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Blogres - Page 37

  • Tour de magie

    Par Pierre Béguin

     

    Ainsi donc les responsables du CEVA annoncent un surcoût de 50 millions à la moitié du chantier. 3% du coût total, devisé actuellement à 1,618 milliard, précisent-ils. Une goutte d’eau…

    3%? Allons donc! Le scoop, ici, ce n’est pas le surcoût. Des 50 millions de coûts supplémentaires, il y en aura encore bien d’autres, et tout le monde le sait. Non! Ce qu’on retient dans cette information, c’est la manière dont les autorités et les responsables du CEVA trompent systématiquement le citoyen. Ces derniers prétendent que ce dépassement s’ajoute aux 1,567 milliard du budget de base établi en 2008. Faux! Ce budget est celui de 2011. En 2008, le budget tournait autour de 1,1 milliard – pour s’élever en 2009, avant la votation, à 1, 478 milliard. Budget définitif, promis juré! Pas un rouge liard de plus!

    Calculez! Ce n’est pas 3% de surcoût, mais presque 30% par rapport au budget de base. Bon! me direz-vous, on n’est pas un zéro près. Surtout que, dans cette histoire, ce ne sont pas les zéros qui manquent, à tous les niveaux…

    Et voici comment on construit le mensonge officiel: un petit flou bien volontaire dans les dates, et on passe de 30% à 3%. Un tour de magie, en quelque sorte. Parmi les raisons de cette augmentation, le concept architectural mis au point par Jean Nouvel qui s’est révélé plus cher que prévu. Des superbes gares mais pas de dalles flottantes pour épargner les nuisances des trains aux riverains. Le choix de la frime! Tout Genève est là!

    Et toujours, devant tant de mensonges et de tromperies, aucune réaction. Si les Français sont des veaux, comme le disait le Général de Gaulle, alors que sont les Genevois?

     

  • de quoi le mot "littérature" est-il le nom?

    par antonin moeri

     

    Les lignes bougent dans le champ dit littéraire et c’est passionnant à observer. Le lecteur, le critique, l’éditeur, l’auteur se soumettent de plus en plus à un nouveau diktat. Certains écrivains nous aident à considérer attentivement cette singulière évolution. Dans un essai au titre éloquent, Philippe Vilain constate que la littérature actuelle ne fait plus de la langue son enjeu. «Elle profère une parole industrielle, vulgarisée, inapte à faire du style son absolu». La voix qu’on entend n’est pas une voix identifiable entre mille autres, c’est une voix internationale, mondialisée, à destination de la masse et qui s’épuise dans «la cacophonie du criard, le bavardage d’une littérature désécrite».

    Dans l’avalanche de livres qui, tous les six mois, déboulent dans les librairies, Philippe Vilain distingue une tendance majoritaire: ce qu’il nomme le post-réalisme qui comprendrait le docufiction (Jauffret, BHL, Aubenas...), l’autofiction (Angot, Catherine Millet, Wiazemski...) et la biofiction (Carrère, Deville, Gilles Leroy...). Admettant l’impossibilité de raconter littérairement le monde tel qu’il est, l’auteur post-réaliste se réapproprie ficionnellement un réel auquel il voue un culte, par exemple l’attaque des twin towers.

    «Le seul moyen de savoir ce qui s’est passé dans le restaurant situé au 107 e étage de la Tour Nord du World Trade Center, le 11 septembre 2001, entre 8h30 et 10h29, c’est de l’inventer». On s’empare de la catastrophe pour la réinventer, car «la meilleure façon de comprendre l’événement, c’est de le recréer». Pour un auteur de ce genre, «rien, ni les pires horreurs, ni les plus sanglantes barbaries, ne peut résister à son pouvoir de refiguration».

    Si l’autofiction est une fiction dont le référent n’est plus vérifiable, l’autofictionniste peut librement fabuler, créer une mythologie personnelle en se valorisant ou, ce qui est plus tendance, en se dévalorisant. Faire monter l’individu ordinaire sur un piédestal peut se révéler insatisfaisant. On opte alors pour un modèle fascinant: un chef de cuisine multiprimé, un président de la République, une actrice mondialement connue.

    La biofiction entre dans l’intimité secrète d’une idole pour en exalter sa valeur et reconnaître ses failles. Pour en faire un individu comme vous et moi. Ce genre d’exercice permet à un auteur de «sortir lui-même de l’anonymat ou de conforter sa propre notoriété». Le docufiction, lui, se réapproprie les événements de l’actu (les plus atroces si possibles), ce qui donne à son auteur l’impression «d’incarner la mauvaise conscience de l’époque». Cette rhétorique du fait divers permet de satisfaire la pulsion voyeuriste du lecteur et, par là-même, facilite «une startégie de positionnement sur le marché».

    Ce n’est pas ce genre de littérature qui s’intéresse à l’homme sans qualités, au personnage hésitant, décalé, incapable de se réaliser et qui s’ennuie, se promène, médite, contemple, scrute, fait de son inaction une action productive puisque «cette inaction le pousse à écrire, à s’analyser, à se comprendre».

    Si la plupart des pages de cet essai sont stimulantes, il m’est difficile de suivre Vilain dans ses considérations sur Céline dont il oppose la petite musique à «la grande musique proustienne». L’ambition de Céline fut, en attaquant la langue officielle du bachot, des journaux et des plaidoiries, de retrouver la fonction émotive du langage. En donnant la priorité au tam-tam, au rythme des mots qui se heurtent en un rigodon d’enfer, Céline aura inventé (au prix d’un gros effort et d’un labeur hors du commun) une langue inimitable, tellement originale que personne ne saurait l’imiter.

    Or Vilain pense que, si la littérature contemporaine s’est à ce point oralisée, relâchée, libérée de ses contraintes syntaxiques ou narratives, c’est parce que Céline a introduit dans la littérature française ce «style émotif» qui est sa marque. Mais comment peut-on mettre en parallèle les «parlottes diarrhéiques», les narrations débraillées (où il s’agit simplement d’imiter le langage dit courant), comment peut-on mettre en parallèle cette «oralitécrite» avec la prose à décollage vertical d’un auteur qui n’a pas craint de donner libre cours à sa méchanceté.

    En pointant les comportements de lecture qui se modifient, l’érosion de la critique légitimante, l’obligation de prescrire les romans dont on parle pour entretenir le buzz, l’amplification médiatique qui crée la valeur dans l’opinion, l’émergence de l’auteur sympa, malicieux, formaté, communicant propret, «marketant son verbe avec humour et acceptant de jouer comme il se doit l’écrivain de service», Vilain nous signale que le champ littéraire s’est, plus que jamais, soumis aux lois de la société du spectacle.

    Si la littérature a rêvé d’être un hypermarché, qu’elle aille donc au bout de sa logique marchande. «En n’assumant pas d’être un produit de consommation comme un autre, en continuant à se croire essentiellement littéraire, elle préfère nourrir une illusion à son propre sujet», conclut Philippe Vilain sur un ton qui n’a rien de crépusculaire.

