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Blogres - Page 38

  • quid des pamphlets de Céline?

    par antonin moeri

     

    Dans la première partie de son essai écrit à la fin du siècle passé, Eric Seebold présente un descriptif des quatre pamphlets, dans lesquels Louis-Ferdinand Céline donne libre cours à un délire raciste qui a consterné la plupart des critiques de l’époque.

    En effet, Céline était, jusqu’à Mea Culpa, considéré comme un écrivain de gauche: pacifiste, pourfendeur des hypocrites, proche du populo, critique féroce de la bourgeoisie, vengeur des faibles. Quelques motivations de cette oeuvre pamphlétaire sont avancées: mésaventures personnelles, angoisse de mort à l’approche de la guerre, antisémitisme du père qui lisait avec passion les livres de Drumont.

    La question que pose Eric Seebold est la suivante: comment un auteur qui, dans ses deux premiers romans, a ridiculisé le patriotisme, le courage, la famille, le travail, l’amitié, la foi, comment cet auteur a-t-il pu écrire des textes partisans dont l’invective farcie d’argot, la verdeur ordurière, l’outrance, la férocité forcenée sont telles qu’aucun antisémite de l’époque, ou presque, n’a pu les prendre au sérieux, ces textes?

    Dans la seconde partie, Eric Seebold donne la parole à ceux qui ont parlé de ces pamphlets dans la presse de l’époque. On est étonné, aujourd’hui, de lire, à propos de «Bagatelles pour un massacre» et de «L’Ecole des cadavres», des phrases du genre: «chef d’oeuvre de la plus haute classe», «Céline n’est jamais meilleur que lorsqu’il est moins mesuré» (André Gide), «Céline est un sceptique qui s’amuse», «Le cri nécessaire et averti du suprême danger qui menace la civilisation», «un certain plaisir littéraire qu’il est seul à nous apporter», «il y a une manière de démesure qui touche à la grandeur» (Henri Guillemin), «je reconnais toujours un vrai livre quand j’en vois un» (Ezra Pound).

    Sur le plan politique, personne ne considérait alors Céline comme fiable. Droite et gauche rejetaient cet agité farfelu qu’ils voyaient comme un dément, un paumé provocateur, un cinglé halluciné, donc un mauvais propagandiste...

    Dans la presse plus récente (post-holocauste), on met l’accent sur l’irresponsabilité d’un Céline ayant «exprimé des passions qui menaient aux camps», on insiste sur la nausée que provoque la lecture de ces textes, on porte un jugement définitif sur ce «salaud», ce «vendu», ce «traître»!!!

    Dans la troisième partie, Seebold étudie quelques procédés stylistiques utilisés par Céline dans les pamphlets (enchâssements, formules répétées, exclamations, superlatifs, néologismes, insultes, comique...) et il émet une hypothèse: ces quatre textes pourraient être considérés comme la recherche d’un second souffle. En effet, c’est à partir d’eux que la syntaxe se hache, vole en éclats, que les points d’exclamation et de suspension prolifèrent, que les trouvailles et les acrobaties verbales se succèdent à un tempo d’enfer, que ce qu’il est convenu d’appeler le style célinien se structure avec force.

    Ce que suggère Seebold, c’est que, sans cette plongée dans les régions les plus nauséabondes de l’âme humaine, Céline n’aurait pas écrit, comme il les a écrits, les chefs-d’oeuvre incomparables que sont Féerie pour une autre fois, D’un château l’autre, Nord et Rigodon.

    Ce petit livre, publié en 1985 et écrit par un partisan de la réédition des pamphlets (toujours interdits selon le voeu de leur auteur), pourrait intéresser tout lecteur que le scandale Céline irrite, révolte, sidère, ne laisse pas indifférent.

     

    Eric Seebold: Essai de situation des pamphlets de Céline, Ed.Du Lérot, 1985

  • Olivier Pitteloud, Dans l'ombre de l'absente

    Par Alain Bagnoud

     

    Olivier Pitteloud, Dans l'ombre de l'absenteVoici le premier roman d'un nouvel écrivain valaisan. Valaisan, car même si Olivier Pitteloud vit et travaille dans le canton de Fribourg, son livre évoque les montagnes et les villages des Alpes ; les ambiances qu'il suscite et l'écriture qu'il façonne sont liés au Valais.

