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Blogres - Page 2

  • Dans l'attente d'un autre ciel

    Par Pierre Béguin

    Le 9 novembre dernier, Damien Murith, pour Dans l’attente d’un autre ciel, recevait le Prix de la ville de Carouge Yvette Z’Graggen, donné en association avec la ville de Carouge, La Maison Rousseau et de la littérature, et la Compagnie des Mots. En tant que Président du jury, il me revenait la plaisante tâche de faire la «Laudatio» du livre récompensé. La voici ci-dessous dans son intégralité:

    «Quand on a enseigné, comme moi, la littérature pendant plus de trente ans, qu’on a semé dans des énoncés de semestrielles ou d’examens de maturité des centaines et des centaines de citations d’auteurs, on ne peut plus lire un texte sans que la mémoire nous régurgite quelques unes de ces citations que la lecture a réveillées.

    Lorsque j’ai lu Dans l’attente d’un autre ciel, trois citations, au gré des pages, se sont imposées à mon esprit, et pas des moindres.

    - La première, presque immédiatement, de Paul Valéry: «La poésie est l’ambition d’un discours qui soit chargé de plus de sens et mêlé de plus de musique que le langage ordinaire n’en porte et ne peut en porter». Pour l’anecdote, cette citation – j’ai vérifié – figure dans un examen de maturité de 1996. Et pourtant, cette lecture l’a fait ressurgir dès les premières pages. Il faut dire que toute personne ayant lu Dans l’attente d’un autre ciel tisse immédiatement un lien avec cette définition que donne Valéry de la poésie.

    - La seconde, rendue aussi évidente pour moi par le fait qu’elle émane d’un de mes trois poètes de prédilection, Pierre Reverdy: «Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible; c’est pourquoi l’on compte beaucoup sur ce qui se passe entre les lignes». L’indicible. Entre les lignes, et également entre les séquences, les paragraphes, les parties. Là encore, chacun d’entre vous aura compris en quoi cette définition de Reverdy illustre le texte de notre lauréat.

    - Enfin, mais tout le monde connaît cette fameuse phrase de Paul Eluard: «Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches. Leur principale qualité est non pas d’évoquer, mais d’inspirer».

    J’imagine que Damien Murith, s’il avait pu être présent parmi nous, n’aurait pas été fâché d’apprendre que son texte convoque spontanément à sa lecture des poètes comme Valéry, Reverdy et Eluard. Et ces références sont parfaitement fondées et méritées.

    D’abord, il s’agit de citations qui, toutes trois, définissent la poésie, et non le roman. Si Dans l’attente d’un autre ciel emprunte aux codes du roman, s’il oscille entre poésie et texte narratif, il penche à mon sens plus souvent du côté de la poésie. Par cette écriture «taillée au couteau» (pour reprendre l’expression d’Annie Ernaux), par ce style décapé, jusqu’à la substantifique moelle, capable d’extraire l’essence des choses. Nous sommes dans l’ellipse. Il n’y a pas un mot de trop, pas une lettre de trop, et c’est exactement ça l’ambition du discours poétique tel que le définit Valéry. Et puis, il y a l’indicible dont parle Reverdy, cette part d’indicible où se cristallise, dans le texte de Damien Murith, un mélange d’ennui, de froid, de peur, d’abandon, de solitude, de souffrance, celle de Léo, l’enfant qui doit grandir et devenir un homme en dépit de tout, de l’abandon du père, des démissions de la mère, de ce «lieu clos et froid où épuisé plus rien ne fait signe». Et c’est bien dans les marges, dans les espaces blancs séparant cette suite d’instantanés, qui composent le tissus textuel, que se déploie le narratif, un narratif pour ainsi dire donné comme une somme de négatifs, que la capacité du lecteur à se représenter le non dit, le suggéré, devra développer, comme on développe une photo. Car ce lecteur est appelé, comme dans toute expérience poétique, à faire sa part de travail pour que surgisse le sens. Et alors seulement se produit ce qu’on peut appeler le miracle littéraire: la rencontre avec l’autre. L’expérience intime, transcendée par l’excellence formelle, devient un lieu d’ouverture à l’universel, et Leo, l’enfant abandonné, un peu de nous-mêmes.

    Comme l’a très bien exprimé un membre de notre jury: «Dans l’attente d’un autre ciel se lit comme un vitrail. Chaque pièce est une prose poétique. Le lecteur reconstruit une narration à première vue éclatée, se surprend à jouir de sa propre émotion, éveillées par taches successives. La lecture devient la clé d’une mosaïque surprenante et implacable».

    Dans sa structure, ce vitrail, cette mosaïque, se compose de 5 parties, elles-mêmes composées d’un nombre inégal de ce que je nommerais des séquences, des sortes d’instantanés, eux-mêmes de longueur inégale, allant d’une phrase, d’un paragraphe, d’une page.

    La première partie, de loin la plus longue – elle se compose de 45 séquences –, pose le décor lugubre, l’atmosphère anxiogène, étouffante, poisseuse, les tours grises de béton, l’appartement insalubre qui pue l’urine de chat, le terrain de basket-ball, unique échappatoire; et les personnages, la mère qui attend à la folie l’impossible retour du père, les voisins qui se plaignent, toutes ces relations qui ne se nouent jamais, et finissent par creuser ce vide qui est à la fois celui du lieu et de la désertion de tout ce qui permet à l’humain de se former et d’exister.

    La seconde partie, plus courte – 9 séquences – est une sorte de respiration – de quart-temps pour filer la métaphore du basket-ball –, qui voit l’arrivée de juillet, du soleil, du bleu... et son cortège d’illusions, l’illusion d’une brève rencontre avec la mère, le temps des vacances d’été.

    La troisième partie, c’est justement les 18 séquences qui racontent le voyage avec la mère. Le narrateur change, c’est le surgissement du «tu» comme si la mère, cette fois, s’adressait à Léo, à son fils enfin aimé. Un moment de suspension où s’infiltrent les cruelles illusions, l’illusion de l’amour retrouvé, de l’échange, de la tendresse maternelle, l’illusion d’un nouveau départ.

    Des illusions fracassées par le retour à l’appartement. C’est la quatrième partie, c’est l’automne, c’est la grisaille, c’est la lourdeur, et c’est l’amertume.

    Et enfin la cinquième partie, l’épilogue en trois brèves séquences, Léo devenu adulte et revenant sur les lieux de son enfance, de ses souffrances, de son complexe d’abandon. Avec le retour du «tu» narratif, mais cette fois inversé, Léo s’adressant à sa mère, à l’absente, dorénavant. Écoutons-le: «J’ai levé les yeux vers les fenêtres du 13e étage, et j’ai revécu tes silences, j’ai ressenti tes absences, le souffle glacé de tes violences. Alitée dans le passé, m’entendais-tu supplier des maintenant de jasmin, de chocolat, de notes de musique?» En dépit de tout ce qui pouvait entraver, chez l’enfant, la naissance de l’adulte, la transformation s’est effectuée, le miracle de la chrysalide semble avoir opéré, et avec lui l’espoir d’un autre ciel. Et c’est bien sur ces mots sublimes que se conclue cet itinéraire d’un enfant livré à lui-même: «Je veux imaginer possible la traversée de tous les déserts, et comme le mauve de l’aube, croire à la beauté d’un autre ciel».

    Car il ne faut pas oublier l’espoir, dans cette prose poétique qu’est le récit de Damien Murith. En dépit de tout, l’espoir s’entête, il s’obstine, il résiste tout au long de cet itinéraire douloureux. Il y a bien quelques traits lumineux dans la grisaille, l’école, le chat complice, mais c’est surtout le basket-ball qui fait office de rédemption.