     

    Philippe Vilain: La littérature sans idéal, Grasset, 2016

  • Lettre ouverte à qui peut répondre

    Par Pierre Béguin

    CEVA3.jpgAvec le tunnel de Pinchat, les responsables du CEVA et l’Etat de Genève vont plus loin encore dans leur volonté de bafouer la constitution et les droits démocratiques. Qu’on en juge par ce tableau qui montre le tracé du tunnel de Pinchat, depuis le Bachet: Le vert représente les secteurs qui bénéficieront d’une dalle flottante «confort» limitant le bruit produit par le passage des trains à 30 décibels, comme l’ont fait logiquement les zurichois sur tout leur réseau. Le rouge désigne les secteurs qui ne bénéficieront pas des mêmes normes et qui subiront – tout le monde le sait à commencer par les CFF – des nuisances importantes, qui pourraient devenir insoutenables lorsque les politiques – toujours si prompts à transgresser leurs engagements – auront permis la circulation des trains de marchandises sur le réseau CEVA, contrairement à toutes les promesses faites aux citoyens au moment du vote de novembre 2009. Pourquoi une telle différence de traitement dans un même tunnel? (On sait que le tunnel de Champel bénéficiera des normes «confort» sur tout son tracé.) Raisons techniques? Pas du tout! Simplement, deux propriétaires, un dans chaque secteur vert, ont fort judicieusement fait opposition au CEVA – comme l’ont fait les habitants de Champel – contrairement à tous les autres habitants de la Chapelle qui, stupidement, ne se sont pas opposés au projet. En échange d’un retrait des deux oppositions, les responsables du CEVA, appuyés par l’Etat de Genève, Conseillers d’Etat en tête, ont passé un contrat de droit privé avec les opposants qui leur garantit une zone (verte en l’occurrence) avec des conditions satisfaisantes mais qui, en regard de celles réservées aux autres riverains, deviennent de facto des conditions privilégiées. Question: comment, pour un projet public financé par des deniers publics, une Régie de la Confédération, appuyée par l’Etat de Genève, peut-elle passer un contrat de droit privé dont les avantages sont payés par de l’argent public, et notamment par les impôts de ceux-là mêmes qui, dans des conditions analogues, s’en trouveront pénalisés?

    Posons la question autrement: comment une Régie de la Confédération, appuyée par l’Etat de Genève, peut-elle passer, en toute bonne conscience, un contrat privé qui transgresse à ce point un article de base de la Constitution helvétique? (– Rappelons l'article 8, alinéa 1 de la Constitution fédérale assurant le sacro-saint principe de l'égalité de traitement: ce principe est violé lorsque l'Etat accorde un privilège ou une prestation à une personne, mais les refuse à une autre personne dans une situation comparable. Autrement dit, il y a inégalité de traitement lorsque ce qui est semblable n'est pas traité de manière identique et lorsque ce qui est dissemblable ne l'est pas de manière différente.)

    J’aimerais qu’un responsable du Projet CEVA me réponde, à commencer par M. Calderara, directeur adjoint, le seul par ailleurs qui ait un nom parmi tous ces responsables anonymes. J’aimerais qu’un responsable politique genevois me réponde, à commencer par M. Luc Barthassat si friand, paraît-il, des réseaux sociaux. J’aimerais que tous ces partisans furieux du CEVA me répondent, non pas ceux qui m’envoyaient force commentaires contradictoires et souvent insultants sous pseudonymes contre mes prises de position sur le sujet avant la votation de novembre 2009, mais ceux qui se manifestaient loyalement à visage découvert, à commencer par M. Philippe Souaille puisqu‘en réalité c’est à peu près le seul qui m’ait donné un nom. Vous qui me faites l’obligeance de me lire, si vous les connaissez, prévenez-les qu’un bon et honnête citoyen attend des explications concernant des actes et des décisions insoutenables dans un cadre soi-disant démocratique. Et par la même occasion, qu’ils répondent aussi à cette question: quel message lance le Conseil d’Etat genevois à ses concitoyens en favorisant une telle discrimination anticonstitutionnelle?

    Face au probable silence dans lequel se perdra mes questions, je vais répondre moi-même – au reste, n’importe qui peut le faire à ma place: Genevois, Genevoises, si vous êtes concernés de près ou de loin par un projet public ou privé, que vous soyez pour ou contre, opposez-vous! Par principe, opposez-vous! Par prudence, opposez-vous! Par stratégie, opposez-vous! Votre opposition constituera l’unique garantie que vos droits élémentaires seront – peut-être – pris en considération. Sinon, on passera dessus comme un rouleau compresseur. Opposez-vous et vous obtiendrez peut-être quelque chose! Sinon, vous aurez l’assurance d’être lésé, contre toute justice et contre la Constitution elle-même s’il le faut. C’est ainsi que ça se passe dans notre République…

    Le tunnel de Pinchat en est la preuve évidente: aux opposants le confort, aux dociles les vibrations! A Genève du moins, nos droits s’identifient exactement à notre pouvoir de nuisance. Sans pouvoir, pas de droits! Loin de tous cadres légaux, nous évoluons en fait dans un pur rapport de force. Malheur à celui ou à celle qui se laisse berner par les apparences démocratiques dont on enrobe ce type de projet!

    Ce qui me console, c’est que les genevois viennent de voter en faveur d’une traversée de la Rade. Si le CEVA a pu s’imposer par mensonges et tricheries successives, à la hussarde et sans réelles consultations, il en ira tout autrement pour la traversée de la Rade, surtout si l’Etat, comme c’est le cas avec le CEVA et comme ce fut le cas avec le stade de la Praille, montre son incapacité chronique à mener à bien de grands projets. Là, c’est du lourd! Du sérieux! Ça concerne avant tout Chambésy et Collonges-Bellerive! A imaginer le nombre d’oppositions, et les montants qu’il faudra octroyer pour éventuellement en lever quelques-unes – en plus des surcoûts de construction – ce n’est pas 3,5 milliards mais 7 ou 8 milliards qu’il faudra débourser. On n’a pas fini de rire. Et ceux qui se réjouissaient d’une prochaine traversée n’ont pas fini de pleurer…

    Décidément, dans ce canton, les seules choses dont l’avenir s’annonce radieux, ce sont les Genferei! Et maintenant, comme Vladimir et Estragon attendent Godot, j’attends mes réponses…

     

     

  • Autour de L'Ami barbare (entretien avec Valérie Debieux)

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    par Jean-Michel Olivier

    Valérie Debieux est chroniqueuse, traductrice (on lui doit la traduction du dernier roman de Jon Ferguson, Les Joyaux de Farley, Olivier Morattel éditeur) et écrivaine. Elle anime La Galerie littéraire, un site remarquable, consacré exclusivement à la littérature contemporaine. J'ai eu le plaisir de répondre à ses questions.

     

    Valérie Debieux : Jean-Michel Olivier, en votre œuvre, tout comme en votre dernier ouvrage «L’ami barbare*» (Editions de Fallois/L’Âge d’Homme), vous semblez apprécier les romans polyphoniques, cela est-il dû à votre passion pour la musique ?  

