina) est remplacé par latinx pour une meilleure inclusion symbolique et sociale des latinos non-binaires. Rien n’arrête la pathologie inclusive, et surtout pas le non sens, l’absurdité ou le mensonge : au Congrès américain, en 2021, on a demandé qu’«amen» soit complété par «a-woman» (non ! non ! je ne plaisante pas!), réduisant par-là les mots d’origine étrangère à leur sonorité en anglais.

    Le genre s’affranchissant du sexe biologique, et chacun ayant dès lors le droit à sa propre auto-identification, une kyrielle de nouveaux pronoms sont créés – ol, lo, ul, iel, ille – pour désigner les personnes non-binaires. Et comme ce mouvement vers la transidentité est frappé des étiquettes progressiste et libérateur, il doit être encouragé par tout ce qui se veut progressiste et libérateur (y aurait-il encore des ennemis du progressisme et de l’émancipation dans la salle?). Ainsi, le régime diversitaire ne saurait tolérer qu’on dise d’une femme qu’elle a ses menstruations, ce serait terriblement discriminatoire et susceptible de traumatiser une frange de la population déjà fortement fragilisée par son statut victimaire. Le planning familial recommande l’expression «personne menstruée». De même, ne dites plus «lait maternel» mais «lait humain».

    Quant à «père» ou «mère», n’y pensez même pas ! Ces vestiges de l’ordre hétéronormatif fascisant ne peuvent sortir de la bouche nauséabonde que de vieux régressistes-conservateurs de l’extrême droite. Dites «personne avec vagin» ou, pourquoi pas, «personne sans pénis», et idem mais inversement. On a le choix, la novlangue identitaire est si merveilleusement créative ! L’appareil administratif, lui, se contentera d’écrire «parent 1» et «parent 2». Bof ! On ne va pas lui demander d’être poète.

    La langue se voit donc investie de la mission de désincarner, jusque dans le moindre de ses mots, toute trace des corps sexués, considérée dorénavant comme issue d’une anthropologie aussi désuète que subversive. «Homme» et «femme» sont une violence aux personnes non-binaires et doivent donc se dissoudre dans une sorte de noman’s ou no woman’s land linguistique qui effacerait les relents de transphobie dont se repaissent les sociétés occidentales. Tout ancrage de l’identité sexuelle dans la biologie est assimilé de facto à un discours haineux, ou pour le moins à une coupable ignorance, la fluidité identitaire ne s’accordant pas avec des individus encore lamentablement prisonniers des catégories sexuelles traditionnelles (l’écrivaine J.K. Rowling, exclue de sa propre œuvre par la bien-pensance pour avoir prétendu qu’il ne suffisait pas d’un mot pour changer de sexe, en a fait cruellement l’expérience). Toute personne souffrant de dysphorie de genre se voit proposer de nouveaux protocoles grammaticaux. Ainsi, un «queer, demi-homme, non-binaire» reçoit les pronoms «Xe/xem/xyr». Le genre (gender) vient d’enfanter (eh oui!) des non-genres (a-gender) qui demandent à être reconnus comme neutres. En ce sens, le métro londonien comme certaines compagnies d’aviation ne disent plus «Madame» ou «Monsieur» pour ne pas «mégenrer» des personnes hors classement. On attend d’ailleurs toujours des TPG - Touche Pas à mon Genre, me suggère un copain - qu’ils se mettent au goût du jour ! Mais peut-être se disent-ils sagement qu’il vaut mieux patienter : dans une dizaine d’années, celles et ceux qui se réclameront d’une binarité homme-femme seront alors si incroyablement progressistes et novateurs!

    Qu’on ne se méprenne pas, je ne voudrais surtout blesser personne ! Mais il faut bien reconnaître que le grand mouvement d’émancipation menace de se transformer en une soupe indigeste d’alphabet autoparodique d’identités inventées, aux catégories aussi incompréhensibles que son charabia est déroutant. Et je crains que les administrations étatiques et communales aient mis le doigt dans un engrenage dont elles ne soupçonnent pas un instant qu’il pourrait le broyer jusqu’à la dernière phalange. On n’a pas fini de rire ! Je me demande d’ailleurs quel sketch décapant le très regretté Raymond Devos n’aurait pas manqué de faire de cette affreuse mixture.