    Les dix séquences qui renvoient au basket-ball sont disséminées dans les 4 premières parties – comme les quart-temps d’une partie de basket-ball – et se distinguent par l’emploi de l’italique, et une voix qu’on peut identifier à celle d’un entraîneur distillant ses conseils à un jeune joueur. Des conseils qui sont autant de leçons de vie, et qui finissent par former un cadre susceptible de remplacer celui, défaillant, de la famille, et permettre à Léo de s’appuyer sur une base solide pour grandir.

    Voyons, pour terminer, quels enseignements, transposables à sa future vie d’adulte, le basket-ball apprend à Léo:

    - Toujours garder confiance: le panier est juste assez grand pour laisser passer le ballon. Et pourtant, le ballon va passer, des dizaines de fois.

    - Ne jamais perdre de vue son objectif: ce ballon, qu’on ne doit pas quitter des yeux.

    - Développer l’instinct de lutte, de résistance: contrer l’adversaire, l’empêcher de marquer un panier, tout aussi important que d’en marquer un.

    - Développer le sens du rythme: perdre le rythme, c’est perdre le ballon, et perdre le ballon, c’est perdre l’objectif.

    - Toujours se référer à des exemples de réussite: les stars qui ont marqué l’histoire du basket-ball.

    - Développer le sens de l’improvisation: faire le bon choix, en une fraction de seconde, presque instinctivement.

    - Développer son mental: contrairement aux muscles, la tête ne se repose jamais, même durant les pauses.

    - Développer le sens de la ruse, indispensable en politique: faire semblant de partir à gauche, et dribbler à droite. Entre le mensonge et la vérité, il n’y a parfois qu’un ballon de basket-ball.

    - Apprendre à faire abstraction de son handicap, à miser aussi sur ses points faibles: le basket, ce n’est pas que pour les grands: Muggsy Bogues, le plus petit joueur de l’histoire de la NBA, mesurait 1,59 et il sautait si haut qu’il parvenait à contrer des géants de 2 mètre 14.

    - Apprendre à dominer sa peur: celle du public, de l’adversaire, de mal jouer, de perdre.

    Outre la beauté formelle, dont nous avons déjà largement parlé, c’est de cela, de tous ces apprentissages dispensés par le sport, par le basket-ball en l’occurrence, que se nourrit l’attente d’un autre ciel."

  • De la question du suicide assisté

    Par Pierre Béguin

    "Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l'heure" (Matthieu 25,13)

    Je lis régulièrement, sur les blogs de la Tribune, les billets de M. Michel Salamolard concernant le suicide assisté, je suis au courant du vote du 27 novembre en Valais concernant la loi sur la fin de vie. Et bien que n'étant pas Valaisan, j'aimerais réagir sur une épreuve que j'ai vécue dans mes tripes et dans mon coeur. Je connais toutes les affres qui agitent un proche entré malgré lui dans le secret des dieux: savoir à l'avance ce qu'aucun être humain ne devrait savoir. Je sais par expérience que nous ne sommes pas programmés pour cela, ce qui ne m'empêchera pas, mon tour venant, de m'inscrire à Exit. A l'image de mes parents:

    Le 28 avril 2008, à 14 h, comme ils l'avaient planifié depuis un mois, mon père et ma mère buvaient ensemble la potion létale que leur fournissaient deux médecins d'Exit. Je les revois comme si la scène se déroulait maintenant: tous les deux allongés sur leur lit, dans cette chambre de la maison familiale où ils ont dormi pendant 60 ans; ils viennent de boire la potion, ils se tiennent par la main, ils ont l'air serein; ma mère a alors cette ultime demande au médecin: "Pouvez-vous m'aider à tourner un peu ma tête sur la droite? Avant de mourir, je veux voir mon mari, je veux mourir en regardant mon mari"; et c'est ainsi qu'ils se sont endormis (car on s'endort avant de mourir), allongés sur leur lit nuptial, main dans la main, en se regardant et en se remerciant l'un l'autre de cette longue vie de couple heureuse, lui dans a 89e année, elle dans sa 82e année, les deux en bons protestants; pendant ce temps, j'en suis réduit à guetter sous les draps l'épouvantable immobilité des corps qui n'ont plus le soulèvement léger de la respiration, et je songe qu'il doit bien exister un mot, une formule, pour exprimer cette confiance avec laquelle deux êtres se donnent non la mort, mais cette paix, cette quiétude et cet amour qui tiennent dans le seul réconfort d'une main. Ils s'en sont allés ensembles, dignement, comme ils ont toujours vécu, les yeux fermés et le coeur grand ouvert, exactement comme ils l'avaient planifié. Il y a quelques mois, ce fut au tour de ma marraine, que j'aimais profondément, de suivre le même chemin, en bonne catholique, dans sa 87e année.

    Avant d'aller plus loin, je veux être très clair sur ma position: je suis un fervent défenseur d'Exit. Je considère comme une chance exceptionnelle de pouvoir, le cas échéant, en toute liberté, opter pour un choix qui ne regarde personne d'autres que le sujet concerné. Et je remercie l'Association Exit d'oeuvrer en ce sens.

    Mais j'aimerais attirer l'attention sur deux points essentiels.

    1. La grande intelligence de la Suisse, c'est de permettre l'existence d'Exit non par une loi mais par un vide juridique. L'article 114 du code pénal suisse exclut l'euthanasie active: "Celui qui, cédant à un mobile honorable, notamment à la pitié, aura donné la mort à une personne sur la demande sérieuse et insistante de celle-ci, sera puni d'une peine privative de liberté ou d'une peine pécuniaire". L'article 115 de ce même code pénal suisse punit le suicide assisté pour des motifs égoïstes: "Celui qui, poussé par des motifs égoïstes, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance en vue du suicide, sera, si le suicide a été consommé ou tenté, puni de la réclusion pour cinq ans au plus ou d'une peine pécuniaire". C'est sur la base de ces deux articles que le suicide assisté, pour des motifs non égoïstes, n'est pas punissable en Suisse. En clair, le suicide assisté pour des motifs non égoïstes n'est pas explicitement permis par la loi suisse, il est simplement juridiquement non punissable. Mais pour autant que les conditions soient réunies - et elles étaient plus contraignantes il y a quinze ans que maintenant -, l'accès à ce "vide" juridique garantit cette liberté, que je trouve fondamentale, de sortir de la vie avant d'atteindre un état qui en serait la négation même. En ce sens, je ne vois pas d'un très bon oeil l'apparition d'un attirail juridique susceptible d'encadrer un acte qui devrait rester, par essence, un acte libre: la possibilité offerte à chaque personne de mourir en conformité avec les règles, les idées, les croyances qui ont guidé son existence. S'il est évident, pour un croyant, de considérer que sa vie ne lui appartient pas, que si Dieu la lui a donnée, Dieu seul peut la lui reprendre, pour un athée, ce schéma ne fait simplement pas sens...

    2. Il convient également de questionner sans cesse les limites dans lesquelles peut s'exercer cette liberté. A trop vouloir étendre son champ d'action, on risque de la réduire à néant (et sur ce plan, je rejoins M. Salamolard). C'est en ce sens que je me permets de ressortir un billet écrit en février 2013, à la suite de mon livre Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure paru en janvier 2013 (éditions Philippe Rey, Paris), billet qui répondait à un article paru dans The Guardian. Mon billet s'intitulait "Vieillards suicidés au champ d'honneur". Presque dix ans plus tard, je n'en change pas un mot:

    "Après lecture de mon livre Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, traitant du suicide assisté, et en écho à un passage du livre, une personne m’envoie une lettre faisant référence à un article paru dans The Guardian du 22 janvier 2013 dans lequel un politicien japonais prie ses concitoyens de mourir le plus vite possible avant d’être à charge de la société.