    Jean-Michel Olivier : Très probablement. La musique m’accompagne depuis toujours. Dans un roman, me semble-t-il, tout commence par un visage et une voix. C’est du moins ce qui m’apparaît en premier. Je vois le visage de quelqu’un et aussitôt j’entends sa voix. Ensuite, les visages et les voix se multiplient. Il faut organiser tout ça pour éviter la cacophonie ! Mais j’aime entremêler les voix (j’ai toujours été fasciné par la polyphonie des voix bulgares que j’écoutais, enfant, à la radio). images.jpegDans L’Ami barbare, c’est grâce à ces polyphonies qu’on peut atteindre, peut-être, la vérité de Roman Dragomir : chaque voix apporte un éclairage différent, un autre point de vue, une autre perspective. La vérité d’un être est insondable. Mais on peut éclairer ses ténèbres…

    Valérie Debieux : Qu’est-ce qui vous a incité à écrire au sujet de la vie de Vladimir Dimitrijevic alias Roman Dragomir ?

    Jean-Michel Olivier : Dimitri était un ami, fidèle, mais insaisissable. Nous avions beaucoup de divergences (politiques, surtout). Mais aussi des passions communes : le football, les femmes, la littérature. images-6.jpegPar la vie qu’il menait, vagabonde et aventureuse, sa mort était pour ainsi dire inscrite dans les astres. Chacun savait qu’il ne pourrait mener éternellement cette vie de romanichel (comme il disait lui-même). Pourtant, sa mort violente, en juin 2011, a plongé tout le monde dans la stupeur. Ensuite, il y a eu la cérémonie funéraire orthodoxe qui m’a beaucoup impressionné. Et l’émotion m’a poursuivi longtemps. C’est elle qui m’a poussé a écrire le roman. Exorciser cette émotion. Rendre justice à ce personnage complexe — tellement méprisé à la fin de sa vie. Mais aussi faire son procès, si j’ose dire. Car tous les personnages du livre s’avancent à la barre des témoins, représentée par le cercueil ouvert qui leur fait face, comme s’ils étaient au tribunal.

    Valérie Debieux : Quel est le trait de la personnalité qui vous a le plus marqué en celle de Vladimir Dimitrijevic ?

    Jean-Michel Olivier : C’était un homme écorché vif, un exilé perpétuel, souvent en proie à des émotions contradictoires. Sa pente naturelle l’inclinait vers les écrivains de droite. images-2.jpegPourtant, la plupart de ses proches (Haldas, Cherpillod, Claude Frochaux) étaient des gens de gauche ! Il avait besoin de cette dialectique pour avancer. Et d’ailleurs le catalogue de l’Âge d’Homme (4000 titres : ce qu’il nommait son œuvre) l’atteste. Il y a bien plus d’écrivains de gauche, ou en tout cas progressistes, que d’écrivains de droite. Un autre trait de caractère, c’est sa passion. Pour publier un livre, il écoutait d’abord son cœur, ses émotions de lecture. Il décidait très vite de publier tel ou tel auteur. Et son flair était incomparable. Aux premières pages d’un texte, il savait si on avait affaire à un écrivain véritable, ou à un simple « faiseur».  

    Valérie Debieux : Le monde de l’enfance est très présent dans votre œuvre. L’adulte n’est-il, selon vous, que la résultante de l’impression des images perçues durant l’enfance ?

    Jean-Michel Olivier : L’enfance est un vivier d’images et d’émotions vivaces dans lequel chacun est libre de puiser — et de se ressourcer — à sa guise. Il est inépuisable. La force de ces images et de ces émotions, c’est qu’elles sont premières. Rien ne les a précédées. Et elles servent de moule ou de matrice aux images et aux émotions à venir. C’est pourquoi elles sont si importantes.

    Valérie Debieux : Enfant, que lisiez-vous ?

    Jean-Michel Olivier : Avant la Bibliothèque verte et les aventures de Bob Morane (toujours persécuté par l’affreux Monsieur Ming !),images-3.jpeg j’ai de la peine à me rappeler mes lectures d’enfant. Cela a vraiment commencé dans l’adolescence. Des romans, bien sûr, des histoires policières, mais aussi beaucoup de BD. Je me souviens d’avoir passé la frontière chaque semaine en vélomoteur pour aller acheter le journal Pilote en France voisine (car il sortait deux jours plus tôt qu’en Suisse !). images-7.jpegEnsuite, il y a eu la poésie. Rimbaud, Verlaine, Lautréamont. Sans oublier les romans de Boris Vian, que j’adorais.

    Valérie Debieux : Pour avoir pu imaginer les «parts manquantes» de la vie de votre grand-père, photographe d’origine italienne, dans votre magnifique ouvrage «L’enfant secret», comment qualifieriez-vous le lien qui vous unit à lui ?

    Jean-Michel Olivier : Les liens familiaux sont toujours mystérieux, car ils ne sont pas choisis. Il n’est pas facile d’aimer les gens de sa famille ! Son père, sa mère, ses frères (ces sentiments mêlés et équivoques donnent lieu, d’ailleurs, à toute une littérature psychanalytique). Les relations avec les grands-parents sont plus faciles, plus apaisées. images-4.jpegMais la part d’ombre est bien sûr importante. J’ai peu connu mon grand-père, qui était photographe du Duce, à part quelques vacances passées ensemble en Italie. Il ne m’a jamais montré ses photos, par exemple, ni parlé de son époque « mussolinienne » (ce qui m’aurait passionné). Après, il faut imaginer tout ça. Briser les silences. Éclairer les zones d’ombre qui entourent chaque être humain. Mais le lien avec cet homme qui aura eu plusieurs vies (secrètes) était très fort. Et il ne s’est jamais défait.

    Valérie Debieux : Vous avez de multiples passions, la littérature, le football, la peinture, la musique et l’art en général. Si, en référence à votre ouvrage «La Vie mécène», vous aviez à disposition une forte somme d’argent, quel genre de mécène seriez-vous ?

    Jean-Michel Olivier : L’écrivain américain Paul Auster raconte que lorsqu’il est à court d’inspiration, il imagine un homme qui marche dans la rue et trouve une valise pleine de dollars ! Après, les idées viennent toutes seules… Mais moi je serais bien embêté ! J’essaierai d’aider les artistes en herbe, les jeunes écrivain(e)s, par exemple, à sortir du ghetto suisse-romand. Pour cela, il faut des moyens importants pour faire connaître leur travail au-delà des frontières, le grand problème (non résolu) étant la diffusion, ou plutôt le pouvoir exorbitant des diffuseurs. Mais vous me donnez des idées…

    Valérie Debieux : Dans votre ouvrage, «Notre Dame du Fort-Barreau», vous rendez hommage à une personnalité genevoise peu ordinaire, Jeanne Stöckli-Besançon, fille du pasteur Théodore Besançon qui fit construire plusieurs immeubles à vocation sociale dans le quartier des Grottes à Genève. images-5.jpegJeanne, de nature modeste, discrète et effacée, a aidé tous les nécessiteux. Vous qui l’avez connue, quelle leçon de vie retenez-vous d’elle ?