    Ce qui est certain, c’est qu’à force de vouloir inclure toutes les identités imaginaires dans la grammaire, on finira par faire exploser la langue. Et il en ira de même avec notre société, à la grande satisfaction du régime identitaire dont c’est l’objectif avoué. Car l’inclusion, c’est en réalité l’exclusion. Et là, ce ne sont pas que des mots. N’en déplaise à ces partis politiques et à ces élu.e.s dont la sottise n’a pas de fond et qui tendent l’échine pour recevoir le fouet. Reviens, cher Raymond, iels sont tou.x.te.s devenu.x.e.s fou.x.olle.s !

    Mon collègue Frédéric Wandelère vient de m’envoyer un poème d’Edith Boissonas écrit il y presque 50 ans, mais d’une actualité brûlante. A s’y mirer, si tant est qu’elle en soit capable, notre époque délirante n’y changerait pas une virgule:

    Vivre assez longtemps pour voir changer
    Ce qui paraissait immuable
    Nous rend dangereusement étranger.
    Enfouissons-nous sous le sable.
    Autour de nous voltigent des vocables
    Inappropriés qui nous soulèvent le cœur
    Et c’est pourtant dans un même lieu inépuisable
    Du souvenir, le seul dont nous connaissons les mœurs.

    Edith Boissonnas
    Les Cahiers du chemin, no 22, octobre 1974.
    Etude, 1980, p. 41

  • La controverse des voyages de maturité

    Par Pierre Béguin

    Lundi soir, au journal de Léman bleu, deux collégiens du Collège Calvin – une fille et un garçon comme il se doit – sont venus se plaindre des obstacles administratifs qui frappent maintenant les voyages de maturité, désormais limités au seul territoire suisse.

    D’aucuns pourraient rétorquer qu’il s’agit là d’enfants gâtés qui devraient largement se satisfaire d’un beau voyage dans notre beau pays. Ce serait oublier ce que toutes et tous nous fûmes : franchir des frontières, aller voir au-delà, est une envie légitime à cet âge, et spécialement pour un voyage qui est avant tout un rituel de passage. Oublier aussi qu’il est des choses qu’on ne peut pas voir ni faire en Suisse, et que, à tout bien considérer, Paris, Munich, Milan ou même Florence ne sont guère plus éloignés (voire moins) en distance et en temps que le fin fond des Grisons. Oublier également que, pendant deux ans, les jeunes furent privés de sorties scolaires comme de divertissements. Oublier encore que des projets de voyages de maturité ont été mis sur pied avec enthousiasme et conjointement par des enseignants et des élèves, des projets qui tous se faisaient principalement en train, l’avion étant (définitivement ?) proscrit. Oublier enfin que ces projets, qui avaient obtenu le feu vert de la direction, ont été présentés à toute une volée euphorique, et que les inscriptions se sont tenues par voie électronique le premier week-end de juin…

    Juste avant que le directeur, suite à une réunion du D11 (les 11 directeurs de collèges), fasse parvenir l’information que les voyages de maturité ne seront possibles qu’en Suisse. Motif officiel: le nombre de cas de Covid est à nouveau en augmentation et les prévisions pour cet automne sont plutôt pessimistes (les voyages de maturité ont lieu en fin d’été, trois semaines après la rentrée et des vacances où chaque famille est libre d’aller où bon lui semble… mais n’ergotons pas !). Les restrictions de déplacement sont donc reconduites par le DIP, sans concertation, sans qu’aucune autorité agréée – gouvernement ou task force – n’ait donnée des directives en ce sens, et sans que l’information n’ait clairement été ventilée dans les établissements. C’est peut-être là le principal reproche qu’on peut lui faire. Cette décision a été prise, semble-t-il, le 30 mai, alors que les élèves avaient depuis longtemps imaginé et conçu leurs projets. D’où leur mécontentement légitime. Pour le reste, la menace Covid n’est ni à surestimer ni à sous-estimer, et il me semble cohérent de la part du DIP de s’en préoccuper en prenant par avance les mesures qu’il croit adéquates, ou en anticipant celles que pourraient adopter nos voisins.