    Le ministre des Finances Taro Aso accable ses compatriotes âgés d’un lourd sentiment de culpabilité dans le cadre des réformes d’austérité qu’il impose au pays. Vu le vieillissement de la population, la sécurité sociale japonaise est aux abois. Le Japon compte en effet un tiers d’habitants (et d’électeurs...) de plus de 60 ans (environ 30 millions). Une facture lourde à digérer pour l’état nippon. Le grand échiquier japonais, également vice-Premier ministre, estime que les personnes âgées ne devraient pas prolonger inutilement la fin de leur existence. Mourir à temps - et si possible plus tôt que tard - est à ses yeux une bonne économie. «Que Dieu vous préserve de continuer à vivre alors que vous voulez mourir», déclare Taro Aso. «Je ne pourrais pas me réveiller le matin en sachant que c’est l’Etat qui paie tout ça pour moi».

    Le ministre de 72 ans*, bien connu pour ne pas mâcher ses mots, affirme avoir ordonné à ses proches de l’euthanasier quand son heure serait venue. Dans son discours, il cible les «gens pendus au bout d’un Baxter» et leur entourage qu’il culpabilise avec des mots très durs: «La problématique des dépenses faramineuses en gériatrie ne sera résolue que si vous les incitez à se dépêcher de mourir». Enfin, il désigne les plus vieux patients incapables de se nourrir eux-mêmes des «tube people», précisant qu’un patient au stade final coûte plusieurs millions de yens par mois (toujours ce lien entre «dette et faute» dont je parlais dans un billet précédent, Schuld und Schulden).

    J’adhère totalement au principe de l’aide au suicide, même si quelques médias français semblent s’obstiner à me faire dire le contraire, comme L’Express récemment encore. L’expérience de mes parents n’a sur le fond pas modifié ma position: «aux limites de l’existence, aux territoires de l’extrême solitude, personne ne peut rien imposer à personne» (p. 84). Et quand j’interroge le suicide assisté, ce n’est pas pour le remettre en cause mais bien pour en tester les limites. Après tout, le ministre japonais, outre qu'il en appelle à de vieilles traditions de sepuku, ne fait que réciter le credo néolibéral sans détour hypocrite (disons-le, avec une grossièreté hallucinante), poussant sa logique jusqu’au bout. L’intrusion d’une idéologie du profit et de la performance dans chaque strate de l’activité humaine, dans chaque relation sociale entre individus, aux dépens de toutes les autres valeurs qui encadrent la société et qui en fondent «le vivre ensemble», colonise l’espace social par le mercantilisme systématisé, atomise la personne par le culte du profit, et n’offre finalement au monde que le commerce comme valeur absolue, l’idéal de la performance comme réalisation de soi, l’obsession des belles voitures, des piscines privées ou des crèmes amincissantes comme stade ultime du progrès humain, le nombrilisme, le narcissisme infantile («parce que je le vaux bien!») et le bien-être égotiste comme religion et une dictature aux allures de libération comme modèle politique. Et logiquement au bout de la chaîne, pour les vieux, qu’un suicide au champ d’honneur pour le bien des finances de la patrie.

    J’exagère? Nous avons déjà un pied dans cette logique. Le vieillissement de la population et l’endettement abyssal des Etats conjugués forment un cocktail explosif, tout le monde le sait. Il faut désengager l’Etat à tout prix. Alors offrir comme solution à des personnes âgées des maisons de santé privées qui coûtent quatre fois le montant de leur rente et leur faire signer, à l’entrée, une mise en gage de tous leurs biens, le cas échéant ceux de leurs enfants en cas de donation (et bientôt dans tous les cas), c’est déjà pousser le profit (ou la confiscation) aux limites de l’existence. On avait bien compris l’importance du marché des retraités, on a maintenant compris celui des agonisants. Et quand les assurances refuseront de prendre en charge, comme certaines commencent à le faire, des médicaments trop coûteux en fin de vie, quand la gravité d’une maladie se mesurera aux sommes nécessaires pour la soigner, expirer sera définitivement devenu hors de prix. A moins d’un infarctus libérateur, plus personne, à part quelques très riches agonisants, ne pourra se payer le luxe d’une mort naturelle. Et la grande masse des citoyens déprimés trouvera alors sous ordonnance, au prix fort dans la pharmacie du supermarché le plus proche, un rayon de médicaments euthanasiques dont la publicité aura préalablement vanté les mérites. Demain au Japon, après-demain chez nous!

    «Veillez donc, car le temps viendra – il s’approche – où vous connaîtrez tous le jour et l’heure! Ce ne sera plus un choix personnel légitime mais un fait économique perfidement imposé à la conscience par une logique déshumanisée...» (Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, p. 144)".

    * Taro Aso a maintenant 82 ans, et il est toujours bien vivant. Depuis l'année dernière, il exerce les fonctions de vice-président du parti libéral-démocrate japonais.

     

  • A Michel Buhler

    Par Pierre Béguin

    Nous avions déjeuné ensemble trois jours plus tôt avec sa femme Anne et Bernard Campiche, son éditeur et ami. C’était jeudi dernier. De chez lui, à Sainte-Croix, nous étions allés au Bullet, le village d’à côté où habitait son accordéoniste Nono Muller. Le territoire ennemi, «dans le temps jadis», quand on y rossait un jeune saint-crix outrecuidant venu draguer une fille du Bullet. Et vice-versa. Prudent, Michel ne s’y était jamais aventuré. Il y avait tout le nécessaire à Sainte-Croix, prétendait-il.

    A vingt ans, je connaissais toutes ses chansons. Je l’imaginais objecteur de conscience, pour le moins. Il était sergent. Sergent Buhler! Et vachard avec les recrues, parfois, avouait-il avec ce sourire en coin de paysan rusé. Dans tout bon Vaudois sommeille encore un Bernois.

    Bien sûr, il fut aussi question des éoliennes, son ultime combat. Les travaux de terrassement ont commencé sur les hauteurs dominant Sainte-Croix et l’Auberson, dans ces lieux naturels préservés, mais il pensait toujours gagner. La loi est de son côté, et la loi, c’est la loi! S’il égratignait nos institutions au passage, il avait en elles une foi de charbonnier. Le jugement, rendu par le Tribunal fédéral le 18 mars 2021, attribue au futur parc éolien l’appellation d’intérêt national au titre que «ces installations de production d’énergie éolienne offrent de la flexibilité de production dans le temps et en fonction des besoins du marché (…) en permettant de charger et de décharger les réseaux selon les besoins». Une énorme ânerie qui le rendait furieux! Une énergie intermittente étant, par nature, ni flexible ni utilisable en fonction des besoins.

    En réponse, par dérision, il avait créé son ONG, les Souffleurs sans frontières (SSF), formée de volontaires ayant pour mission, les jours où Éole paresse ou fait la grève, selon qu’il vienne de Suisse ou de France, de souffler sur les pales pour les faire tourner. Ainsi, en bon patriote, il réhabiliterait le Tribunal suprême qui ne peut tout de même pas avoir tort. Car si la réalité se trouve en contradiction avec une affirmation d’une de nos institutions essentielles, dont les arrêtés sont sans appel, il s’agit alors, pour le patriote, d’agir sur le réel, de changer la réalité, afin de donner raison à l’institution. Il disposait d'une quinzaine de volontaires, précisa-t-il. Pas suffisant pour faire tourner les pales. En bon sous-officier, il pensait rendre obligatoire ce service, plus spécialement pour les bobos des villes qui adorent la transition énergétique d’autant plus qu’ils ont peu de risques d’en subir directement les conséquences dans leur loft ou leur attique. Outre la bouche et le nez, tous les orifices peuvent être mis à contribution pour donner raison au TF. Et tant pis pour les émissions naturelles de CO2! Devoir patriotique oblige.