     

    Son histoire est plutôt noire. Le point de départ est le suivant : il y a eu un fait-divers, 20 ans plus tôt lors de la fête annuelle de la jeunesse. Une jeune fille a disparu. Trois personnages l'évoquent.

     

    Le premier était timide, réservé. Il a côtoyé Marysa, n'a pas osé lui déclarer sa flamme. Il sait ce qu'elle est devenue, a surpris la scène qui a précédé sa disparition. Mais il n'en a parlé à personne. Et, c'est l'enjeu de ce livre : il se demande s'il va révéler ce qu'il connaît à la mère de la jeune fille.

     

    Le deuxième personnage était tout l'opposé du premier. Ferdi, beau, décidé, audacieux,, tombait les filles, qui ne lui résistaient pas. Le soir du drame, il a entrepris Maryza. Elle a saisi sa chance : ce n'est pas tous les jours que le beau Ferdi s’intéresse à vous ! Mais tout s'est mal terminé. Ferdi croit que personne n'en a rien su, mais l'histoire le poursuit et trouvera son épilogue pour lui bien plus tard, dans une chambre d'hôpital, après un trajet psychologique complexe.

     

    Le troisième personnage est le père de la jeune fille. Après la disparition de celle-ci, il se retrouve dans un labyrinthe de recherche et de suppositions, errant sur les traces de la disparue jusqu'à la folie, à la recherche d'un fantôme ou de réponses.

     

    On suit l'un après l'autre ces trois personnages, dans une ambiance dense, étouffante, où la culpabilité se dispute à la tristesse. Le silence impose sa loi, rien ne peut se résoudre, rien ne peut se terminer faute d'aveu et de pardon. À commencer par celui qu'on se donne à soi-même.

     

    Comme on le voit, ce récit pessimiste, donc, mais maîtrisé, mesuré, élaboré, se place dans une tradition littéraire romande, qui allie Ramuz, l'întrospection, l'analyse psychologique et le goût de la noirceur considéré comme une qualité littéraire. Mais l'exercice est réussi. Olivier Pitteloud est un auteur à suivre.

     

     

    Olivier Pitteloud, Dans l'ombre de l'absente, roman, L'Age d'Homme

     

     

     

  • La Dame de la montagne (Olivier Beetschen)

    par Jean-Michel Olivier

    olivier beetschen,la dame rousse,roman,littérature romande,montagne,oirminaIl y a, au cœur du dernier livre d'Olivier Beetschen, La Dame rousse*, une légende fascinante : celle des « Fils de l'aigle », une famille au destin tragique (et glorieux) habitant une vallée perdue de l'Oberland bernois, dont les enfants, au XVe et XVIe siècle, s'illustrèrent comme farouches mercenaires lors des sanglantes batailles de l'époque. L'histoire de ces trois « fils de l'aigle » occupe la partie centrale du roman, ainsi que la légende de la dame rousse, une femme mystérieuse débarquant un jour chez les « Farouches », après avoir vaincu col et glacier en plein hiver, puis disparue dans la nature, et qui devint leur mère. Cette dame rousse — son fantôme — hante encore la région, comme l'imagination des voyageurs (et des romanciers).

    Cette légende, magnifiquement racontée par Beetschen (qui trouve ici une occasion de déclarer son amour à la montagne), obsède deux amis d'enfance, Luc Riesen et Alain Baud,  qui entreprennent une ascension périlleuse en revenant sur les lieux de la légende de Pirmina. Car La Dame rousse est aussi l'histoire d'une amitié entre deux hommes, malheureux en amour, qui se connaissent depuis trente ans. Alain Baud est guide de montagne, féru de de mythes et de légendes et possède un caractère bien trempé, tandis que Luc Riesen, sortant à peine d'un divorce douloureux, cherche un sens à sa vie, interroge la nature et reste fasciné par la légende que son ami lui raconte.