    Toutefois, à titre personnel – cette opinion n’engage que moi – je pense que le Covid a bon dos. Je soupçonne le DIP d’avoir également peur de prêter le flanc à la critique en encourageant – ou simplement en autorisant – des voyages hors frontières auxquels on pourrait reprocher leur empreinte carbone, fussent-ils effectués en train. Pour dérisoire, voire absurde, que paraît cette posture, sur ce point du moins, je respecte la position du DIP. Après tout, elle est largement partagée par la jeunesse estudiantine, et il est logique – pour ne pas dire pédagogique – que cette dernière soit confrontée aux conséquences de ses choix, à plus forte raison quand lesdites conséquences limitent ses libertés.

    Je me contenterai de préciser que ma fille aînée, en section bilingue au collège Calvin mais, depuis septembre dernier et jusqu’à fin juillet, effectuant sa deuxième année dans un gymnase allemand près de Stuttgart, est partie, elle et toute sa volée, en voyage scolaire en Pologne, alors que l’Allemagne, sans même parler de mesures sanitaires extrêmement strictes, est autrement plus pointilleuse que la Suisse sur les principes écologiques et l’empreinte carbone. Le DIP ne serait-il pas plus royaliste que le Roi ? Ou plus craintif que le plus pleutre de ses courtisans?

    Mais il reste toutefois des décisions ou des prises de position que je ne lui pardonne pas. À commencer par son matraquage idéologique, au nom du Bien, en l’absence de tout recul critique et au mépris des conséquences sur le psychisme d’une jeunesse que le DIP devrait ouvrir à la complexité du monde, et qu’il ne fait que formater à sa vision la plus élémentaire. Permettre officiellement à des élèves, au mépris de règles sanitaires pourtant strictement imposées à l’intérieur des établissements, de sauter les cours afin d’aller manifester pour «sauver le climat et la planète», tout en s’enorgueillissant d’un tel engagement de notre jeunesse, fut un épisode lamentable – parmi d’autres – qui en dit long sur la gestion de ce département, et qui aurait logiquement dû entraîner quelques démissions, à commencer par celle de sa cheffe. Pour citer Thierry Godefridi*, père de Drieu: «Faut-il s’enorgueillir de ce que l’on fasse défiler des enfants ? Quand des enfants sont instrumentalisés en faveur de l’une ou l’autre cause, c’est généralement un signe de déliquescence pour l’Humanité. Que l’on se souvienne de ces défilés d’enfants dans les dictatures communistes et national-socialistes du siècle dernier (…) Il est facile de mobiliser des enfants quand on leur dit que la vie sur Terre est en voie d’irrémédiable extinction et qu’ils mourront dans les 10 à 20 prochaines années, à moins que l’on ne fasse quelque choses maintenant tout de suite avant qu’il ne soit trop tard». Et c’est exactement dans cet état d’anxiété avancé, finalement dénoncé par des psychologues britanniques, que ma fille cadette est sortie, à 13 ans à peine, d’un cours de géographie en 9e du CO où une enseignante très engagée, sur la base d’un article de La Tribune de Genève, lui avait prédit, pour ses 30 ans, au minimum huit degrés de réchauffement et l’Apocalypse. Qu’un département de l’instruction publique encourage ce genre de discours, condamne férocement toute opposition (certains enseignants ont payé très cher leur désaccord, et même leurs doutes) sans prendre en considération les dommages colatéraux d’un tel alarmisme sur le psychisme d’une jeunesse dont il a la charge, relève de la plus criminelle incompétence (les mêmes critiques pourraient d’ailleurs être formulées contre les médias dites «mainstream», à commencer par La Tribune).

    L’année prochaine, Mme Emery-Torracinta aura terminé un mandat pour lequel elle fut accueillie comme le Messie et qu’elle quittera par la toute petite porte, au grand soulagement de tous. Pour le bien, et peut-être le salut de ce département – n’en déplaise à beaucoup d’enseignants – il est à souhaiter qu’un élu de droite en ait la charge, en vertu d’un tournus devenu désormais indispensable. Les électeurs, les partis et nos futurs élus auront-ils cette sagesse ?

     

    * Ecologie et idéologie du climat, Palingénésie, décembre 2019

     

     

  • Sauver le climat!