    Tels furent nos derniers échanges. Il pleuvait fort sur Bullet ce jour-là, comme il pleuvait fort sur Sainte-Croix. L’après-midi, il devait descendre au bord du lac Léman chanter deux chansons pour l’anniversaire d’un «collègue». Je l’ai trouvé un peu fatigué, le souffle un peu plus court que d’habitude, rien de plus.

    Davantage qu’un chanteur qui a marqué une génération de Suisses romands, Michel Buhler était un personnage, un vrai, à l’image de ceux qu’il a si merveilleusement décrits dans ses chansons. Comme eux, il est parti un jour d’arrière-automne.

    Salut Michel et merci pour tout!

     

    Qu'est devenue la p'tite Elise

    Qui passait sa vie à l'église,

    Pendant qu' son mari allait boire

    Au café, du matin au soir?

    Celle qui faisait des ménages

    Pour les dames du voisinage,

    Celle qui se taisait toujours,

    Se taisait toujours?

    Elle a él'vé deux garçons et trois filles

    Qui sont mariés maintenant loin d'ici.

    Elle est partie, la p'tite Elise,

    P't-être bien qu' son Bon Dieu l'a reprise,

    Elle repose près de l'église.

     

    Qu'est devenu le vieil Emile

    Qui n' descendait jamais en ville,

    Qui passait toutes ses journées

    Au fond d' sa cuisine enfumée?

    Lui, qui s' plaignait de sa misère,

    D' plus pouvoir cultiver sa terre,

    Un beau jour on l'a mis dedans,

    L' a mis dedans.

    Lui qui comptait et recomptait ses sous,

    Qu'est-ce qu'il en fait maint'nant qu'il est dans l' trou?

    Il est parti le vieil Emile

    Avec son air d'oiseau fragile,

    Est mort sans avoir vu la ville.

     

    Et la grande Madame Yvonne,

    Qu' était si fière de sa personne,

    Qui, paraît-il, avait été

    La plus belle femme de la contrée?

    Toujours soignée, toujours bien mise,

    Elle passait dans sa robe grise,

    Sans jamais saluer les gens,

    Saluer les gens.

    On racontait qu'elle avait des amants,

    Les hommes parlaient de son tempérament!

    Partie aussi, Madame Yvonne,

    Par un matin d'arrière-automne,

    Elle ne f'ra plus rêver personne.

     

    Où sont passés ces personnages

    Qui vivaient là, dans le village,

    Qui composaient notre décor,

    Vous en souvenez-vous encore?

    Se sont tues comme les fontaines

    Ces voix qu'on entendait à peine,

    Ces douces voix de tous les jours,

    De tous les jours.

    On n'en parle pas dans les chansons,

    On les oublie après quelques saisons.

    Ils sont passés, ces personnages,

    Sans faire de bruit, dans le village,

    Il n'en reste que des images.

     

    (Personnages, Michel Buhler, 1976)

     

  • rencontre librairie Atmosphère

    Librairie Atmosphère, 1 rue Saint-Léger, 1205 Genève

    Jeudi 17 novembre à 18 h 30

     

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    Le 8 mars 1942, le lieutenant Alfred Luginbühl déserte l'armée suisse pour rejoindre la Waffen SS et combattre en Carélie sur le front russe. Grièvement blessé, fait prisonnier, envoyé dans un camp près de Leningrad, il s'évade, traverse toute la Prusse orientale dévastée avant d'échouer à Berlin. Au nom du feu raconte cette stupéfiante odyssée et les épreuves endurées par ce déserteur. Les retours sur son enfance et son adolescence tourmentées, à Montreux et à Vennes, au-dessus de Lausanne, dans la fameuse maison de correction des Croisettes, permettent de questionner les raisons secrètes d'un choix peut-être pas aussi libre qu'il n'y paraît. Alfred Luginbühl fut l'un des deux mille Suisses, militaires ou civils, et l'un des deux cent mille volontaires de tous pays, selon les estimations des historiens, à s'être rallié aux forces du Troisième Reich. Ce roman s'inspire, entre autres, des notes laissées à ses enfants.

     

  • Un thé chez Claudel

    Par Frédéric Wandelère

    S’il est un écrivain puissant, hautement spirituel et hautement concret, grand poète, aussi intelligent que singulier, aussi raffiné que péremptoire, hors norme, politiquement incorrect, intuitivement visionnaire, c’est bien Claudel. Pas du tout Action française, méprisant Maurras («cette immonde canaille»), néanmoins suspect en tant que papiste. Je me suis d’ailleurs longtemps demandé comment ce catholique intransigeant, clairvoyant, avait pu s’entendre avec Philippe Berthelot, sceptique, athée notoire, de deux ans son aîné. Entrés la même année dans la Carrière – Claudel sera reçu premier au Concours d’entrée, à 22 ans, en 1890 – ils deviendront amis plus tard, en 1903, en Chine, où Claudel était consul. Berthelot, lui-même un peu poète, ne montrera jamais à Claudel son fameux sonnet en «omphe» – pudeur et modestie! – mais favorisera sa carrière, qu’il fera passer du corps consulaire au corps diplomatique. Il ne le regrettera pas! Berthelot avait remarqué non seulement l’intelligence supérieure de Claudel, son goût éclairé pour les questions économiques, s’appuyant sur des faits, ayant le souci du concret, le goût de savoir, de connaître la réalité autrement que par des rapports de seconde main et des conversations de salon, en allant voir sur place, en interrogeant les gens, en mettant les deux mains dans la vie: en Chine où il fut consul pendant quinze ans, au Japon comme ambassadeur pendant cinq ans, et aux Etats-Unis dès 1927. Le portrait légèrement persifleur que brossait Bernard Faÿ dans le chapitre des Précieux – «Le sabot de satin» – qu’il lui consacre montre un personnage fort peu snob. Ambassadeur à Washington, Claudel ne s’informait pas dans ce qu’on appelait le monde, le grand monde, mais, comme le dit pertinemment Faÿ, il voulait se rendre compte par lui-même de la réalité. «Il voyagea beaucoup, dans les villes industrielles, dans les régions agricoles, parmi les sections minières. [ Il visita] des usines, des banques, des fermes, des compagnies d’assurance, des magasins généraux, il écouta, il interrogea, il prit des notes, se fit prêter des bilans, en un mot son enquête alla jusqu’au fond des choses et ne négligea rien d’important. De ce qu’il vit, de ce qu’il comprit, il résultait manifestement que les Etats-Unis dansaient sur la corde raide.» D’où les rapports économiques qu’il adresse dès 1927 à Briand; pas d’ambigüité: ils annoncent explicitement la crise de 29. Ces rapports ont été publiés en 2009 chez Métailiè sous le titre La Crise. Amérique 1927 – 1932. Implacable ! Les financiers et banquiers, perdus dans leurs illusions théoriques, s’aveuglaient alors que le poète, ancré dans le réel le plus concret, voyait les choses telles qu’elles étaient. Leçon qu’on s’est empressé d’oublier!