    Ces deux récits (la légende de Pirmina et l'amitié entre deux hommes) s'entrelacent de manière très subtile, égarant quelquefois le lecteur, qui perd le fil. On aimerait en savoir plus sur ces deux hommes, compagnons d'infortune, si différents et si proches l'un de l'autre, sur leur quête de sens, leur besoin d'affronter leurs limites et leur passion de la montagne. Si la légende des « Fils de l'Aigle » est menée à son terme (avec maestria !), dépliée dans ses moindres détails olivier beetschen,dame rousse,roman,littérature romande,montagne,légende(Beetschen a le sens, très rare en Suisse romande, de l'épopée et du symbole), et le récit de l'ascension évoqué dans une langue extraordinaire (précise, sensuelle et poétique), qui fait penser immanquablement à Ludwig Hohl, l'histoire de cette amitié virile laisse un peu le lecteur sur sa faim.

    Plusieurs figures féminines hantent ce beau roman de la désolation et du dépassement de soi : Christine, la femme séparée du narrateur, Julie, l'épouse d'Alain partie à l'aventure en Amérique, et la Dame rousse, bien sûr, la belle Pirmina, qui représente à la fois le mystère féminin et l'esprit de la montagne. La fée et le démon. La tentatrice, mais également la salvatrice. 

    Le roman se termine avec une autre femme, Edwige, rencontrée à la montagne et retrouvée, comme par enchantement, dans une bibliothèque de Fribourg. Quand Alain Baud était possédé par la folie de la montagne (et l'ivresse des sommets), Edwige aime s'enfoncer au cœur de la terre, dans les grottes, les crevasses, les glaciers souterrains. C'est là, d'ailleurs, dans les entrailles obscures de la terre, sous la peau des apparences, qu'elle entraînera Luc dans une dernière quête qui ressemble fort à une nouvelle naissance.

    * Olivier Beetschen, La Dame rousse, roman, l'Âge d'Homme, 2016.

  • Condamné au bénéfice du doute

    A l’occasion de la sortie de son dernier livre Condamné au bénéfice du doute, Pierre Béguin se trouvera au Salon du Livre

    • Le jeudi 28 mai à l’espace suisse, entre 14 h et 15 h, pour une table ronde animée par Quentin Mouron
    • Le jeudi 28 avril au stand des éditions Bernard Campiche, entre 15h et 17 h, pour une séance de dédicaces
    • Le dimanche 1 mai au stand des éditions Bernard Campiche, entre 14 h et 16 h, pour une séance de dédicaces.

     

    Le mardi 3 mai, de 18.30 à 20 h, la Compagnie des Mots organisera son traditionnel apéritif littéraire autour de ce roman inspiré d’une très célèbre affaire judiciaire genevoise.

    Auberge du Cheval-Blanc, place de l’Octroi, Carouge, entrée libre.

    Au plaisir de vous rencontrer à l'une ou l'autre de ces manifestations.

     

  • Vertiges de Sebald

     

    par antonin moeri

     

    À la dame qui gère l’Hôtel Sole à Limone sul Garda où il est descendu et qui lui demande ce qu’il écrit, le narrateur-scripteur répond : une sorte de roman policier. C’est effectivement un genre d’enquête que nous propose Sebald dans « Vertiges », celle d’un homme qui convoque certains souvenirs de deux voyages à Vienne et en Italie entrepris l’un dix ans plus tôt pour changer d’air après une passe difficile, l’autre deux ans plus tôt pour raviver des souvenirs estompés du précédent voyage.

    Ce qui compte ici, ce n’est pas l’intrigue, ce ne sont pas les rebondissements mais les sensations de vertige qu’éprouve le scripteur craignant un début de paralysie… Cette fuite en avant dans les rues de Vienne, dans celles de Venise, de Milan, de Vérone nous est rapportée avec le scrupule d’un poète attentif aux moindres bruissements, aux moindres colorations, aux moindres détails offrant du sens à un homme en plein désarroi.

    Terreur et minutes de joie intense alternent. Mais le sentiment d’inquiétante étrangeté domine. Des frissons de fièvre assaillent le « voyageur »… Le Palais des Doges fait songer à Casanova qui y fut incarcéré et à sa rocambolesque évasion, un 31 octobre, qui est le jour où notre « voyageur », assis dans un bar, est occupé par sa prise de notes.