    Jean-Michel Olivier : Au fond, toutes les vies méritent d’être mises en lumière, même les plus secrètes, les plus silencieuses, les plus dédaignées. Ce qui reste d’un homme ou d’une femme, c’est une voix, un visage : une légende. J’essaie de raconter cette légende. Dans le cas de ma « petite Jeanne » — qui est morte il y a exactement 20 ans — ce ne fut pas facile, car tout, dans sa vie, visait à l’effacement. Elle ne parlait jamais d’elle, ni de ses parents, ni de son mari (à se demander s’il existait). Elle était tournée vers les autres, elle les accueillait, elle les écoutait. C’était sa vocation — héritée sans doute de son père pasteur. C’est une de ces « vies minuscules » dont parle si bien Pierre Michon. La leçon qu’elle m’a donnée est une leçon d’humilité, de générosité et aussi de liberté. Elle possédait près de 60 appartements au centre-ville de Genève, ce qui n’est pas rien, et elle vivait comme une pauvresse, sans se soucier du regard des autres, sans écouter les conseils de sagesse ou de prudence qu’on lui donnait ! En m’accueillant chez elle, elle m’a permis de me consacrer à l’écriture. Elle a joué un grand rôle dans ma vie. Mon livre est une modeste tentative de lui rendre justice.

    Valérie Debieux : Tout comme l’éditeur Claude Frochaux, qui a été le bras droit de Vladimir Dimitrijevic, pensez-vous que les dernières lignes d’un roman préfigurent celles de l’œuvre à venir ?

    Jean-Michel Olivier : Rien de plus juste, ni de plus mystérieux ! On termine un roman, on pense en avoir fini avec ses personnages, son histoire, ses décors, et le roman se poursuit en nous, à notre corps défendant, dirait-on. La dernière image du Voyage en hiver (1994) est un grand bateau qui s’approche de la rade de Genève. Et ce bateau (qui s’appelle L’Esprit de vengeance !) revient aux premières pages du livre suivant, Les Innocents (1996) ! Bien sûr de manière inconsciente ! L’écriture — sa source, son élan — est toujours souterraine. Il suffit d’écouter sa voix. Les mots remontent à la surface comme s’il y avait une mémoire engloutie quelque part. C’est un phénomène très étrange… 

    Valérie Debieux : Avez-vous déjà pensé à écrire une pièce de théâtre relative à Voltaire ou à Jean-Jacques Rousseau ?

    Jean-Michel Olivier : Oui, en fait j’ai écrit une nouvelle sur la dernière nuit de Jean-Jacques Rousseau (« Le Dernier mot »), nouvelle que j’ai adaptée au théâtre. Le texte a été lu sur plusieurs scènes, mais jamais encore monté.

    Valérie Debieux Vous avez reçu le «Prix Interallié» pour votre ouvrage «L’Amour nègre». Est-ce que ce Prix a changé quelque chose dans votre vie d’écrivain ?  

    Jean-Michel Olivier : Un grand Prix parisien offre beaucoup de visibilité à un auteur et à son livre. Par exemple, en ce qui me concerne, on a pu trouver L’Amour nègre pendant toute une année sur les présentoirs des librairies, en Suisse comme en France ou en Belgique, entre Michel Houellebecq et Virginie Despentes ! amour.nègre.jpegC’est une chance unique pour le livre de trouver ses lecteurs. En outre, il y a eu près de 500 articles sur le livre (je me souviens encore d’un compte-rendu dans Le Courrier du Vietnam !) et des reportages sur toutes les chaînes de télévision. Bien sûr, avec cette soudaine renommée, la pression monte énormément. Mais j’avais déjà publié 20 livres avant L’Amour nègre et je savais que j’allais continuer à écrire.

    Valérie Debieux Depuis 2006, vous dirigez la collection «poche» auprès de la Maison d’édition de L’Âge d’Homme. Quels sont vos critères de sélection ?  

    Jean-Michel Olivier : En fait, j’ai dirigé la collection Poche Suisse entre 2006 et 2012. Il s’agissait de mettre en valeur les trésors souvent peu ou mal connus de la littérature suisse. J’ai essayé aussi de publier des inédits et des œuvres de jeunes auteurs. Hélas, la nouvelle direction de l’Âge d’Homme a supprimé une grande partie des collections et mis sur la touche ceux qui les dirigeaient. C’est dommage. Le monde du livre traverse une crise sans précédent. Mais le livre de poche, à mon sens, va occuper une place déterminante dans la nouvelle économie du livre.

    Valérie Debieux On peut dire que vous n’aimez pas les «zones de confort» en matière d’écriture. Existe-t-il encore des thèmes que vous souhaiteriez aborder dans vos futurs écrits ?  

    Jean-Michel Olivier : Comme j’aime faire ce qui ne se fait pas, j’aime écrire ce que l’on n’écrit pas. C’est une manière de débusquer les faux-semblants et de chasser les illusions. Et notre époque — qui est celle de la communication de masse et des nouvelles technologies — est particulièrement propice aux illusions. Je ne suis pas un adepte de la théorie du complot, mais il faut bien admettre que la part d’ombre qui entoure les hommes augmente en exacte proportion des flots de lumière qu’on projette sur eux ! Et puis j’aime bien faire tomber des statues de leur socle (c’est mon côté iconoclaste !) et remettre les choses en perspective. Quant aux thèmes à traiter, ils sont légion : politique, religion, dictature économique, mondialisation, lubies alimentaires… J’aime l’idée qu’un livre nous ouvre les yeux sur la réalité, qu’il dénonce un mensonge ou une imposture.

    Valérie Debieux Je vous laisse le mot de la fin…

    Jean-Michel Olivier : Le livre le plus important est toujours le prochain. Le mien parlera des femmes et du petit monde littéraire d’aujourd’hui. Il contera l’histoire d’un écrivain qui vit seul avec son chat, au bord du lac Léman, mais est environné — voire harcelé ! — par des femmes qui lui veulent toutes du bien ! Ce sera un roman plus léger que le précédent. Quand on demandait à Voltaire de parler de son travail, il disait simplement ceci : « Je fais la satire du genre humain. » En toute modestie, je prends cette formule à mon compte. 

    Entretien mené par Valérie DEBIEUX

    * Jean-Michel Olivier, L'Ami barbare, de Fallois-l'Âge d'Homme, 2014.

  • Foi ou illusion?

    Par Pierre Béguin

    A neuf ans, ma fille cadette – et c’est rassurant – ne croit plus ni au Père Noël ni aux contes de fée. Elle distingue réalité et fiction, elle sait que cette dernière repose sur des lois qui n’ont rien à voir avec les lois physiques qui régissent le monde réel. En toute logique, elle s’étonne donc que des adultes sensés, ayant eux aussi, comme il se doit, renoncé aux fictions enchanteresses de leur enfance, croient encore à des histoires invraisemblables comme celles qu’on raconte à l’église. Par exemple qu’un homme né d’une vierge et mort sur la croix soit ressuscité trois jours plus tard. Un mort est un mort, et une résurrection inconcevable hors les contes. Difficile de lui donner tort…

    Et pourtant, toute la doctrine chrétienne repose sur cette croyance digne d’un conte de fée: un homme est ressuscité. En un point précis de l’espace et du temps s’est produit cet événement impossible qui coupe le monde occidental en deux: ceux qui ne le croient pas, et ceux qui le croient. «Si l’on proclame que le Christ est ressuscité, comment certains parmi vous peuvent-ils dire qu’il n’y a pas de résurrection des morts? S’il n’y a pas de résurrection des morts, le Christ n’est pas ressuscité. Et si le Christ n’est pas ressuscité, notre message est vide et ce que vous croyez est une illusion», proclame l’apôtre Paul (1 Co 15, 12-15). De fait, si le Christ n’était pas ressuscité, il ne resterait de l’entreprise de Paul qu’une incontestable réussite culturelle et philosophique, mais accompagnée d’une énorme illusion mystique, voire d’une escroquerie.