    Claudel, selon ce qu’il note dans son Journal, n’aime ni Montaigne, ni Ronsard, ni les protestants, ni les auteurs du XVIIe, sauf Bossuet, ni Rousseau, ni Voltaire. Il déteste Laclos, aucun goût pour Stendhal, Lamartine, la poésie de Hugo. Il exècre Gautier, Flaubert, Renan, Taine. Il n’apprécie pas Rabindranath Tagore, ni Marcel Proust; après la publication des Caves du Vatican, il ne faut plus lui parler de Gide. Il ne goûte pas T.S. Eliot, «pseudo-poète, sans aucun génie»; il juge les «écrivains irlandais modernes, tous plus nuls et plus vains les uns que les autres Yeats, Arthur Symons, Joyce, Moore. Tous des apostats naturellement. Comment, se demande-t-il, peut-on écrire de pareilles inepties?»

    On peut ne pas toujours être de son avis! Mais on peut aussi apprécier la liberté de ces opinions tranchées, nettes, bien éloignées de certains «en même temps», ni chair ni poisson, des eaux tièdes d’aujourd’hui!

    Qui aime-t-il? Homère, Virgile, Prudence, Dante, Rabelais, Shakespeare, Saint-Simon, Chateaubriand, Balzac, Rimbaud, Dostoïevsky, Chesterton… On approuve!

    Si j’ai tenu à évoquer la figure de Claudel, qui semble intemporelle, ce n’est pas simplement parce que ses idées et ses propos sont d’une étonnante actualité en ce qu’ils sont totalement en opposition avec ce qui circule avantageusement dans la vogue actuelle – «woke», «cancel culture», nouvelle liturgie, écriture inclusive et autres calembredaines – mais parce que, achevant un ouvrage sur le thé, je me suis régulièrement trouvé devant des textes claudéliens. Il n’y a pas, en France et en Occident, de meilleur connaisseur du thé que lui. Il s’y est intéressé très jeune, publiant à 21 ans, en 1889, une étude historique et économique, synthèse parfaite, «L’impôt sur le thé en Angleterre1 » qui n’a pas pris une ride en cent trente ans ! De même, consul à Tien-Tsin de 1906 à 1909, il envoie au Quai d’Orsay un Rapport sur la production et le commerce du thé, qui doit encore, sauf erreur, sommeiller dans des cartons d’archives et que je n’ai donc pas pu me procurer. Mais la méthode est toujours la même, qui est de plonger dans la réalité: les connaissances botaniques, la culture et la production du thé, les qualités, le commerce, les boutiques, le marché, les prix, les taxes, l’exportation, les fraudes… À Fou-Tchéou, il remarque qu’il « y a en Chine des monnaies différentes suivant la nature des choses échangées, une monnaie pour le thé et une autre pour le bois, une monnaie pour le marché et une monnaie pour la boutique…2 » Il observe, il note, il comprend, il décrit: il éclaire les choses qui resteraient opaques et insensées à tout autre que lui!

    Philippe Berthelot le fera nommer ambassadeur au Japon en 1921. Il y restera jusqu’en 1927 avant d’obtenir l’ambassade de Washington où, comme je viens de le dire, il s’illustrera par sa clairvoyance. Il est certain que Paul Claudel, depuis Connaissance de l’Est, figure parmi les écrivains et poètes qui ont le mieux compris, le mieux aimé, le mieux assimilé l’extrême Orient et qui en ont aussi le mieux parlé, avec Victor Segalen, Jacques Bussy, Simon Leys, Nicolas Bouvier et, tout près de nous, Gérard Macé. On connaît sans doute les Cent phrases pour éventails, alliant par l’invention du poète l’esprit japonais, la calligraphie et le souvenir des éventails de Mallarmé. Depuis la publication en 1926 des Idéogrammes occidentaux, Claudel n’a pas cessé jusque dans ses toutes dernières années, comme en témoigne son Journal, de verser de nouvelles notes à ce dossier cratylien qui est en fait au cœur de sa poétique. Elle manifeste une extraordinaire sensibilité à la lettre, aux suggestions de la lettre: «MARCHER. M, mouvement des jambes. A, le pas et le compas. R, la jambe qui s’avance (la tension, l’effort vers le but comme dans ARCHER). H, les horizons traversés. E, les trois plans envisagés par l’œil. R, encore la marche […]» (Journal, tome II, p. 744). Il s’agit là d’une façon orientale d’envisager la lettre, le mot, l’écriture, une façon d’assimiler, de s’approprier l’Orient et d’en naturaliser l’esprit.

    Outre cela, Claudel est assurément l’écrivain français le mieux fait pour comprendre la cérémonie du thé. Les 200 pages de Contacts et circonstances consacrées au Japon, dans les Œuvres en prose de la Pléiade, le montrent à l’envi. Personne n’est entré si profondément en sympathie avec l’âme japonaise, tout en restant inaltérablement soi-même! En quelques lignes, tout est dit, compris, synthétisé:

    «De quoi est le symbole cette cérémonie du thé, qui surprend tellement les Européens? Rien n’est plus simple en apparence que de préparer du thé, allumer du feu, verser de l’eau, infuser la feuille précieuse, humer cette vapeur odorante qui est esprit plutôt que breuvage, âme végétale de ce sol brûlant. Mais chacun des actes successifs a été déterminé par un rituel élégant et inflexible, à quoi l’exécutant n’ajoute qu’un élément impondérable de grâce et de dignité, voilé sous le geste prescrit. Car, dès l’enfance, on apprend ici qu’en toutes choses, et fût-ce le mal, il y a une bonne et une mauvaise manière de faire3

    Et bien, lisons ou relisons Claudel!





    1 Rééditée dans Claudel diplomate. Cahiers Paul Claudel no 4, Gallimard, 1962, pp. 81-98.

    2 Idem, p. 135

    3 «L’Affût du lutteur». Œuvres en prose, Pléiade, p. 1115.

  • Jean-Jacques Rousseau, hétérosexuel actif

    Par Pierre Béguin

    rousseau1.jpgParmi tous les noms de rues renommées par l’association Escouade dans le cadre du projet 100elles, celui de la rue Rousseau ne cesse de m’interpeller.

    «Rue Rousseau», c’est logique: Jean-Jacques y a vécu, et c’est probablement le citoyen genevois le plus célèbre au monde. Mais que vient faire cette Audre-Lorde, "écrivaine, poétesse et activiste lesbienne", sous ses plates-bandes? Et d’abord qui est-elle?

    Je fais le pari que, sans le recours à Wikipedia, pas un citoyen genevois ne pourrait répondre spontanément à cette question. Il est vrai que Wikipedia est plutôt prolixe à son sujet (on soupçonne 100elles d'y avoir contribué). Je vous la fais courte:

    Audre Geraldine Lorde est née à New York et morte dans les îles Vierges. Essayiste et poétesse afro-américaine, militante féministe lesbienne, figure littéraire du Black Arts Movement, elle a jeté les prolégomènes de la théorie de l’«oppression multiple» (intersectionnalité).

    Stop! me direz-vous. Et Genève dans tout cela?

    Eh bien, rien! Ah si! une allusion tout de même: elle aurait été invitée en 1990 par une certaine Rina Nissim, féministe lesbienne très engagée à Genève, (que même Wikipedia ne connaît pas, c’est vous dire). Sauf que Wikipedia ne nous précise pas pourquoi Audre-Lorde a été invitée par une anonyme (est-ce pour boire un verre ou pour autre chose? Supposons qu’il s’agissait d’une conférence, ce sera plus correct) ni si elle a répondu à l’invitation (on va supposer que oui). - Ce qui n'est pas une supposition, en revanche, c'est que, sur cette précision du moins, on sent bien l'intervention de 100elles dans Wikipedia, histoire de justifier a posteriori leur choix.

    Mais ne soyons pas mauvaise langue! Il n'en reste pas moins que, en dépit des efforts de 100elles pour l'accréditer, nous devons bien admettre que son lien avec Genève est ténu. Personne ne pourra nous contredire sur ce point.