    Le sentiment d’inquiétante étrangeté rend ce « voyageur » suspect. Deux silhouettes ne le lâchent pas des yeux. Le « suspect » a l’impression d’être impliqué dans une ténébreuse affaire. L’aurait-on entraîné sans qu’il le sache dans une conspiration ? Il imagine des tueurs à ses trousses. La série de meurtres perpétrés à Vérone les années précédentes, jamais élucidés, cette série de meurtres ne le rassure pas… Pourra-t-il échapper aux griffes de l’Organizzazione Ludwig ?

    Les nerfs sont à vifs. Il se sent traversé de part en part quand une main féminine lui effleure l’épaule sur la terrasse de l’hôtel. Tout se trouble devant ses yeux, comme s’il regardait le monde au travers de lunettes qui ne sont pas adaptées à sa vue… Il veut découvrir les lieux où Kafka a séjourné en 1913, en proie à un immense désarroi.

    Si le « voyageur » est revenu en Italie, sept ans après son premier séjour brusquement interrompu par d’insoutenables angoisses, c’est à la fois pour raviver des souvenirs estompés et pour obtenir des éclaircissements sur le séjour que fit le Docteur Kafka au bord du Lac de Garde… Sur la terrasse de l’Hôtel Sole, le « suspect » travaille à son livre sous l’œil intrigué de la patronne. Il fait des transpositions « pour tenter de relier des événements qui lui paraissent relever d’un même ordre d’idée ».

    Cette mosaïque de souvenirs, de faits divers, de rêves, de choses vues ou imaginées, de digressions érudites et de photographies est fascinante à plus d’un titre… Le lecteur se sent entraîné dans un univers auquel l’acte d’écrire donne un sens. Un livre où l’auteur peut consacrer quatre pages à Pisanello, une demi-page au passage de « péniches lourdement chargées, la ligne de flottaison à fleur d’eau ».

     

     

    W.G.Sebald : Vertiges, Actes Sud Babel, 2012

  • Stéphane Montavon, Crevures

     Par Alain Bagnoud

     

    Stéphane Montavon, CrevuresIl semble que les textes de Crevures aient été rédigés il y a une vingtaine d'années, puis retravaillés, revivifiés. Le résultat en tout cas inhabituel.

     

    Il y a, dans les meilleurs moments de Stéphane Montavon, quelque chose d'un Maurice Chappaz contemporain qui aurait remplacé le Valais par le Jura, le blanc par l'ecstasy, et qui irait s'encanailler dans des boîtes queer. Pour l'imagerie de son recueil, on peut aussi citer Bosch, Céline, Léon Bloy et d'autres allumés de la représentation.

     

    On trouve dans ses courts textes du lyrisme, de l'orage, de l'épique, du verbeux aussi. Parfois ça décolle en fusée : jaillissements des mots, des résonances, des timbres, musique, ivresse des formules, danse.

     

    Stéphane Montavon, CrevuresParfois c'est beaucoup, c'est trop, il y a comme un surplus de distillation. Le lyrisme tourne en préciosité, le lecteur perd sa respiration et choppe le tournis, les phrases deviennent un jeu formel qui paraît gratuit.

     

    Quoi qu'il en soit, ce recueil allumé et sonore est une curiosité qui n'a pas son pareil et vaut la découverte.

     

     

    Stéphane Montavon, Crevures, éditions d'autre part

     

    Stéphane Montavon est né en 1977 dans le Jura suisse. Il enseigne le français à Bâle où il vit. Après Bolidage, docu-poème polyphonique, Crevures est son deuxième ouvrage publié.(r-diffusion.org)

     

  • Littérature à SOLEURE

    Antonin Moeri a la chance d’être invité aux Journées Littéraires de Soleure, voici les heures où il donnera de sa personne.

     

    Fr, 06-05-16, 14:00 Scène extérieure sur la Klosterplatz, lecture Aussenpodium Klosterplatz

     

    Sa, 07-05-16, 12:00 Littérature dans l'obscurité Palais Besenval Literatur im Dunkeln Modération: Jean-Marc Meyrat

     

    Sa, 07-05-16, 18:00 Lecture et interview Stadttheater Studio Arici Modération: Geneviève Bridel

     

  • Olivier Beetschen, La Dame rousse

    Par Alain Bagnoud

     Olivier Beetschen, La Dame rousseAvec La Dame rousse, Olivier Beetschen nous propose un roman à plusieurs niveaux qui s'emboîtent habilement et qui tournent autour d'un thème, annoncé par le titre.

