Par Pierre Béguin
Une fois n’est pas coutume, je veux réagir à un article paru dans Le Temps sous la signature de la conseillère nationale fribourgeoise, mais néanmoins socialiste, madame Valérie Piller Carrard (que je nommerai par souci de concision madame VPC) qui s’oppose à l’initiative «Pour le couple et la famille». Ma réaction, en l’occurrence, ne vise pas tant sa prise de position que les postulats inacceptables sur lesquels elle repose et qui me semble, hélàs!, représentatifs d’une certaine pensée socialiste. (Mon opinion sur cet objet de la votation a peu d’importance, mais si certains voulaient néanmoins la connaître, il leur suffit de lire dans Blogres cet article que j’ai écrit il y a une année et demie intitulé Impôts, splitting et Valais.)
Tout d’abord, la conseillère nationale fribourgeoise reconnaît qu’il y a discrimination fiscale (comment pourrait-elle faire autrement?), même si elle la nie au niveau cantonal en soulignant les corrections réalisées par les différentes administrations. Assertion fausse bien entendu: demandez aux Vaudois, par exemple, et à tous les couples dont les revenus réciproques sont à peu près équivalents! Réduction des inégalités certes, mais pas suppression, chère madame! Mais ne polémiquons pas! Retenons ceci: que madame la conseillère socialiste reconnaît qu’il y a discrimination pour l’IFD. Et pas la moindre! Le chiffre officiel, qu’elle reprend à son compte, s’élève à 2,3 milliards par an. Depuis 32 ans (5 ans avant la chute du mur de Berlin!) que l’égalité fiscale des couples est devenue une exigence du Tribunal fédéral, approuvée dans les urnes par le peuple, cela fait tout de même 73,6 milliards encaissés indûment par la seule Confédération, et donc reconnus comme tel par le TF et la majorité citoyenne. Une injustice qui aurait de quoi titiller une fibre socialiste! Pas du tout! Au motif que la correction de cette injustice profiterait avant tout aux couple les plus aisés, notre conseillère s’y oppose, allant jusqu’à la qualifier «de cadeau fiscal aux plus riches». Ah bon! Madame VPC, selon quelle logique la correction d’une longue injustice – que vous reconnaissez – peut-elle se transformer en cadeau? Faut-il penser que, pour vous, le droit à l’égalité, fût-il fiscal, cesse d’être pertinent à partir d’un certain niveau de revenu? Auriez-vous la même approche s’il s’agissait d’une injustice faite uniquement aux femmes parvenues à un niveau professionnel important? Considérez-vous de même la revendication légitime de l’égalité des salaires hommes – femmes, y compris les plus élevés, comme un cadeau accordé aux unes, non pas comme la correction d’une longue injustice? Ou simplement qu'une injustice qui touche la gauche est un scandale, une injustice qui touche la droite un juste châtiment?
Le postulat – le non-dit – est simple: le pays des Bisounours, des gentils, des bons, des honnêtes, des éternelles victimes est celui dont les frontières s’arrêtent à un niveau moyen de revenus. Au-delà s’étend le territoire noir des méchants, des salopards, des profiteurs, des vendus, des escrocs. A ces gens-là, on ne réserve que représailles, on n’accorde pas la justice. Quant aux cadeaux fiscaux, il ne concerne pas les 90000 personnes qui, à Genève, ne paient pas d’impôts, mais uniquement la petite minorité qui soutient tant bien que mal – plutôt mal que bien d’ailleurs – des finances cantonale dont le plus gros du budget profite fort heureusement aux plus démunis. Voyez-vous madame VPC, même dans les périodes de ma vie où, en réaction au néo-libéralisme galopant que j’abhorre par-dessus tout, je penchais furieusement à gauche, c’est une logique que je n’ai jamais comprise et qui m’a toujours semblé d’un incommensurable infantilisme.