    Foi ou illusion?

    Ceux qui ne croient pas à la résurrection pensent qu’un groupe de séditieux, désespéré par la perte de leur gourou de chef, se sont raconté des histoires qui, au lieu de s’éteindre avec eux, ont fini contre toute attente par conquérir une part du monde. Ceux qui adhèrent au miracle de la résurrection, hors de tout bon sens et rationalité, engagent leur vie sur cette croyance. Régulièrement, sans que cela n’offense en rien leur raison, ils forment un cercle à l’église pour commémorer l’événement: «Faites ceci en mémoire de moi» leur a dit le Christ. Et Jean de rapporter ces paroles: «Si vous ne mangez pas ma chair et ne buvez pas mon sang, vous n’aurez pas la vie en vous» (Jean 6, 55-56). Puis, ayant reçu le pain et le vin – ou l’hostie – ils retournent à leur place les yeux baissés, pensifs. A quoi pensent-ils alors? Sont-ils transformés? Ont-ils reçu la vie en eux? Et recevoir la vie en soi, qu’est-ce que cela signifie? Aspirer à une autre manière d’être présent au monde, à autrui et à soi-même, différente de ce mélange d’angoisse, d’ignorance et d’égoïsme qui est le lot de la nature de l’homme sans Dieu? Aspiration louable s’il en est. Certains chrétiens – mais alors le sont-ils toujours? – réduisent le rituel de la communion (de l’eucharistie) à un symbole commémoratif, c’est-à-dire à une version soft qui ne heurte pas la raison. Ce faisant, ils ramènent Jésus au rang de porteur d’un message de sagesse, rien de plus. Mais sagesse n’est pas croyance. Et beaucoup croient véritablement en ce phénomène de transsubstantation, à la présence réelle du Christ dans l’hostie, le pain ou le vin. La plus incroyable des folies! Oui! Foi n’est pas sagesse, mais folie. Paul le sait, qui enseigne que la sagesse du monde est folie devant Dieu et prétend que Dieu a choisi de sauver non pas ceux qui écouteront des paroles sages mais des paroles folles: «Je détruirai la sagesse des sages, Et j’anéantirai l’intelligence des intelligents» (1 Co 1, 19).

    Foi ou illusion?

    Paul croyait avec force que la fin du monde était proche, le processus enclenché. Il annonçait dans la première lettre aux Thessaloniciens le jugement dernier comme soudain et imminent. Deux mille ans plus tard, il faut bien l’admettre, la prophétie ne s’est pas réalisée, même si l’on a souvent pu croire à l’Apocalypse, même si l’Antéchrist n’a guère chômé durant ces deux millénaires d’attente: le monde comme il va survit toujours tant bien que mal. Alors Paul, apôtre ou gourou? Car c’est un phénomène connu et observé des théoriciens des religions: les démentis de la réalité, au lieu de ruiner une croyance, tendent au contraire à la renforcer. Quand un gourou annonce la fin du monde pour une date déterminée et proche, on ricane face à une folie dont il sera bientôt obligé de prendre conscience. La date fatidique expirée, aucune terre dévastée: le soleil se lève encore et les gens vaquent à leurs occupations habituelles. Et pourtant, pas le moindre mea culpa! Ni le gourou ni ses fidèles n’abdiquent leur lubie, se persuadant que, si rien n’a changé, ce n’est qu’en apparence: seuls les vrais élus sont capables de se libérer du témoignage trompeur des sens et des exigences fallacieuses de la raison. A ceux-ci appartient le Royaume des cieux. Car la foi, ce n’est pas croire ce qu’on voit, mais voir ce qu’on croit…

    Foi ou illusion?

    Dieu est-il une réponse, parmi d’autres, que nous donnons à nos angoisses? Ou nos angoisses sont-elles un moyen, parmi d’autres, dont Dieu se sert pour nous parler? C’est une évidence psychologique de dire que la foi comporte des soubassements psychiques et qu’elle utilise, pour nous atteindre, nos manques, nos peurs, notre besoin enfantin d’être consolés, rassurés, protégés. Et il serait extraordinaire qu’il existât un Dieu Tout Puissant concerné par chacun de nous, comme il est pour le moins suspect que ce Dieu prenne si bien la forme de nos désirs d’enfant, d’une nostalgie d’un père protecteur et bienveillant.

    Foi ou illusion?

    Faut-il apprendre à aimer le réel, aussi pénible soit-il, et ne pas sombrer dans la faiblesse des fictions consolatrices, comme peuvent l’être les Béatitudes? Est-ce vanité, naïveté, lâcheté de penser que tout ce qui nous arrive a un sens, aussi impénétrable que peuvent en être les voies, de tout interpréter en termes d’épreuves divines comme si une force providentielle organisait le salut de chacun à l’instar d’une course d’obstacles à surmonter? «La foi, c’est croire quelque chose dont on sait que ce n’est pas vrai» disait ironiquement Mark Twain. Et si les protestants ont passablement rationalisé les mystères au risque d’évacuer la religion pour la morale, faut-il pour autant se ranger du côté des esprits critiques qui, au nom du bon sens et de la liberté de pensée, aplatissent tous les mystères et n’admettent pour vérité que ce qui s’inscrit dans les limites étroites de leur raison? Et qui pensent que les lumières de leur intelligence sont assez puissantes pour éclairer le grand Tout? Ceux-ci savent-ils vraiment de quoi ils parlent ou font-ils comme ces critiques littéraires qui ne lisent pas le livre qu’ils doivent commenter de peur que cette lecture n’altère leur jugement?

    Foi ou illusion?

    A ma fille de neuf ans qui a opté pour les certitudes de la raison contre le mystère, moi qui pense que le contraire de la vérité n’est pas le mensonge mais la certitude, je répondrai que, s’il faut s’efforcer de ne jamais perdre la raison, il faut aussi apprendre à aimer ce que la raison nous fait perdre. Et je lui raconterai l’histoire de ce pharisien nommé Nicomède, qu’on trouve dans l’Evangile de Jean, qui nourrit de fortes préventions contre le Christ. Ce qu’il en sait, ce que la rumeur lui a rapporté, s’identifie à ses yeux à une supercherie de secte douteuse. Mais il ne se satisfait pas des jugements d’autrui. Il veut se rendre compte par lui-même. Il va trouver Jésus, le questionne, le contredit, essaie de comprendre ce qui, il faut bien en convenir, est souvent difficile à accepter. Puis il retourne chez lui, pensif. Est-il converti? Peu importe! Lui, au moins, est allé voir…

     

  • Frédéric Lamoth, Lève-toi et marche

    Par Alain Bagnoud

     Frédéric Lamoth, Lève-toi et marcheLève-toi et marche, c'est un roman, qui, pour moi, fleure un peu les idées 70, ses idéologies et ses thèmes : un jeune homme fait son service militaire. En pleine nuit, il quitte sa caserne et part se promener dans la campagne, rencontrant des gens sympas et alternatifs, pendant que continue la vie militaire avec ses troufions et ses gradés, des hommes qui aiment l'ordre et le foot, aux valeurs carrées.