     

    Qui est cette dame rousse ? Dans le texte de Beetschen, elle recouvre plusieurs figures féminines. Il y a la guérisseuse Pirmina, racontée par une légende du XVème siècle, qui a fui le village de Leuk dans le Haut-Valais, traquée par l'évêque de Sion qui la trouvait un peu sorcière. Il y a une fée qui sauve le narrateur imprudent, perdu sur le glacier de la Plaine-Morte, et le ramène à la vie et à la civilisation, représenté ici sous la forme des remontées mécaniques de Crans-Montana. Il y a une étudiante bien réelle, que le narrateur, Luc Riesen, ramène en voiture, alors qu'elle faisait du stop dans le froid, et qui l'entraînera peut-être vers sa perte...

     

    Ces trois figures sont-elles la même personne ? C'est ce que le narrateur se demande à la fin. Une fin d'ailleurs cyclique qui ouvre des directions plutôt qu'elle n'en ferme. Le texte en effet renvoie le lecteur à une nouvelle lecture et à une interprétation des éléments qui composent le récit.

     

    Celui-ci, si on en fait le résumé, raconte l'excursion de deux amis dans la montagne. Luc Riesen, divorcé, a deux filles qui constituent pour lui l'essentiel. Elles l'aident à ne pas mourir quand il se retrouve dans la montagne hostile.

     

    Luc suit Alain Baud, féru de légendes, guide de montagne et érudit, qui mène également une recherche historique sur le mercenariat des Suisses au Moyen-Âge. Alain considère les excursions alpines comme des expériences spirituelles plutôt que comme du simple sport. Ceci le conduira à vouloir dépasser ses limites, dans une quête d'absolu qui aura figure de destin.

     

     Olivier Beetschen, La Dame rousseLe roman, outre les portraits bien menés de ces deux personnages, propose également une histoire de leur amitié. Très bien écrit, il balade le lecteur à travers différents lieux de Suisse romande.

     

    Il y a Fribourg, la Gruyère, Lausanne, La Lenk, village dont est originaire Luc et où Alain a vécu un moment fort, le Wildstrubel, dans les Alpes bernoises. Et, surtout, le glacier de la Plaine Morte au-dessus de Crans-Montana, paradoxe de beauté sauvage et de tourisme de masse.

     

    Dans la disposition géographique que propose Beetschen, les villes s'opposent à la montagne, comme le quotidien s'oppose à l'exploit et à la neige. L'imaginaire, lui, est du côté de l'altitude. Celle-ci semble distiller, réorganiser les éléments pour les faire passer dans une autre dimension, qui contient la légende, l'érotisme, le mysticisme et même la mort, mais une mort apaisée, une mort qui fait sens.

     

    Olivier Beetschen, La Dame rousse, L'Age d'homme

     

  • Sur une image d'Ursula Mumenthaler

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    Le regard, tout d’abord, se porte vers le ciel et les hauts bâtiments qui se découpent sur le blanc infini. C’est le skyline d’une ville américaine. Ce pourrait être New York ou Chicago. Des villes debout, résistant à la pluie et à l’usure du temps. Où les hommes vivent comme des fourmis, et les gratte-ciel s’élèvent comme des prières vers un dieu invisible. Chaque maison est une stèle : une pierre de mémoire.

    Puis l’œil descend lentement vers le sol, la terre des hommes ou le plancher des vaches. Mais il ne trouve rien. Pas un homme dans les rues, ni une poignée de terre. Pas une touffe d’herbe folle. L’eau a tout envahi. New York est devenue Venise. On imagine, faits comme des rats, les hommes terrés au sommet des gratte-ciel, priant ou envoyant des messages de détresse.