    Par Pierre Béguin

    «Autrement dit : il faut dramatiser, inquiéter, amplifier, exagérer, faire peur, c’est-à-dire tout le contraire de penser, examiner, réfléchir, débattre. On ne pense plus, on récite ; on n’examine plus, on assène ; on ne réfléchit plus, on psalmodie ; on ne débat plus, on insulte, on excommunie, on anathémise. On ventile...»    (Michel Onfray)

    «Il va falloir rouler moins pour sauver le climat» titre les manchettes de la Julie. Je m’étonne que cette formulation «sauver le climat» ne suscite pas de réactions autour de moi. À force d’être martelés par les médias, brandis comme des étendards par des militants, répétés, sans distance critique, par Monsieur et Madame Tout le Monde qui ne font plus que bêler le catéchisme psalmodié par l’Évangile selon Saint GIEC, ces «objectifs» – «sauver le climat», «sauver la planète» – sont devenus dans notre entendement des enjeux à notre portée, parfaitement maîtrisables, pour autant que nous suivions un certains nombre de consignes et que nous acceptions un certain nombre de contraintes. Comme si nous possédions les connaissances, les formules, qui nous permettraient de contrôler le climat et la planète. «Qu’est-ce que tu fais demain ? Demain, bof ! la routine, je vais sauver le climat et puis j’irai me prendre un café croissant chez Martel». En réalité, il s’agit d’une posture totalement démiurgique dont je m’étonne qu’elle soit reléguée si simplement à hauteur d’homme. Pour qui nous prenons-nous ?! Pour des dieux?

    Il suffirait pourtant de modifier un paradigme pour que l’absurde prétention de cette formule nous saute aux yeux. Remplaçons «climat» ou «planète» par «monde» : «Papa, quand je serai grand, je veux sauver le monde ! C’est bien mon p’tit ! En attendant essaie de réussir ton année scolaire.»

    Soyons sérieux : personne ne maîtrise le climat, personne n’a la moindre idée de l’infinie complexité qui régule ses lois et ses variations. Réduire son fonctionnement, et son réchauffement, au seul CO2, au moyen de modélisations qui ont déjà fait la preuve de leur inefficience, tient de la propagande, de la religion – ou de l’hérésie scientifique, c’est selon.

    A l’école primaire, on m’a enseigné que «Groenland» voulait dire «pays vert», que les Vikings avaient probablement utilisé ce tremplin de verdure pour atteindre ce que nous appellerons plus tard l’Amérique, et que tout cela se passait dans des temps pas si éloignés du nôtre, bien après l’homme de Cro-Magnon. On m’a dit que les Pierres du Niton avaient été charriées par le glacier du Rhône qui s’étendait alors jusqu’à Lyon. Plus tard, au cours de latin, Tite-Live m’a appris qu’Hannibal et son armée, au début de la deuxième guerre punique (218 av. J.C.), avaient traversé les Alpes avec des éléphants – non pas en été mais au mois de novembre, s’il vous plaît ! – par La Tarentaise, le col du Petit Saint-Bernard ou les cols unissant la vallée de la Maurienne, on ne sait pas exactement. Qu’importe! Il a traversé. En quinze jours. Et même que durant l’Antiquité un tel périple n’était pas exceptionnel, prétendent les historiens. Essayez d’entreprendre une telle expédition, qui plus est avec des éléphants et au mois de novembre, à notre époque d’«urgence» climatique (ou de «crise» ou de «dérèglement», comme vous voudrez) qui ne nous laisse, selon les plus optimistes de nos Cassandre, que quelques décennies de sursis! Par rapport aux temps des Vikings ou d’Hannibal, il semble que nous ayons encore de la marge.