    Mais la forte opposition entre les deux mondes représentés dans ce roman est bien menée. Frédéric Lamoth donne un côté comique à la gestion de la vie militaire et aux scènes de l'école de recrue, et s'attache aussi à comprendre avec honnêteté les valeurs et les univers de ces gradés qui lui semblent un peu étrangers et lui paraissent manifestement exotiques.

    Le monde de son déserteur, Samuel est très différent, baigné de musique et de chant. Au fil de la cavale tranquille de ce poétique jeune homme, on découvre son passé, reconstitué par fines touches.

    Un secret, un drame est caché dans chacun de ces deux univers. Ils peuvent peut-être expliquer une désertion spontanée, qui semble échapper à Samuel lui-même : une grange qui brûle d'un côté, de l'autre la mort d'un frère doué provoquant le désarroi de la mère.

     Frédéric Lamoth, Lève-toi et marcheQuoi qu'il en soit, dans le départ inopiné du héros et son errance sans but, dans sa rencontre de personnages singuliers, un étranger qui brûle un corbeau, des habitantes d'une ferme biologique, on perçoit une recherche d'identité. Elle est suggérée par touches fines qui reconstituent le puzzle de la mémoire et interrogent les raisons qu'il y a d'exister...



    Frédéric Lamoth, Lève-toi et marche, Bernard Campiche Editeur

  • soif de pouvoir

    par antonin moeri

     

    Une conduite inspirée par le désir de réussir à tout prix a souvent été épinglée par des écrivains aimant la satire. Il est vrai que l’arrivisme a toujours déclenché les aventures les plus grandioses ou provoqué les désastres les plus pitoyables. Dans un récit d’une cruauté raffinée, Kafka présente ainsi un jeune négociant qui va prendre en charge la narration: «Ceux qui, comme moi, ne peuvent souffrir la vue d’une taupe ordinaire seraient sans doute morts de dégoût devant la taupe géante qui a été observée il y a quelques années».

    Or l’apparition de cette taupe n’a jamais été prouvée ni expliquée. Un vieil instituteur de village s’est alors proposé pour rédiger un mémoire dans lequel il amènerait les preuves de l’existence de cette taupe. Un mémoire qui ne sera pas pris en considération par les experts qui auraient pu légitimer ce travail. Un savant se serait même moqué du vieil instituteur. Cette attitude méprisante va déclencher, chez le narrateur qui apprend la chose dans un journal, un mouvement de colère.

    Ce narrateur décide alors de mener sa propre enquête pour venir en aide à l’instituteur, qui voit d’un mauvais oeil quelqu’un d’autre s’occuper de cette affaire et qui ne croit pas aux bonnes intentions de ce négociant vivant en ville. Voulant gagner de l’argent avec cette affaire, l’instit débarque chez le narrateur avec l’envie d’en découdre. Certes, il l’avait laissé entreprendre ses recherches, car un homme de la ville pouvait certainement faire mousser la chose, pensait-il. Il a imaginé qu’après les rumeurs et les prises de position, des protecteurs s’empareraient de l’affaire et trouveraient des fonds pour financer l’entreprise. Le narrateur de son côté avait pensé, en publiant son mémoire, attirer l’attention d’un savant sur l’affaire, un savant qui aurait pu obtenir pour le vieil instit une bourse, lequel instit aurait pu déménager en ville pour y suivre une formation et avoir des entretiens de haut niveau...

    L’instit a cependant oublié un élément important: son grand âge ne lui aurait jamais permis de réaliser ce rêve de grandeur, on l’aurait tout au plus gratifié d’une petite médaille à accrocher au revers de sa veste. Troublé par les propos du narrateur, il allume sa pipe et reste cloué dans le salon du jeune négociant. Attendrait-il de l’argent? «À voir le petit vieillard coriace assis à la table, on pouvait croire qu’il serait impossible de l’éjecter».

    S’il y a un écrivain qui fut expert en matière de pouvoir, c’est Kafka. Dans son magnifique essai «L’autre procès», Elias Canetti montre que le véritable but de Kafka (dans sa vie) fut de se soustraire à toute forme de pouvoir, un pouvoir qu’il «pressent, découvre, nomme et se représente partout où d’autres l’accepteraient comme allant de soi».

    Dans «La taupe géante», Kafka met en scène avec une ironie à la fois cinglante et bienveillante cette soif de pouvoir, de puissance, de reconnaissance, cette soumission à un supérieur qui caractérisent les agissements de bien des bipèdes sur la croûte terrestre. Ni rancune, ni haine, ni esprit de vengeance ne poussaient cet auteur à faire un vil usage de ce constat. C’est plutôt un rire irrésistible, une joie très communicative qui le poussaient à observer puis à raconter, un rire irrésistible qui gagnait les auditeurs lorsque Franz leur lisait un de ses textes, un rire irrésistible qui gagnait le docteur Kafka quand une huile se levait pour prononcer gravement un discours officiel.

    Franz Kafka: Récits posthumes, Babel, 2008

    Elias Canetti: L’autre procès, Gallimard, 1972

  • Information et paranoïa

    Par Pierre Béguin

    Edgar Poe.jpgL’information, l’officielle d’une part, trop soumise au diktat économique et, donc, trop consensuelle pour être honnête, et celle d’internet d’autre part, des réseaux et des blogueurs, trop impulsive ou incontrôlable pour être crédible, peut vous rendre paranoïaque. J’y retrouve exactement les sensations éprouvées à la lecture de cette nouvelle extraordinaire d’Edgar Poe intitulée Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume, traduite par Charles Baudelaire et adaptée pour la télévision par Claude Chabrol.