    Or, en jetant un coup d’œil sur le site de l’association L’Escouade, et sur le projet 100elles, je relève ces lignes qui devaient encadrer ledit projet: «Les cent femmes représentées par ce projet symbolique ont été sélectionnées selon les mêmes critères que ceux utilisés actuellement à Genève. C’est-à-dire qu’elles doivent être des personnes qui sont “décédées, en principe, depuis plus de 10 ans et qui ont marqué de manière pérenne l'histoire de Genève(je souligne). Le choix de ces cent femmes s'est fait le plus possible dans une logique intersectionnelle.»

    En ce qui concerne l’intersectionnalité, le lien ne se discute pas (encore qu’on ne voit pas au nom de quoi ce critère a été élevé au-dessus de tous les autres). En revanche, pour des femmes «qui ont marqué de manière pérenne l’histoire de Genève», ce choix est difficile à comprendre, si ce n’est qu’il constitue la preuve que 100elles a vraiment dû ratisser très large pour remplir ses quotas. Ou qu’Audre-Lorde a marqué de manière pérenne Rina Nissim qui, elle-même, n’a pas marqué de manière pérenne l’histoire de Genève. Ou encore que la présence de cette Audre-Lorde sous Jean-Jacques Rousseau (c’est une image) tient davantage de la volonté ironique d’accoler une militante lesbienne à un «affreux misogyne» (je file l’image) qu’à toute autre considération.

    Dans ce même ordre d’idée, et pour rétablir une certaine justice, je ferai – comme Jonathan Swift le fit en son temps – «une modeste proposition»: qu’on rajoute sous «Jean-Jacques Rousseau, 1712-1778, Philosophe et écrivain» la précision «hétérosexuel actif»; ou, pour la faire à la manière de Woody Allen (Aïe! j’aurais pas dû citer ce nom!): «obsédé sexuel non pratiquant». Encore que, je veux bien vous le concéder, pour Woody Allen comme pour Jean-Jacques Rousseau, «obsédé sexuel occasionnellement pratiquant» serait plus adéquat.

    Quoi qu’il en soit, je demande officiellement aux autorités de la ville de Genève d’ajouter cette précision, sous une forme ou l’autre. C’est une question d’égalité, donc de Justice! J’espère, je souhaite, j’exige que, tous partis confondus, les énergies politiques à Genève – et l’on constate chaque jour à quel point elles sont puissantes et elles ont le sens de la hiérarchisation des problèmes qui affectent la population) – se mobilisent derrière cette proposition de la plus haute importance. Et dans la plus grande urgence, s’il vous plaît! Par les temps qui s’annoncent, je ne vois poindre à l’horizon aucune exigence plus essentielle que celle-ci.

    Je compte sur votre soutien sans réserve.

    Merci d’avance!

    P.S. Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, c’est évident: le projet 100elles aura «marqué de manière pérenne l’histoire de Genève». En ce sens, dans une dizaine d’années, il mériterait son nom en désignation d'une grande artère. Je propose carrément le «Quai Gustave Ador», ça fera un hétéro de moins. Et en face de notre symbole phallique universellement connu, ce choix me semble particulièrement fort.

     

  • Un Nobel nommé Annie

    Par Pierre Béguin

    J'apprends à l'instant, par Pascal Décaillet en l'occurrence, qu'Annie Ernaux est désormais nobélisée. Une excellente nouvelle!

    Je me permets de faire ressurgir du passé, une fois n'est pas coutume, un article paru sur Blogres il y a une dizaine d'années lors d'une rencontre avec Annie Ernaux à la Société de lecture.

    Annie Ernaux.PNG"Beaucoup plus ronde dans ses propos, ses manières, sa tonalité que son écriture comme un couteau aurait pu le laisser supposer, elle parle, Annie Ernaux. Elle parle beaucoup, anticipe parfois la fin des questions du journaliste, commence une phrase, la suspend, la reprend par un autre bout, ou en commence carrément une autre. Si son style, décapé jusqu’à l’os, sait extraire l’essence même des choses, ses propos, eux, véhiculent une masse de sentiments et de pensées portée par la passion. Si son écriture limpide, où la métaphore se fait très rare, a la précision de l’anthropologue, son verbe est plus enrobé, plus prolixe, comme s’il rendait compte, au début même du processus littéraire, de la difficulté d’une démarche exigeante et risquée.

    C’était mardi soir à la Société de lecture. En inconditionnel de cette œuvre originale, aux confins des genres, je n’aurais pour rien au monde raté ce rendez-vous. Je n’ai pas été déçu. On affichait complet pour la circonstance.

    Que celles ou ceux qui n’ont pas encore lu Annie Ernaux fassent rapidement amende, honorable ou non. Ni autobiographie, ni autofiction, ni confession. Un «je» qui transcende l’individu, un «je» transgénérationnel, un «je» qui a valeur de «nous» et qui devient le «je» d’un lecteur qui peut ainsi se substituer à l’auteur et retrouver sa propre histoire. Il lui suffit de changer les noms...

    Comme dans l’admirable Les Années. Une fulgurance, un chef-d’œuvre. «Au début, pas de «je», ça ne devait être qu’un «nous». Les photos personnelles se sont imposées a posteriori. Il m’a semblé qu’elles apportaient un plus» précise l’auteur. Je souscris. Des années 1940 à 2007. Toute l’histoire de générations racontées avec la fluidité d’un imparfait récurrent, où la démarche est signalée au fil même du récit. Autobiographie collective. Similitude de nos vies. Négation de l’expérience personnelle. Renvoi de l’individu à une masse commune d’expériences et d’idées identiques. Inventaire précis et complet d’une évolution social qui s’accélère jusqu’à l’absurde, où plus rien n’a le temps de s’inscrire dans les consciences et d’accéder au réel.

    «Il y a quelque chose d’irréel à raconter une expérience d’écriture somme toute immontrable – écrit Annie Ernaux dans L’écriture comme un couteau – quelque chose qui se dévoile peut-être autrement. Par exemple dans cette image indélébile d’un souvenir qui vient de faire surface, une fois encore: C’est juste après la guerre, à Lillebonne. J’ai quatre ans et demi environ. J’assiste pour la première fois à une représentation théâtrale, avec mes parents. Cela se passe en plein air, peut-être dans le camp américain. On apporte une grande boîte sur scène. On y enferme hermétiquement une femme. Des hommes se mettent à transpercer la boîte de part en part avec de longues piques. Cela dure interminablement. Le temps d’effroi dans l’enfance n’a pas de fin. Au bout du compte, le femme ressort de la boîte, intacte»".

    Annie Ernaux: La Femme gelée, La Place, La Honte, Une Femme, Les Années, et bien d’autres textes à lire toute affaire cessante si ce n’est déjà fait.

     

  • La faute à M'Bappé

    Par Pierre Béguin

    Il se passe décidément des choses bien étranges dans ce bas monde. Pendant des mois, on a hurlé au crime contre l’humanité parce que les Russes s’entêtaient à bombarder la centrale nucléaire de Zaporijjia. Jusqu’au jour où l’on a admis sans l’admettre tout en l’admettant que ladite centrale était précisément aux mains de ces mêmes Russes. Des Russes qui devaient donc avoir avalé des tonneaux de Vodka pour:

    1. bombarder une centrale nucléaire qu’ils occupent eux-mêmes;

    2. rater systématiquement, et fort heureusement, leur cible depuis des mois.