    Comprenez-moi bien ! Roulez moins en voiture, j’approuve. Diminuer au maximum nos vols en avion, j’approuve. Lutter énergiquement contre les marées de plastique, j’approuve. Manger moins de viande, même en n’étant pas un élu écologiste et même en privé, j’approuve. Supprimer le charbon et, à terme raisonnable, le pétrole et le gaz (surtout le gaz de schiste dont les E.-U. vont nous abreuver), j’approuve. Favoriser la transition énergétique – à l’exception des éoliennes qui sont une véritable catastrophe écologique – j’approuve aussi. J’approuve tout. A condition que cela se fasse dans la réflexion et dans des délais qui permettent une transition sans heurts, loin des peurs, des menaces, des religions du climat, du fanatisme dont le capitalisme vert fait actuellement son beurre. Je comprends que la principale menace pour notre civilisation (et non pour la planète qui se portera très bien même après notre passage programmé) – l’explosion démographique – nous impose des contraintes, des limitations drastiques de nos libertés, avant qu’elle ne se transforme en curée en nous dressant tous les uns contre les autres faute de ressources et de territoires (Aïe ! Voilà que je cède moi aussi au catastrophisme à la Mad Max; la contamination, que voulez-vous!) Mais de grâce, puisque la Bien-pensance nous empêche de désigner les vrais problèmes, qu’on cesse cette litanie du pire qui ne mène qu’à des décisions aussi hâtives qu’aberrantes, et qui, en finalité, ne font qu’accroître l’empreinte énergétique que nous entendons combattre ! «Je veux que vous paniquiez!» répétait Greta, l’icône marketing du nouveau marché capitaliste vert, heureusement reléguée aux oubliettes – espérons-le – définitivement. Et bien non! Assez de peurs! Assez de panique! Assez de cataclysmes! La planète en a vu bien d’autres, et des bien pires !

    Alors si nos autorités genevoises veulent nous imposer des contraintes, des limitations à nos libertés, qu’elles s’en expliquent ouvertement, sans se cacher derrière le lénifiant discours de l’urgence climatique. Comme si, dans notre minuscule parcelle de terrain, nous avions la totale compréhension et la maîtrise des lois climatiques, et la capacité d’influencer sur quoi que ce soit de la planète ou de l’univers.

    Quelle prétention ! - Je viens de recevoir un courriel de la Maison Rousseau et de la Littérature m’invitant à une conférence sur «L’approche queer de la traduction», accompagné de cette question : «Et si la théorie queer permettait la traduction de manière à échapper au déterminisme et au naturalisme ?» Non, non, non, les frères Jacques – Derrida et Lacan – ne sont pas morts ! Et la théorie genre est aussi démiurgique et délirante que la politique climatique ! Au secours ! Ils se prennent tous pour Dieu !

    Allez ! En vérité je vous le dis, un peu de mesure, un peu d’humilité, un peu de lucidité, et beaucoup de bon sens devraient suffire à notre survie. Même passé 2050…

  • De la musique avant tout chose (Jean-Jacques Busino)

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegJean-Jacques Busino aime le café, très noir et bien serré. Depuis Un café, une cigarette* (1993), son premier livre, on ne compte plus les personnages qui se rencontrent autour d'un petit noir. Après 11 ans d'absence, Busino nous revient avec un grand roman choral, Le Ciel se couvre**, plus proche de Cancer du Capricorne (2011) que de ses premiers polars. 

    Dans ce livre ambitieux et touffu, Busino donne la parole à un mort, Solal, dit Sol, grand manitou d'une communauté libertaire (et écolo) qui a investi les maisons d'un village abandonné. Sol vient de mourir, mais sa mort  est suspecte (assassinat ? suicide ? OD ?). images-1.jpegDésormais investi du rôle de nouveau patriarche, son fils Jésus va tenter de faire toute la lumière sur cette disparition étrange. Et son enquête, bien sûr, révélera des scandales et des secrets qui vont ébranler l'équilibre fragile de cette communauté villageoise. 

    Il y a de tout dans ce roman dense et corrosif : une source d'eau polluée par Monsanto, des idéaux écolos trahis, un comptable véreux, un gigolo, des femmes en mal d'amour et des adolescent(e)s en pleine révolte, une journaliste qui envoie à son journal des reportages édifiants, un peintre éperdument épris de son modèle, des avocats sans scrupules, des jeunes gens tentés par l'action directe — c'est-à-dire le terrorisme…