    Car le déluge a commencé…

    Certains, frappés d’une insondable mélancolie, ont jeté l’ancre au pied de leur maison. Ils sont la proie des souvenirs. Ils attendent que l’eau monte jusqu’au trentième étage pour retrouver, encore une fois, leur ancienne chambre d’enfant, partager un dernier repas devant le poste de télévision et revenir au temps béni d’avant la catastrophe. Ils se croyaient invulnérables et, dans leur fausse candeur, ils n’ont rien vu venir…

    Les plus riches et les plus téméraires, comme Noé, ont pris la mer au mot. Avec femme et enfants, ils ont sauté sur des embarcations de fortune, vidé leur coffre-fort, emmené avec eux leur chat, leur canari, leur cochon d’Inde, leur chihuahua. Ils n’ont rien oublié, pensent-ils. Du passé ils ont fait table rase et vont aller refaire leur vie ailleurs, sous d’autres cieux, sur d’autres terres. Ils partent sans regret, sans nostalgie. Derrière eux, ils ne laissent que des ruines. Après nous, le déluge. Il doit rester une île déserte quelque part, se disent-ils. Un continent sauvage, ignoré par les cartes marines, où tout recommencer à zéro.

    Sur la mer écumeuse, les bateaux tanguent voluptueusement.

    Il y a, dans cette image, une angoisse et un rêve. Le déluge n’est pas à venir, ni derrière nous : l’eau est en train de monter, inexorable, et le désastre a commencé. Nous sommes au cœur du temps. Dans un tourbillon de mémoire. La beauté, disait le poète, est un rêve de pierre. Et ce rêve se réalise, pour Ursula Mumenthaler, dans une ville pétrifiée. Une ville toujours debout, mais bientôt engloutie, comme nos souvenirs.

    Le ciel est vide. Les buildings nous regardent telles des pierres tombales.

    Et la mer est immense, tumultueuse, encombrée de bateaux qui dérivent sans avoir où aller.

     Jean-Michel Olivier

    « Sur une image » d’Ursula Mumenthaler

  • D'après une histoire vraie

    Par Pierre Béguin

    Nathalie Sarraute ne croyait pas si bien dire en annonçant l’ère du soupçon. La grande majorité des lecteurs actuels exige du vrai, du réel, de l’authentique, et tient tout personnage pour une escroquerie, toute fiction pour incompatible avec son exigence de vérité. Cette tyrannie est telle que la mention «D’après une histoire vraie» devient monnaie courante en exergue d’un film, remplissant même une véritable fonction marketing: «D’après une histoire vraie», c’est le pendant cinématographique (ou littéraire) de l’étiquette AOC sur un produit ou un vin, une (prétendue) garantie de qualité et, souvent (hélas!) de succès.

    Par son refus parfois obstiné de toute écriture détachée du réel, le lecteur signifie son besoin du vrai comme repère. Il cherche à le démêler de la fable, il le traque dans un livre jouant sur l’ambiguïté, et il se sent en fin de compte arnaquer par la plus petite parcelle de fiction. Il y a beaucoup de naïveté dans cette exigence. Quiconque a tenté d’écrire un récit (auto)biographique le sait: le récit, ça n’existe pas. Toute écriture de soi qui se donne pour vraie est encore toujours (comme disait notre cher Dragonetti) du roman. La quête du réel reste illusoire, inaccessible à la traque de l’écriture. Quoi que l’on écrive sur soi, sur sa vie, sur ses proches, on ne quitte pas la fiction: «Dès qu’une vérité fait plus de cinq lignes, c’est du roman» écrivait déjà Jules Renard, qui s’y connaissait, il y plus d’un siècle.

    Voilà pourquoi j’avais exigé de mon éditeur parisien qui n’en voulait pas la mention «roman» sur mon livre Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, alors même que tous les événements qui y figurent sont parfaitement biographiques: qu’on écrive sur soi ou sur sa famille, c’est encore toujours une histoire qu’on se raconte. Et en l’occurrence, la mienne ne fut certainement pas celle de mon frère. Qu’aurait-il pensé si j’avais donné à ma version la caution d’authenticité en l’affublant du label «récit»? Mais Dieu qu’il fut fastidieux d’avoir à se justifier à chaque interview ou commentaire de lecteur! Car la question de la fiction ou de la biographie fut à ce point récurrente qu’elle vampirisa toute autre forme d’interrogation. Comme si là seulement se concentrait l’essentiel. Je crois pouvoir affirmer au nom de mes collègues que cette question de la part autobiographique d’un texte est celle qui agace le plus l’écrivain.

