Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

michel butor

  • Trois souvenirs de Michel Butor

    par Jean-Michel Olivier

    images-2.jpegTrois souvenirs, encore vivaces, à propos de Michel Butor, qui fut mon professeur et mon ami, et qui vient de nous quitter.

    1. Le souvenir le plus ancien n'est pas le plus glorieux. Il remonte à l'autre siècle. Fin des années 70. Avec quelques amis (une quinzaine), nous avions décidé d'assister au séminaire de Michel Butor, nouvelle vedette de l'Université de Genève, qui venait d'être nommé professeur ordinaire. Cette année-là, le séminaire portait sur un écrivain français peu connu (mais célébré par Michel Foucauld), qui avait inspiré Michel Leiris et des surréalistes : Raymond Roussel. images-5.jpegForts de nos certitudes dogmatiques, nous avons donc investi la grande salle de cours de l'aile Jura. Comme à son habitude, Butor est arrivé en salopettes, un livre sous le bras, sans notes, ni cahier. Il a organisé les exposés. Nous les avons réclamés tous. Il ne s'est douté de rien. Nous étions ravis : chaque semaine, dorénavant, l'un de nous prendrait la parole pour éclairer Roussel à sa manière, c'est-à-dire à la nôtre — à la lumière des grands théoriciens que nous lisions alors (Barthes, Derrida, Foucauld, Deleuze, etc.). Après le premier exposé, Butor, qui n'était pas tombé de la dernière pluie, a eu la puce à l'oreille. Il a convoqué le second conférencier (mon ami Alain F., pour ne pas le nommer !). La discussion a vite tourné à l'aigre. Et Butor a mis son veto à l'exposé d'Alain. Le lendemain, dans un grand mouvement théâtral, tout le groupe, comme un seul homme, a quitté le séminaire en dénonçant la censure du professeur Butor ! Celui-ci a été abasourdi. Et, pour une fois, lui d'ordinaire si bavard n'a rien dit ! Le petit groupe de terroristes de salon (dont je faisais partie) est parti en claquant la porte, très fiers de leur effet. Et il n'est plus resté que trois étudiants dans la salle ! C'est avec eux que l'imperturbable auteur de La Modification a terminé son séminaire. Bien sûr, l'événement a fait des gorges chaudes à l'Université.

    — Quoi ? L'illustre Michel Butor tient séminaire devant trois étudiants ?

    Il dut subir (on me l'a raconté) les quolibets de ses collègues, qui riaient sous cape. Ce petit coup d'État, par ailleurs, n'est pas resté sans conséquence, puisque Butor, quelques années plus tard, a raconté cette péripétie, à sa manière, dans la préface qu'il a écrite pour son ami, images-6.jpegle poète Vahé Godel (« Petit rêve du lac », in Du même désert à la même nuit). Dans ce petit récit, Butor raconte qu'un groupe d'extraterrestres débarque un jour dans son séminaire et qu'il a toutes les peines du monde à s'en débarrasser…

    2.  Je ne pensais plus jamais revoir Michel Butor, dont les livres (après les cinq fameux romans) me laissaient froid. Je n'ai jamais été sensible à ses Matières de rêve (Gallimard), ni à ses livres « expérimentaux ». Mais la vie a voulu que nous nous retrouvions. En 1986, Michel Butor a travaillé avec Marc Jurt, un peintre et graveur d'exception, qui était un grand ami. Marc aimait collaborer avec des écrivains (Butor, Chessex) pour que ceux-ci déposent leurs mots sur ses gravures ou ses toiles. Ce travail s'appelle Apesanteur. Et à cette occasion, Marc m'a demandé de présenter cette œuvre à quatre mains. images-4.jpegCe que j'ai fait (voir ici) J'ai retrouvé Butor, qui avait tout oublié, semble-t-il, des petites conspirations universitaires, et j'ai découvert un homme simple et généreux, d'une curiosité extraordinaire, qui cherchait dans la peinture ou la gravure des réponses à ses propres questions (la peinture a sans doute été son plus grand sujet d'inspiration). 