    Dans le sud de la France, un narrateur anonyme, jeune homme enthousiaste et féru de physiologie de la folie, obtient la permission de visiter un établissement psychiatrique – qui ressemble à un château – réputé pour sa méthode originale appelée «système de douceur». Le directeur de l’établissement, un certain Maillard, lui apprend que ce système n’est plus pratiqué, malgré les succès qu’on lui attribuait, remplacé désormais par celui, plus contraignant et radical, du docteur Goudron et du professeur Plume. Le narrateur s’en étonne et demande au directeur en quoi consistait ce système de douceur: «A ménager les malades, à ne jamais les contrarier. Nous ne discutions aucune des fantaisies qui leur passaient par la tête. Non seulement nous feignions d’y croire, mais nous les encouragions. Aucun argument ne frappe un esprit malade comme le reductio ad absurdum. Si un pensionnaire se figurait être un poulet, le traitement se bornait à insister sur la vérité du fait, - à accuser le patient de stupidité, parce qu’il ne s’en montrait pas assez convaincu, - et à lui refuser toute autre nourriture que celle qui convient à des volailles. Avec un peu de blé et de gravier, on accomplissait des prodiges. Nous comptions aussi beaucoup sur d’innocentes distractions, telles que la musique, la danse, les exercices physiques, la lecture de livres. Et l’on ne prononçait jamais le mot de folie…»

    Le système de douceur, précise encore le directeur, a été abandonné après que les patients, jouissant d’une trop grande liberté, eurent usurpé l’autorité de leurs médecins et infirmières en les enfermant tels des fous: «les gardiens se trouvèrent pieds et poings liés et jetés en cellules, où ils furent traités comme s’ils eussent été les fous, par ceux qui venaient d’usurper les fonctions de gardiens». Et Maillard de préciser: «Le complot avait été organisé par un lunatique qui s’était mis en tête qu’il avait découvert un système de gouvernement supérieur à tous ceux que l’on connaît. Il voulait faire l’essai de son invention et il enrôla les autres pensionnaires dans une conspiration qui avait pour but de renverser le pouvoir établi». Ainsi les fous conservèrent-ils une grande liberté tandis que les gardiens, enfermés dans des cellules, subirent un traitement proche de celui qu’ils prétendent infliger dorénavant aux fous selon les méthodes du docteur Goudron et du professeur Plume.

    Combien de temps dura le règne des fous? demande le narrateur: «Oh! très longtemps! Tant qu’elle dura, ce fut une saison de franche lippée pour nos gaillards. Ils firent main basse sur la garde-robe et les bijoux de ma famille. Les caves du château étant bien approvisionnées, et les fous de bons diables qui boivent sec, ils s’en donnèrent, je vous le garantis!»

    Mais les villageois, les visiteurs désireux d’inspecter la maison ont bien dû sonner l’alarme? interroge encore le narrateur: «Vous vous trompez. Le chef des rebelles était trop fin pour cela. Il n’admit aucun étranger, sauf, un jour, un tout jeune homme qui n’avait pas l’air d’avoir inventé la poudre. Il lui laissa voir le château pour s’amuser un peu aux dépens de l’intrus, puis il lui ouvrit la porte et l’envoya promener».

    Durant le repas qui suit, le narrateur est de plus en plus mal à l’aise. De fait, tout est excentrique: les mets originaux et trop abondants (du lapin au chat, un veau agenouillé servi entier), des personnes habillées en décalage avec la mode de l’époque, des infirmières provocantes et surchargées de bijoux, une musique fort appréciée des convives mais se résumant à une «infinie variété de bruits» pour le narrateur, etc. Certains médecins se mettent à imiter les folies de leurs patients qui se prennent pour une théière, un âne, un fromage ou une citrouille. Le directeur lui-même, à l’aide des gardiens, doit intervenir pour calmer ces ardeurs théâtrales qu’il justifie, aux yeux du visiteur interloqué, par le comportement libéré des gens du sud et leur propension à l’alcool. Néanmoins, le doute s’insinue dans l’esprit du narrateur: qui sont les fous, qui sont les gardiens? Qui sont les patients, qui sont les médecins? Le directeur l’avait prévenu: «Ici, ne croyez rien de ce que vous entendez, et seulement la moitié de ce que vous voyez!»

    Dans l’adaptation de Chabrol, si mes souvenirs sont exacts, le cinéaste va plus loin dans la confusion: le directeur prévient le jeune homme narrateur que les patients ont développé une sorte d’hystérie collective par laquelle ils croient être les médecins, les infirmières ou les gardiens enfermés par les fous qui ont pris le pouvoir. Et de fait, les malades affirment d’une seule voix ce que le directeur a prévenu qu’ils affirmeraient. Ils sont convaincants, n’est-ce pas? lance le directeur à son visiteur avec un coup d’œil complice. Et de surenchérir: vous allez voir, le plus convaincant, c’est le lunatique qui a organisé le complot et qui se prend pour le directeur. Quelques minutes avec lui et vous allez croire que c’est moi le fou dangereux, je vous le garantis!

    «Quand un fou paraît raisonnable, il est grandement temps, croyez-moi, de lui mettre la camisole» prévient le directeur à l’adresse du narrateur déboussolé. Qui est ce qu’il prétend être? Qui croire? Qui dit la vérité? Qui simule? Qui ment? Je pense à cette phrase de l’apôtre Paul dans la lettre aux Galates: «Même si, moi, je venais vous dire autre chose que ce que je vous ai dit, il ne faudrait pas me croire». Dans cette absence de norme, de référence fiable, où tout peut se lire à l’envers, se trouve en germe l’effroi du monde moderne et son délire paranoïaque…

    Quant à la fin de la nouvelle d’Edgar Poe, je vous la laisse découvrir. C’est plus sûr… vous pouvez me croire!

     

    Le système du docteur Goudron et du professeur Plume, Edgar Poe, Poche 2003

     

  • Pierre Béguin, Condamné au bénéfice du doute

    Par Alain Bagnoud

     

     

    Il y a, en Pierre Béguin, la curiosité de démonter une montre pour voir comment elle fonctionne. Plus le mécanisme est complexe, plus il y prend de l'intérêt. Et mécanisme complexe il y a, dans l'affaire et le personnage dont traite son dernier livre, Condamné au bénéfice du doute. Inspiré par une célèbre affaire genevoise, ce roman met en scène un avocat et civiliste brillant, qui dirige un parti politique, a été bâtonnier de sa profession... On l'accuse d'avoir tué le père du nouvel amant de sa maîtresse. Il nie, il proclame son innocence jusqu'à la fin de ses jours, alors que tout l'accuse.

     

    Que croire alors ? Pierre Béguin ne tranche pas et fournit les éléments pour que le lecteur puisse forger sa position, placé dans la position du juré d'assise. Mais cet intérêt à suspense du livre est peut-être supplanté encore par la plongée dans la personnalité d'un être complexe, fascinant, torturé et brillant, mené par une image de soi idéale, s'acharnant à coller à tous les stéréotypes de la réussite, très intelligent mais suicidaire, commettant des erreurs grossières et incompréhensibles pendant son procès, qu'un homme de bon sens n'aurait pas commises, qu'il soit coupable ou innocent.

     

    C'est comme s'il y avait deux Maître Joncour : l'homme public et le personnage privé, très différent. C'est le cas de beaucoup de monde, mais ce qui fascine ici, c'est que Joncour lui-même se semble pas arriver à se voir, ni dans un rôle, ni dans l'autre. Il paraît manquer de l'élémentaire distance qui nous permet de considérer notre image avec un peu d'écart lucide.

     

    Et pas par bêtise. Sa logique est impeccable, son intelligence vive, sa culture très étendue lui a fourni de nombreux exemples de fonctionnements humains. Rien de tout ça ne lui sert quand il s'agit de l'appliquer à lui-même. Cette intelligence semble désincarnée, fonctionner à vide, selon des schémas différents, comme si elle s'appliquait à des domaines qui ne communiquent pas entre eux, qui concernent des fonctionnements logiques, et non humains, comme si elle était coupée complètement du corps et de ses réactions.