    Impossible de résumer ce roman qui est une ruche bourdonnante de voix et de visages ! On pourrait reprocher à l'auteur de trop en faire, de traiter dans son livre trop de thèmes à la fois (l'écologie, le féminisme, Monsanto, l'inertie politique, etc.). Mais cela donne une fresque saisissante du monde actuel, avec ses ombres et ses lumières, ses âmes pures et ses âmes damnées. Plus le roman avance, plus l'auteur aime à sonder la nuit, à s'y balader et à s'y perdre. Il reconstitue à merveille une petite société utopique, dystopique, comme on dit aujourd'hui, avec une humanité rare, un souffle baroque qui laisse souvent le lecteur hors d'haleine.

    images-2.jpegTous ceux (comme moi) qui avaient aimé le terrible et beau Cancer du Capricorne (2011) aimeront ce livre intense et passionné où la musique (Neil Young, Robert Fripp et King Crimson, les Pink Floyd) a toujours le dernier mot.

    « Les seuls récits qui évoquent ce que nous aurions pu être sont écrits en musique. Une succession d'accords sur lesquels se promènent des prophètes de la perfection. Le son de la guitare de David Gilmour caressee la peau et pénètres la chair sans faire de dégâts. Ses notes résonnent jusqu'à ce que nos abjectes habitudes reprennent le dessus. Quand Robert Wyatt prête sa voix aux chanssons de Pink Floyd, l'existence des anges devient une certitude. »

    * Jean-Jacques Busino, Un café, une cigarette, roman, Rivages noir, 1993.

    ** Jean-Jacques Busino, Le Ciel se couvre, BSN Press, 2022.

  • En quête du père (Metin Arditi)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown.jpegDans les livres de Metin Arditi, le père brille souvent par son absence. Une absence centrale, fondatrice, essentielle. Et tout s'organise, dirait-on, autour de cette figure absente, quelquefois idéalisée ou fantasmée. On se rappelle le beau Loin des bras (2009) (qui initiait le thème de l'enfant mis en pension, loin des siens), Le Turquetto (2011) et, plus récemment, Mon père sur mes épaules (2017). 

    Son dernier roman, Tu seras mon père*, reprend ce thème fondateur sous un angle original. Nous sommes ici dans l'Italie des années de plomb, celle de la Démocratie chrétienne agonisante, du « Compromis historique » et, bien sûr, des Brigades rouges. images.pngLe roman commence à Vérone en juillet 1978. Renato, le personnage principal, a sept ans. C'est l'image même de l'innocence et de la beauté. Il est le fils d'un homme qui a fait fortune dans le commerce des glaces (i gelati), Francesco Barro, et se trouve, pour cette raison (absurde) en tête de liste des cibles privilégiées des Brigadistes. Il sera enlevé, puis relâché contre rançon, mais tellement affecté par son enlèvement qu'il finira par se jeter du haut d'un pont sur l'Adige…

    images-1.jpegC'est l'amorce de ce roman vif et brillant qui, bien vite, retournera en Suisse, puisque Renato sera mis en pension dans un internat sur la côte vaudoise, près de Lutry. C'est là que Renato va faire la connaissance de Paolo Mantegazza, son professeur de théâtre, avec qui il va se lier et qui deviendra, à sa manière, un second père — un père de substitution.

    Toute la période vaudoise, à Lutry, nous vaut quelques beaux portraits et l'atmosphère, à la fois agressive et mélancolique (tous les pensionnaires ont perdu un père, une mère, un frère ou une sœur), est parfaitement rendue. Cela rappelle Loin des bras et l'on sent Arditi au plus près de ses émotions d'enfant « abandonné » dans un pensionnat privé. Cela nous vaut, également, un beau portrait de femme, Josy, une Américaine qui vient donner des cours de street dance à l'Institut, mais se sent en exil (comme tous les personnages d'Arditi, toujours un peu déracinés). 

    Certains indices troublants vont lancer Renato sur la piste du passé de ce père de substitution trop bon pour être vrai. Lors d'un séjour dans le Trentino, il compulsera les archives du journal local, interrogera un ancien journaliste, et découvrira la vérité.

    images.jpegCe pourrait être l'arrêt de mort du livre et sa conclusion : la mise au point d'une vengeance implacable de la part de Renato, floué et malheureux. Mais le roman se poursuit. La pièce de théâtre que préparent les pensionnaires — À chacun sa vérité, écrite en 1917 par Luigi Pirandello, et montée à Genève par Claude Stratz à la Comédie — est jouée, comme si de rien n'était. Et remporte un triomphe.