    3. Le dernier souvenir est le plus vivace et le plus attachant.

    En 2012, année du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, j'ai eu la chance et le plaisir d'être invité à New York avec une petite délégation genevoise (Roger Mayou, Michèle et Michel Auer, François Jacob, Marc Perrenoud, Footwa, alias Frédéric Gafner). images-7.jpegL'excellent Olivier Delhoume a supervisé le tout et Michel Butor a été du voyage. Nous avons passé des heures délicieuses à parler de littérature, du Nouveau Roman (qu'il avait abandonné depuis longtemps), des auteurs à la mode et bien sûr des prix littéraires (il a reçu le Prix Renaudod pour La Modification en 1956 et je venais de recevoir le Prix Interallié pour L'Amour nègre). Nous avons beaucoup ri de la comédie littéraire. Et parlé aussi de Rousseau (qu'il connaissait admirablement bien), de Roussel et de Marc Jurt, qu'il aimait beaucoup. Il avait l'habitude de dire qu'il était « à part » (« I'm off »), « à la frontière », « à la lisière » des genres. Il a exploré la littérature comme on explore le monde en espérant toujours découvrir des continents perdus. C'était un arpenteur et un poète. Un homme-livre comme on en rencontre très peu dans sa vie.

  • Présence de Marc Jurt (1955-2006)

    par Jean-Michel Olivier

    772533361.5.jpgIl a y dix ans, le 15 mai 2006, nous quittait Marc Jurt, artiste aux multiples talents, peintre et graveur, sculpteur et photographe, professeur au Collège de Saussure, à Genève, et grand voyageur. Marc Jurt, c’était aussi l’ami incomparable, toujours curieux des autres, généreux dans sa vie comme dans son œuvre, profond et drôle, en quête perpétuelle de beauté et de vérité (qui s’associent toujours dans son travail).

    Marc Jurt est mort il y a dix ans, vaincu par une maladie contre laquelle il se battait depuis l’adolescence (et qu’il croyait avoir terrassé définitivement). Il laisse derrière lui une œuvre exceptionnelle par sa richesse et sa diversité : dessins, estampes, peintures, sculptures, photographies. Pour ceux qui l’ont connu, Marc avait tous les talents : il cultivait la création sous toutes ses formes, mais aussi l’amitié, la fantaisie, la douceur et la fidélité. Il bouillonnait de projets (que certains considéraient comme fous) : réaliser chaque semaine, pendant toute une année, par exemple, une gravure originale. Cela donne la série de 52 gravures de « Pas une semaine sans traces ».

    Pari génial — pari tenu.

    Autre défi, quelques années plus tard, l’immense chantier de Géographie parallèle, réalisé en collaboration avec l’écrivain Michel Butor : 349057970.25.jpegune suite unique de 50 travaux, que Marc considérait comme un sommet de son œuvre. Le peintre y multiplie les interventions et les strates, peinture, gravure, griffures, papiers collés, rehauts de plume et de crayon, tandis que l’écrivain y dépose ses mots. Dans cette œuvre à deux voix, exceptionnelle par son ampleur et son inspiration, les mots et les images se mêlent sans jamais se confondre : une galerie et une graphie qui l’une l’autre se gardent et se perdent de vue dans un jeu de miroir qui donne le vertige. Les tableaux sont écrits, comme les poèmes sont peints. Pourtant, on dirait qu’ils font corps, qu’ils sont faits de la même chair ou de la même pâte. Chacun accueille l’autre pour lui prêter sa voix, son souffle, sa matière.

     Au fil du temps — trente années de dessin, de gravure, de peinture — le trait de l’artiste a changé.

    De l’hyperréalisme symbolique des premières gravures (on se souvient des tours de Manhattan dévorées par le lierre) à l’abstraction lyrique des dernières grandes toiles, le trait s’est à la fois dépouillé de l’inessentiel et enrichi de nouvelles expériences, de nouvelles sensations. 3371511979.jpgGrâce aux voyages, aux rencontres, aux aventures de la vie. Mais toujours il a gardé en point de mire son objectif : tracer l’élan, donner une forme visible à la force. Et cette force explose, irrépressible, dans les derniers tableaux réalisés alors que Marc luttait contre la maladie.

     Peindre la force, oui, sans jamais se laisser arrêter, emprisonner, réduire au silence.