     

    De même sa vaste culture. Elle lui semble une protection plus que quelque chose de vivant, comme s'il se réfugiait dans des formes somptueuses et protectrices. Il s'en sert comme d'un ornement, essaie de la communiquer à sa maîtresse, aux idées un peu courtes, veut la parer d'érudition, la façonner, en pygmalion qui créerait une poupée idéale : charmes du corps, du vêtement et des références.

     

    Pierre Béguin s'efforce d'ailleurs dans son écriture de retrouver les inflexions d'un Joncour amoureux du beau langage, qui parsème ses discours de références littéraires. Il y a du Balzac dans la description de la maîtresse en fille-fleur, quand Joncour la voit pour la première fois. Il y a du Hugo dans certains accents des discours concernant la justice, au début du livre... L'amplitude de ce style classique dix-neuviémiste, de ces phrases balancées, qui cherchent la nuance juste, servent le récit et lui donnent une cohérence forte : on se trouve dans la tête de Joncour, et son fonctionnement en est éclairé.

     

    Même s'il est impossible tout compte fait de le comprendre complètement. Coupable, non coupable ? Pourquoi aurait-il tué cet homme presque sans raisons ? Pourtant, tout semble l'accuser même s'il nie. Donc, coupable, probablement, maître Joncour. Inexplicablement coupable, sauf si on suit l'auteur dans son analyse du personnage, qu'il a développée dans les colonnes du Temps (le 7 mai 2016) :

     

    « Dans le mythe de Narcisse, c’est le reflet qui veut ignorer l’ombre. Ici, c’est l’ombre qui veut tuer le reflet. La revanche de l’ombre en quelque sorte. Le narrateur du roman se trouve dans une impasse. Tout comme son modèle d’ailleurs. Cette image idéale et désincarnée qu’il a construite de lui-même l’étouffe. Il la rend responsable de ses échecs amoureux. Si Philippe Joncour avait été moins pointilleux avec son image, la relation avec la femme qu’il aimait aurait sans doute eu un avenir. Il en a eu assez d’être cet homme admirable, au-dessus de tous. Sa tentation obsessionnelle du suicide ne vient pas d’une envie de se tuer mais, peut-être, de tuer cette image… »

     

     

     

    Pierre Béguin, Condamné au bénéfice du doute, Bernard Campiche Editeur

     

  • Présence de Marc Jurt (1955-2006)

    par Jean-Michel Olivier

    772533361.5.jpgIl a y dix ans, le 15 mai 2006, nous quittait Marc Jurt, artiste aux multiples talents, peintre et graveur, sculpteur et photographe, professeur au Collège de Saussure, à Genève, et grand voyageur. Marc Jurt, c’était aussi l’ami incomparable, toujours curieux des autres, généreux dans sa vie comme dans son œuvre, profond et drôle, en quête perpétuelle de beauté et de vérité (qui s’associent toujours dans son travail).

    Marc Jurt est mort il y a dix ans, vaincu par une maladie contre laquelle il se battait depuis l’adolescence (et qu’il croyait avoir terrassé définitivement). Il laisse derrière lui une œuvre exceptionnelle par sa richesse et sa diversité : dessins, estampes, peintures, sculptures, photographies. Pour ceux qui l’ont connu, Marc avait tous les talents : il cultivait la création sous toutes ses formes, mais aussi l’amitié, la fantaisie, la douceur et la fidélité. Il bouillonnait de projets (que certains considéraient comme fous) : réaliser chaque semaine, pendant toute une année, par exemple, une gravure originale. Cela donne la série de 52 gravures de « Pas une semaine sans traces ».

    Pari génial — pari tenu.

    Autre défi, quelques années plus tard, l’immense chantier de Géographie parallèle, réalisé en collaboration avec l’écrivain Michel Butor : 349057970.25.jpegune suite unique de 50 travaux, que Marc considérait comme un sommet de son œuvre. Le peintre y multiplie les interventions et les strates, peinture, gravure, griffures, papiers collés, rehauts de plume et de crayon, tandis que l’écrivain y dépose ses mots. Dans cette œuvre à deux voix, exceptionnelle par son ampleur et son inspiration, les mots et les images se mêlent sans jamais se confondre : une galerie et une graphie qui l’une l’autre se gardent et se perdent de vue dans un jeu de miroir qui donne le vertige. Les tableaux sont écrits, comme les poèmes sont peints. Pourtant, on dirait qu’ils font corps, qu’ils sont faits de la même chair ou de la même pâte. Chacun accueille l’autre pour lui prêter sa voix, son souffle, sa matière.

     Au fil du temps — trente années de dessin, de gravure, de peinture — le trait de l’artiste a changé.

    De l’hyperréalisme symbolique des premières gravures (on se souvient des tours de Manhattan dévorées par le lierre) à l’abstraction lyrique des dernières grandes toiles, le trait s’est à la fois dépouillé de l’inessentiel et enrichi de nouvelles expériences, de nouvelles sensations. 3371511979.jpgGrâce aux voyages, aux rencontres, aux aventures de la vie. Mais toujours il a gardé en point de mire son objectif : tracer l’élan, donner une forme visible à la force. Et cette force explose, irrépressible, dans les derniers tableaux réalisés alors que Marc luttait contre la maladie.

     Peindre la force, oui, sans jamais se laisser arrêter, emprisonner, réduire au silence.

     L’œuvre de Marc Jurt n’est jamais fermée : c’est une maison ouverte au monde. Elle est à la fois singulière (on reconnaît son trait, sa griffe, au premier coup d’œil) et universelle. Les Orientaux comme les Occidentaux s’y retrouvent chez eux, tant Marc aime à jouer avec les matières (tissus, écorces d’arbres, papiers de riz ou de coton), à faire des clins d’œil, à tracer des passerelles entre les peuples et les civilisations.

    images.jpegChaque tableau est une invitation à partager, à voyager. Il explore de nouveaux territoires, corrige nos vieilles mappemondes, revisite les cartes de géographie, de météorologie et d’aviation en les modifiant, par le trait et par la couleur, afin qu’ils coïncident, sans doute, avec cette géographie secrète qui est la sienne. Je ne peux m’empêcher de voir dans ce geste une sorte de magie blanche destinée à éloigner du corps, de son propre corps, les menaces invisibles de la maladie.

    13139104_1736725213241346_3899861434588045104_n.jpgPas un jour, depuis dix ans, sans que je pense à Marc, son rire, sa curiosité, sa gentillesse, son amitié — son amour de la création. Il n’est plus là, mais ses œuvres nous parlent de lui. Le dialogue initié il y a trente ans se poursuit au-delà de la mort.

    Car « la mort n’existe pas, écrivait le poète Tsernanski, il n’y a que des migrations. »

     

    Pour celles et ceux qui s'intéressent à l'œuvre de notre ami, consultez le site de la Fondation Marc Jurt : http://www.fondationmarcjurt.ch