Mais ce n’est pas tout. Notre conseillère nationale s’oppose également à l’initiative au nom «de la situation financière tendue que nous traversons». Madame, vous outragez la pensée socialiste! Invoquer la fragilité des finances publiques pour contrer une initiative visant à rectifier une injustice avérée, c’est une réaction de PLR! L’argument type du libéral, et même le seul argument non hypocrite qu’il est capable de soutenir (et le PLR d’ailleurs combat l’initiative à vos côtés). Face à une inégalité, depuis quand une socialiste digne de ce nom, se réclamant de l’Etat de droit, peut-elle lui objecter le coût de sa suppression? En appliquant votre logique, serions-nous cautionné à justifier des salaires de femmes inférieurs à ceux des hommes au motif que la correction de cette injustice comporterait des risques financiers pour l’entreprise? Reconnaissez que vous auriez de la peine à faire admettre ce raisonnement à votre parti, et encore moins à vos électrices! Eh oui! La logique, c’est la logique, madame VPC! Et elle s’accorde mal avec la casuistique. Il est par ailleurs facile de comprendre que ce sont les femmes mariées parvenues à un bon niveau professionnel qui pâtissent le plus du surcoût fiscal dû au mariage, à tel point que ces dernières ont tout intérêt à travailler à mi-temps. Notre conseillère nationale d’ailleurs l’admet: «l’épouse – puisque dans la réalité il s’agit souvent des femmes – serait encouragée à augmenter son temps de travail». Mais alors, à quoi bon une égalité salariale sans égalité fiscale? Accordez-vous d’une main ce que vous reprenez de l’autre?
Autre argument inepte de notre conseillère: celui concernant la discrimination des rentes AVS (deux rentes pour les concubins, une rente et demie pour les couples mariés) qui, selon madame VPC, «ne tiendrait pas la route» Ah bon! Comment se fait-ce? Par quelle argutie pourrait-on prouver que 150% d’une somme est supérieur à 200%? Parce que «les couples mariés bénéficient de plusieurs prestations, comme les rentes de veufs et le supplément de veuvage». Globalement, prétend la conseillère socialiste, «les couples mariés sont donc mieux protégés que les concubins». Doit-on comprendre, madame VPC, que selon vous la situation actuelle des couples mariés, en ce qui concerne la rente AVS, est préférable à celle des concubins? Mais alors, si tel est le cas, empressez-vous d’accepter l’initiative! Elle fera faire des économies à l’AVS, assurant ainsi son financement et sa viabilité. Sinon, évitez, svp!, de prendre le citoyen pour un imbécile!
Quant à l’argument qui consiste à présenter l’imposition individuelle comme préférable à celle proposée par l’initiative, j’y souscris en tout point (voir l’article mentionné en introduction). C’est d’ailleurs la position défendue par la conseillère libérale Isabelle Moret à «Infrarouge». Mais pourquoi cette dernière m’a-t-elle tant irritée alors que, sur le fond, je n’avais pas la moindre petite contradiction à lui opposer? Est-ce sa voix, ou ma légitime suspicion concernant son opportunisme argumentaire? Il est en effet difficile de croire qu’une libérale bon teint puisse ainsi soutenir une proposition qui nécessiterait pour son application une légion de fonctionnaires taxateurs supplémentaires? Décidément, quand les libéraux argumentent de concert avec les socialistes, on n’y comprend plus rien. Précisons simplement que, si l’imposition séparée du couple (le splitting) existe en Allemagne – qui ne semble pas pour autant crouler sous la masse des fonctionnaires taxateurs – il devrait pouvoir s’appliquer en Suisse (en Allemagne, les couples ont même le choix entre les deux types de taxation, le top! Qu’attendons-nous pour les imiter? Et simplifier le formulaire d’imposition par la même occasion!) Mais alors pourquoi le parti socialiste, et le PLR, qui tout à coup soutiennent avec virulence le splitting, n’ont-ils pas opposé à l’initiative «Pour le couple et la famille» un contre-projet visant à faire accepter l’évidence de l’imposition individuelle des couples? Depuis 32 ans qu’on l’attend, on a compris: c’est l’Arlésienne. Et cet argument que l’initiative, si elle était acceptée, empêcherait la seule bonne solution, le splitting, de s’imposer, une position purement opportuniste.
Cette initiative «Pour le couple et la famille» n’est pas celle que j’attendais, elle me semble peu adaptée à certaines réalités – notamment au nombre croissant de divorces – contrairement au splitting, mais elle reste de loin préférable à l’inaction des autres partis qui continuent, malgré ce qu’ils peuvent en dire, de cautionner depuis 32 ans une injustice condamnée par le TF et le peuple. Au fond, la principale force des initiants, c’est d’avoir tiré les premiers, surprenant ainsi leurs adversaires. S’ils font mouche dans les urnes le 28 février, les autres ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes, et les socialistes, madame VPC en tête, qu’à leur stupide attentisme et à leur argumentation incohérente autant qu’opportuniste.