     L’œuvre de Marc Jurt n’est jamais fermée : c’est une maison ouverte au monde. Elle est à la fois singulière (on reconnaît son trait, sa griffe, au premier coup d’œil) et universelle. Les Orientaux comme les Occidentaux s’y retrouvent chez eux, tant Marc aime à jouer avec les matières (tissus, écorces d’arbres, papiers de riz ou de coton), à faire des clins d’œil, à tracer des passerelles entre les peuples et les civilisations.

    images.jpegChaque tableau est une invitation à partager, à voyager. Il explore de nouveaux territoires, corrige nos vieilles mappemondes, revisite les cartes de géographie, de météorologie et d’aviation en les modifiant, par le trait et par la couleur, afin qu’ils coïncident, sans doute, avec cette géographie secrète qui est la sienne. Je ne peux m’empêcher de voir dans ce geste une sorte de magie blanche destinée à éloigner du corps, de son propre corps, les menaces invisibles de la maladie.

    13139104_1736725213241346_3899861434588045104_n.jpgPas un jour, depuis dix ans, sans que je pense à Marc, son rire, sa curiosité, sa gentillesse, son amitié — son amour de la création. Il n’est plus là, mais ses œuvres nous parlent de lui. Le dialogue initié il y a trente ans se poursuit au-delà de la mort.

    Car « la mort n’existe pas, écrivait le poète Tsernanski, il n’y a que des migrations. »

     

    Pour celles et ceux qui s'intéressent à l'œuvre de notre ami, consultez le site de la Fondation Marc Jurt : http://www.fondationmarcjurt.ch

  • Pour saluer Michel Butor

    De tous les vaillants mousquetaires du prétendu « Nouveau Roman », immortalisés par la fameuse photo de groupe prise le 1er juillet 1958 devant le siège des éditions de Minuit, il est le dernier survivant. On y reconnaît Alain Robbe-Grillet (le pseudo-penseur du groupe), portant cravate et moustache, Claude Simon (le vrai poète), l'Irlandais Samuel Beckett au profil d'aigle, la romancière Nathalie Sarraute (très « genre »), le genevois Robert Pinget (le plus discret) et tout au fond, un homme au crâne déjà dégarni, qui se trouve là un peu par hasard, car il n'aime ni les groupes ni les théories fumeuses : Michel Butor.

    Né en 1926, Butor a reçu déjà le Prix Renaudot pour La Modification, fantastique roman expérimental écrit à la deuxième personne du pluriel (« Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. »), qui marquera son époque, et des générations d'étudiants en Lettres. 

    220px-Michel-Butor.jpgIl avait publié, auparavant, Le Passage de Milan et L'Emploi du temps, romans out aussi virtuoses. Deux ans plus tard, il publiera Degrés, son quatrième roman. Et le dernier…

    Par la suite, Butor s'ingéniera à brouiller les pistes, comme si la notoriété acquise par ses premiers livres lui pesait. Il écrira de la poésie, plusieurs volumes d'essais sur la littérature (les fameux Répertoires I-V), des textes qu'on peut qualifier d'expérimentaux, des traductions et un nombre important de livres d'artistes, conçus en étroite relation et collaboration avec des peintres, des graveurs, des sculpteurs…

    Ces textes, Butor les classe méticuleusement par année. Il y en a une centaine chaque fois. Regroupés en 60 cahiers. Faites le compte : ce sont plus de mille poèmes écrits dans les marges de tableaux, de dessins ou de gravures. Butor, qui aime à jouer avec les nombres, s'y donne des contraintes formelles. Pour accompagner cinq gravures de tel peintre, il écrira cinq poèmes de cinq strophes de cinq vers de cinq syllabes, par exemple…

    Aujourd'hui, grâce à Bernard de Fallois, Butor nous donne à lire les poèmes écrits en 2008-2009, à propos d'artistes ou d'amis de longue date. images-4.jpegCela s'appelle Sous l'écorce vive*. Par la variété des rythmes, des sons et des couleurs, Butor y déploie toute la palette de son talent de peintre des mots. Une palette à la fois très « tenue » et très exubérante.

    Une belle préface de Marc Fumaroli ouvre ce recueil qu'il faut déguster à sa juste valeur, et sans restriction.

    À signaler que Michel Butor sera l'invité, jeudi 19 novembre, de La Grande Librairie, la meilleure émission littéraire du moment, animée par François Busnel sur la 5.

    * Michel Butor, Sous l'écorce vive, poésie au jour de jour, 2008-2009, éditions de Fallois, 2014.