    Cette bizarrerie n’a pas échappé aux journalistes les plus futés qui, ces dernières semaines, imaginent des contorsions stylistiques à la limite du grotesque:

    1. pour dire que la centrale nucléaire est toujours la cible de tirs;

    2. pour éviter d’avoir à mentionner les auteurs de ces tirs.

    Soyons clairs! Ce conflit, je laisse le soin d'en parler à ceux qui sont moins béotiens que moi en la matière, et ça fait déjà beaucoup de monde. Mais tout de même, on ne peut pas m’empêcher de remarquer des incohérences médiatiques. Tenez, pas plus tard que ce matin, je lis sur teletext – oui, je suis un des derniers australopithèques qui lit encore teletext – l’annonce suivante:

    Le directeur général de l’AIEA s’est dit prêt à se rendre en Ukraine et en Russie pour poursuivre les consultations visant à mettre en place une zone de protection autour de la centrale nucléaire de Zaporijjia. «Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter un accident nucléaire qui ajouterait à la tragédie une souffrance» a déclaré Rafael Grossi lors de la conférence générale annuelle de l’AIEA à Vienne. La centrale est occupée par les troupes russes depuis le 4 mars, et a été visée à plusieurs reprises (je souligne).

    Décidément, on nous cache tout, on nous dit rien! Mais quel est donc l’abruti qui, depuis des mois, bombarde cette centrale tout en ratant la cible pour notre plus grand soulagement? Dans la doxa médiatique, il est impensable que ce soient les Ukrainiens, mais dans la stricte logique, il est absurde que ce soient les Russes. Le Saint-Esprit? Personnellement, je penche pour M’Bappé. Il n’y a que lui qui peut rater ainsi la cible. Il suffit de se remémorer son fameux penalty contre la Suisse.

    Et voilà que, maintenant, les Russes se mettraient à saboter leurs propres gazoducs! Ce n’est pas par la gorge qu’ils se l’envoient, la Vodka, mais par intraveineuses! Remarquons tout de même que, là, même en fond de mer, ils n'ont pas raté la cible, cette fois. En fait, si j'ai bien compris, les Russes ressemblent aux pirates d'Astérix qui sabordent leur navire à la seule vue des Gaulois. Allons donc! Puisque je vous dis que c’est M’Bappé! Il lui arrive aussi d'atteindre la cible: la preuve!

    A part ça, ce même teletext m’apprend que Moscou a accordé la nationalité russe à l’ignoble lanceur d’alerte et ancien employé de la gentille agence nationale de la sécurité américaine (NSA), Edward Snowden, réfugié politique en Russie totalitaire des très démocratiques USA depuis 2013. Pour mémoire, Snowden, recherché par les États-Unis, avait trahi son pays en divulguant à la presse des dizaines de milliers de documents de la NSA, révélant ainsi la bienveillante surveillance exercée par Washington sur la planète et sur plusieurs chefs d’État, à leur insu mais pour leur bien, cela va sans dire. Ledit Snowden, 39 ans, serait de plus exempté de l’ordre de mobilisation pour l’offensive en Ukraine.

    Écœurante provocation, isn’t it! Mais là en revanche, c’est sûr, M’Bappé n’y est pour rien.

     

  • Julien Burri, Prix Edouard-Rod 2022

     

    images-1.jpegNous avions dit, ici, tout le bien que nous pensions de Roches tendres, de Julien Burri, paru aux éditions d'autre part. Le Jury du Prix Edouard-Rod vient de lui décerner son Prix pour l'année 2022. Bravo à lui et aux jurés pour ce choix judicieux !

    Le Prix Edouard-Rod sera remis au lauréat le samedi 29 octobre à 11h à la Fondations de l'Estrée, à Ropraz (VD). 

    Nous avions dit, ici, tout le bien que nous pensions de Roches tendres, de Julien Burri, paru aux éditions d'autre part. Le Jury du Prix Edouard-Rod vient de lui décerner son Prix pour l'année 2022. Bravo à lui et aux jurés pour ce choix judicieux !

    Le Prix Edouard-Rod sera remis au lauréat le samedi 29 octobre à 11h à la Fondations de l'Estrée, à Ropraz (VD). 

    Grace est partie, sa blonde épouse au nom prédestiné, ou plutôt elle a disparu, mystérieusement, et le narrateur part à sa recherche. Les sentiers qu'il emprunte, par les monts et les vaux, les forêts, les collines, le mènent invariablement au Clos, la maison de son enfance, faite de molasse et de tendres souvenirs.

    C'est le prétexte de Roches tendres*, le dernier livre de Julien Burri, journaliste et écrivain. Sa plume est toujours élégante et précise, d'une sensibilité à fleur de peau, et d'une belle puissance d'évocation. La nature, les fleurs, la terre, y sont célébrées avec un réel talent poétique. On rejoint ici la quête d'un Gustave Roud, infatigable arpenteur des collines du Jorat, pour qui les mots de la nature se fondent dans la nature des mots.

    images-4.jpeg« Molasse des mots dans la bouche, les mots tombent en sable avant d'être prononcés. La roche dit la débâcle discrète et le glissement des heures, elle dit l'érosion silencieuse, le roulement des glaciers, le ruissellement des orages, les grains dérobés aux pierriers. »

    Récit poétique plutôt que roman, Roches tendres*restitue —  c'est-à-dire réinvente — les charmes incandescents de l'enfance, dans cette maison de molasse, au pied d'une falaise abrupte. On aimerait bien sûr en savoir davantage sur les occupants de cette maison modeste, mais enchantée. Ils ne sont qu'évoqués (la mère dans sa cuisine, le frère Auguste, le père absent),. Comme Grace, leur ombre plane sur ces lieux de mémoire.

    « Je ne sens ni la poussière, ni les gravats, mais les odeurs d'avant, le parfum de la vie quotidienne se diffuse au-dessus du jardin. »

    Ce court récit se boucle sur lui-même : la maison de l'enfance est vouée à la destruction, avec trax et pelleteuses, mais Grace est revenue. 

    Est-ce à cette condition (l'enfance disparue en poussière) que l'on garde une chance de retrouver la grâce ?

    * Julien Burri, Roches tendres, éditions d'autre part, 2022.

    022.

  • La propagande Netflix

    Par Pierre Béguin

    J’imagine que beaucoup de personnes savaient déjà ce que j’ignorais encore avant de visiter pour la première fois la plateforme Netflix. Pour la première fois… et la dernière. J’en suis sorti définitivement le jour même où j’y suis entré. Un seul film aura suffi à m’éclairer. Mais ce film est suffisamment édifiant pour que je lui consacre ce billet.

    I came by – c’est son titre – est le nom que se donnent deux jeunes tagueurs dont l’objectif est de s’introduire dans des maisons de riches propriétaires, y faire quelques dégâts et taguer leur marque sur une paroi dans le but de dénoncer publiquement des personnes qu’ils jugent dangereuses pour la société. Des sortes de Zorro de l’action politique, en quelque sorte, qui surgissent de la nuit et signent leur action d’un «I came by»Je suis venu», sous-entendu: j’ai vu, j’ai vaincu) qui veut dire en l’occurrence «mis au ban». L’un des deux – l’autre ayant décidé de se ranger au moment où il apprend sa future paternité – cible une nuit la riche demeure d’un juge. Dans le sous-sol, derrière une porte dérobée, il découvre un jeune hindou (pakistanais?) retenu prisonnier dans un état de déchéance lamentable. Il prévient anonymement la police dont la perquisition se limitera au strict minimum, le juge bénéficiant des protections adéquates en tant qu’ami proche du chef de ladite police.