    Mais bientôt tout éclate et se brise. Nous sommes dix ans plus tard, en décembre 1989. Pour la seconde fois, Renato perd une figure paternelle. Ce sera l'occasion d'une renaissance (Re-nato : Re-né en français) et l'espoir d'une nouvelle vie. 

    Le roman pourrait s'arrêter là. Mais Arditi — qui n'est ni Schopenhauer ni Cioran (!) — aime les fins heureuses. Et celle qu'il nous propose, une sorte de quatuor (quelque peu improbable) sur la côte californienne, près de Stanford, est à la fois originale et astucieuse. Une manière de concilier ce qui, à première vue, paraît inconciliable. Au cœur de cette (ré)conciliation : le pardon. Et l'idée qu'un père de remplacement, malgré tous ses défauts, ses mensonges, ses erreurs passées, peut servir de tuteur à l'orphelin qui tâtonne dans le noir en quête de père. 

    Un beau roman, au rythme vif et enlevé, qui élargit la palette de Metin Arditi.

    * Metin Arditi, Tu seras mon père, roman, Grasset, 2022.

  • Un jardin en Australie

    Par Anne Brécart

    Un jardin peut être une œuvre d’art, l’œuvre d’une vie ou encore un paradis retrouvé. Le jardin dont il est question dans le roman de Sylvie Tanette est un endroit très particulier : c’est le lieu mythique que les morts ne quittent pas. 
    Deux femmes de deux générations différentes se succèdent dans ce jardin situé dans les territoires du nord, face à l’immensité sèche et poudreuse du désert australien. L’une est morte et observe la vivante qui, venue de France, s’approprie peu à peu ce domaine recouvert de poussière rouge. Depuis le porche de sa maison, Anne, l’ancienne propriétaire, suit du regard la jeune femme, Valérie, qui vient d’acheter sa maison. Valérie est tombée amoureuse de cet endroit improbable à la lisière du désert. Cette terre ingrate, sèche en été et boueuse à la saison des pluies est celle des aborigènes mais aussi celle des colons venus d’Irlande ou d’Angleterre. 
    Dans les années 1930, Ann la morte a rêvé de transformer ce pays aride en jardin d’Eden où pousseraient des orangers mais le lieu et le climat ont été plus forts qu’elle et ont eu raison de ses aspirations qu’elle qualifie elle-même d’absurdes. Elle payera chèrement son obstination et sa vision utopique. 
    Valérie la vivante a une petite fille qui ne parle pas alors qu’elle a largement dépassé l’âge des premiers balbutiements. Les visites au psy sont l’occasion, pour le lecteur, de découvrir l’histoire familiale de Valérie qui, bien qu’elle vienne de France, semble mieux comprendre ce pays que ne l’a fait sa prédécesseuse. Au lieu de lui imposer un rêve venu d’un autre continent elle essaie, au contraire, de valoriser l’esprit des lieux notamment à travers son travail qui consiste à organiser un festival d’art dans la petite ville provinciale de Salinasburg. 
    Ces deux femmes que le temps sépare sont néanmoins engagées dans une relation salvatrice où chacune de manière paradoxale aide l’autre. C’est ce dialogue silencieux et improbable qui fait la poésie de ce roman. Ainsi la morte observe les allées et venues de Valérie la vivante autour de la maison. Elle apprécie les efforts déployés pour retrouver le jardin enfoui sous la terre rouge. Et ce sera grâce à Ann et à son journal caché dans la petite maison en bois que l’enfant mutique retrouvera la parole. 
    La question de la transmission, du passage de témoin entre les deux femmes qui ont toutes deux fui leur famille traverse le récit. Comment peut-on transmettre la révolte, la soif de nouveauté puisque justement ces aspirations se développent loin de tout héritage ? Ce n’est pas par hasard qu’Ann la morte adopte Valérie et la laisse s’installer dans son ancien domaine. Elles sont de la même trempe, ayant fui leur milieu d’origine en quête d’un monde nouveau elles sont prêtes à se construire loin de tout déterminisme. 

    Sylvie Tanette, Un jardin en Australie, Editions Grasset 2019