    delphinedevigan.jpgC’est vous dire le plaisir – que dis-je, la jubilation! – que j’ai éprouvé à la lecture du dernier «roman» de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie. Diaboliquement habile! Et jouissif! L’histoire commence le plus simplement par la rencontre d’une auteure – qui est aussi la narratrice – en panne d’inspiration, cherchant à renouer avec la fiction pour ne plus à avoir de compte à rendre avec le réel, et d’une lectrice rapidement intrusive et manipulatrice qui, elle, exige d’un livre du vrai, de l’authentique. Une rencontre qui semble placer l’histoire dans le registre d’un thriller psychologique, impression renforcée par l’exergue: une citation d’un célèbre roman de Stephan King dans lequel un écrivain, recueilli par une lectrice fan après un accident, est torturé par celle qui l’a sauvé et qui exige de son auteur idolâtré une autre fin à son dernier manuscrit. Sauf que, dans D’après une histoire vraie, comme le signifie le titre, l’auteure personnage et narratrice s’appelle Delphine de Vigan, que les lieux, les événements, les personnages, à commencer par son compagnon François (Busnel), se donnent pour véridiques, ce que le lecteur peut facilement vérifier et authentifier. La romancière multiplie à ce point les effets de réel que le lecteur – à commencer par moi –, tout naturellement influencé encore par le titre, s’installe dans un récit dont il déchiffre a priori les événements comme s’ils relevaient de la biographie. Et il souffre pour cette pauvre Delphine tout en s’offusquant de son inconscient de François devant la manipulation qui menace de tourner au drame, d’autant plus qu’il croit que ce qui est raconté a véritablement eu lieu. Avant de réaliser (pour moi, ce fut au tiers du livre, pour d’autres ce pourrait être avant ou après) qu’il est dupe d’un récit qui se donne pour la vérité par la seule accumulation des effets de réel, alors que tout – ou presque, probablement – n’est qu’invention, travestissement, imagination. Et de comprendre que l’unique personne réellement manipulée dans cette histoire, ce n’est pas cette pauvre Delphine mais le lecteur lui-même, et qui plus est manipulé par cette pauvre Delphine elle-même… Diabolique! Il y a du Barbey d’Aurevilly dans ce roman, dans la nature de la relation narrateur lecteur, dans la stratégie perverse du narrateur – de la narratrice en l’occurrence – qui attire le lecteur par une promesse non tenue, qui jouit de l’exigence de ce dernier en manipulant son désir, qui affirme son pouvoir pour mieux tenir sa victime dans l’évidence de sa dépendance.

    Le projet littéraire apparaît alors d’autant plus clairement que Delphine de Vigan pousse l’ironie jusqu’à l’inscrire en toutes lettres au cœur même de son récit: écrire un livre entier qui se donnerait comme une histoire vraie, un livre qui laisserait croire au lecteur qu’il est exclusivement inspiré de faits réels, mais dont tout serait inventé. Comme se donne pour vraie la profession de foi littéraire exposée au fil des pages: laisser la fiction aux séries télévisées, bien supérieures aux romans en ce qu’elles offrent au romanesque un terrain plus fertile et un public plus large. Inutile de fabriquer des pantins! La littérature doit jouer franc jeu. Aux véritables écrivains de revenir à ce qui les distingue: rendre compte du réel, questionner sans relâche sa manière d’être au monde, remettre sans cesse en question la façon dont il pratique sa langue maternelle, créer une langue qui lui est propre, qui le relie à son passé, à son histoire… Qui Delphine de Vigan vise-t-elle? Annie Ernaux?

    Diaboliquement habile, vous dis-je! Un bon conseil, précipitez-vous sur ce livre! Mais vous voilà prévenu(e): ce qui se donne pour vrai n’est pas forcément vrai; ce qui se donne pour faux n’est pas forcément faux…

    Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, J-C Lattès, 2015, prix Renaudot 2015