    Indigné, il retourne dans la maison pour y libérer le prisonnier (surpris par le retour inopiné du juge, il n’avait pas eu le temps de le faire lors de sa première visite). Il se retrouvera dans un four, ses cendres jetés dans les égouts par la chasse d’eau des WC. Sa mère, qui avait de bonnes raisons de soupçonner le juge, subira le même sort après avoir suivi le même chemin que son fils. Il faudra l’intervention vengeresse du deuxième acolyte – celui qui, entre temps, est devenu père – pour que l’assassin soit livré pieds et poings liés à la police, preuve à l’appui. Justice est faite.

    Bon! Résumé ainsi, le film ne mérite ni attention ni billet. Sauf que j’ai volontairement caché l’essentiel, ce qui, aux yeux du réalisateur, des producteurs et de Netflix, en constitue l’objectif, le message subliminal devrais-je dire, qui justifie pleinement l’investissement financier.

    Tout d’abord, chaque rôle est soigneusement distribué en fonction de la théorie des privilèges:

    - Le juge, très méchant, raciste viscéral, est blanc, hétéro, riche, retraité, issu d’une lignée de dominants, pour tout dire l’incarnation même du WASP (l’histoire se déroule en Angleterre).

    - Les victimes sont des demandeurs d’asile en situation d’extrême fragilité, homosexuels hindous ou pakistanais. Et si les deux morts, dont les cendres disparaissent dans les égouts, sont de race blanche, il s’agit d’une femme et de son fils un peu paumé après que son père s’est «barré de la maison», un jeune dont la rédemption «de sa race» tient dans son action politique. Mais on a beau être une femme et une victime du machisme, la blanchité et l’hétérosexualité forment un couple rédhibitoire: il doit être puni de mort et disparaître dans les égouts, par simple action d’une chasse d’eau.

    - L’inspectrice de police, hyper perspicace, d’une intégrité sans faille mais empêchée par son supérieur blanc de mener son enquête, est une femme noire (on ne nous dit pas si elle est lesbienne). Noir aussi est le second acolyte par qui, finalement, justice sera faite (lui, en revanche, est clairement hétéro, mais dans son cas, c’est admis, d’autant plus que son amie hindoue ou pakistanaise a été chassée de la maison par son père furieux de voir sa fille non mariée enceinte).

    - Moralité: le dernier regard méprisant de l’inspectrice, debout face au juge accroupi, sanguinolent, bâillonné, pieds et poings liés, en dit long sur la haine que le spectateur se doit d’éprouver envers cette race pervertie et criminelle, de même que sur la position où elle mérite d’être reléguée. Et encore, je simplifie…

    On me rétorquera à juste titre que les westerns de John Wayne se basaient sur le même scénario inversé, et qu’il s’agit là d’un équitable retour des choses. C’est exact. Encore que, dans ces westerns, il existe des blancs très méchants et, parfois, de bons Indiens – même si ce sont ceux qui ont rejoint en tant qu’éclaireurs la gentille armée américaine. Néanmoins, admettre que les westerns de John Wayne sont moins caricaturaux que ce film en dit long sur l’indigence de ses postulats!

    Mais le plus édifiant de I came by n’est pas là. On s’attendrait à ce que le scénario fouille les motivations secrètes, la part d’ombre du juge assassin, seule manière, peut-être, de sauver le film de ses clichés indigents. Rien de cela. Absolument rien! On ne saura pas ce qui motive ce juge à exercer une justice personnelle aussi odieuse. Si ce n’est qu’il est raciste. Ce qui repousse la question d’un cran: pourquoi est-il raciste au point d’exercer une justice personnelle aussi odieuse? Rien! Pas un mot d’explication! Il faut se rendre à l’évidence: le juge est raciste et criminel simplement parce qu’il est blanc, hétéro, retraité et qu’il cumule les privilèges. C’est là l’aspect le plus vicieux du film: l’horreur nous est présentée comme «normale» dès lors qu’elle est exercée par une personne qui additionne tous les privilèges. Le racisme du juge est «consubstantiel», il tient dans son essence même de blanc, son cynisme, son absence totale d’empathie, ses pulsions meurtrières elles-mêmes relèvent de l’ontologique. En conséquence, ces caractéristiques ne demandent aucune explication singulière puisqu’elles sont naturelles et susceptibles d’être allégorisées. En finalité, tous les blancs hétéros, même la femme, même le jeune qui veut racheter sa race par son action politique, doivent disparaître, en prison ou dans les égouts, sans aucune possibilité de rédemption.

    Et c’est bien cette absence d’explication, cette réduction à la normalité de la noirceur blanche hétéro, qui rend ce film si vicieux et dangereux. Pour les dizaines de millions de jeunes qui envahissent Netflix, ce tableau social racialisé et tendancieux devient la norme. Il n’y a même pas à réfléchir, à questionner, c’est ainsi. L’efficacité de la propagande est d’autant plus prodigieuse qu’elle n’explique rien, qu’elle présente comme une évidence une vision de l’humanité pour le moins subversive…

    Le philosophe Jean-François Braunstein vient de publier chez Grasset un essai intitulé La religion woke. Je vous livre une présentation du livre qui fait écho à mon analyse du film:

    «Une vague de folie et d’intolérance submerge le monde occidental. Venue des universités américaines, la religion woke, la religion des «éveillés», emporte tout sur son passage: universités, écoles et lycées, entreprises, médias et culture.

    Au nom de la lutte contre les discriminations, elle enseigne des vérités pour le moins inédites. La «théorie du genre» professe que sexe et corps n’existent pas et que seule compte la conscience. La «théorie critique de la race» affirme que tous les Blancs sont racistes mais qu’aucun «racisé» ne l’est. L’«épistémologie du point de vue» soutient que tout savoir est «situé» et qu’il n’y a pas de science objective, même pas les sciences dures. Le but des wokes: «déconstruire» tout l’héritage culturel et scientifique d’un Occident accusé d’être «systémiquement» sexiste, raciste et colonialiste. Ces croyances sont redoutables pour nos sociétés dirigées par des élites issues des universités et vivant dans un monde virtuel.

    L’enthousiasme qui anime les wokes évoque bien plus les «réveils» religieux protestants américains que la philosophie française des années 70. C’est la première fois dans l’histoire qu’une religion prend naissance dans les universités. Et bon nombre d’universitaires, séduits par l’absurdité de ces croyances, récusent raison et tolérance qui étaient au cœur de leur métier et des idéaux des Lumières. Tout est réuni pour que se mette en place une dictature au nom du "bien" et de la «justice sociale». Il faudra du courage pour dire non à ce monde orwellien qui nous est promis.
    Comme dans
    La philosophie devenue folle, Braunstein s’appuie sur des textes, des thèses, des conférences, des essais, qu’il cite et explicite abondamment, afin de dénoncer cette religion nouvelle et destructrice pour la liberté.»

    Je n’ai pas encore lu l’essai de Braunstein – ce qui ne saurait tarder –, j’ignore donc si l’auteur aborde l’aspect du financement de «cette nouvelle religion», un financement qui doit être vertigineux pour contrôler ainsi des plateformes comme Netflix, produire des films et des séries, bref pour faire plier toute la culture occidentale à ses objectifs, tout en s’accaparant médias et sphères politiques. Qui paie? Dans quel but?

    Je sais pertinemment ce qu’on va me répondre. Mais il serait temps d’apporter des preuves concrètes, irréfutables, pour ne pas être (dis)qualifié de complotiste. Ce qu’on imagine derrière cette folie dévastatrice et totalitaire, pour une fois, a de quoi faire réellement peur. Puissent nos politiques, enfin, ouvrir leurs yeux et leurs oreilles! À commencer par la cheffe du DIP…

     

    La religion woke, Jean-François Braunstein, Grasset 2022.