Information et paranoïa (23/05/2016)
Par Pierre Béguin
L’information, l’officielle d’une part, trop soumise au diktat économique et, donc, trop consensuelle pour être honnête, et celle d’internet d’autre part, des réseaux et des blogueurs, trop impulsive ou incontrôlable pour être crédible, peut vous rendre paranoïaque. J’y retrouve exactement les sensations éprouvées à la lecture de cette nouvelle extraordinaire d’Edgar Poe intitulée Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume, traduite par Charles Baudelaire et adaptée pour la télévision par Claude Chabrol.
Dans le sud de la France, un narrateur anonyme, jeune homme enthousiaste et féru de physiologie de la folie, obtient la permission de visiter un établissement psychiatrique – qui ressemble à un château – réputé pour sa méthode originale appelée «système de douceur». Le directeur de l’établissement, un certain Maillard, lui apprend que ce système n’est plus pratiqué, malgré les succès qu’on lui attribuait, remplacé désormais par celui, plus contraignant et radical, du docteur Goudron et du professeur Plume. Le narrateur s’en étonne et demande au directeur en quoi consistait ce système de douceur: «A ménager les malades, à ne jamais les contrarier. Nous ne discutions aucune des fantaisies qui leur passaient par la tête. Non seulement nous feignions d’y croire, mais nous les encouragions. Aucun argument ne frappe un esprit malade comme le reductio ad absurdum. Si un pensionnaire se figurait être un poulet, le traitement se bornait à insister sur la vérité du fait, - à accuser le patient de stupidité, parce qu’il ne s’en montrait pas assez convaincu, - et à lui refuser toute autre nourriture que celle qui convient à des volailles. Avec un peu de blé et de gravier, on accomplissait des prodiges. Nous comptions aussi beaucoup sur d’innocentes distractions, telles que la musique, la danse, les exercices physiques, la lecture de livres. Et l’on ne prononçait jamais le mot de folie…»
Le système de douceur, précise encore le directeur, a été abandonné après que les patients, jouissant d’une trop grande liberté, eurent usurpé l’autorité de leurs médecins et infirmières en les enfermant tels des fous: «les gardiens se trouvèrent pieds et poings liés et jetés en cellules, où ils furent traités comme s’ils eussent été les fous, par ceux qui venaient d’usurper les fonctions de gardiens». Et Maillard de préciser: «Le complot avait été organisé par un lunatique qui s’était mis en tête qu’il avait découvert un système de gouvernement supérieur à tous ceux que l’on connaît. Il voulait faire l’essai de son invention et il enrôla les autres pensionnaires dans une conspiration qui avait pour but de renverser le pouvoir établi». Ainsi les fous conservèrent-ils une grande liberté tandis que les gardiens, enfermés dans des cellules, subirent un traitement proche de celui qu’ils prétendent infliger dorénavant aux fous selon les méthodes du docteur Goudron et du professeur Plume.
Combien de temps dura le règne des fous? demande le narrateur: «Oh! très longtemps! Tant qu’elle dura, ce fut une saison de franche lippée pour nos gaillards. Ils firent main basse sur la garde-robe et les bijoux de ma famille. Les caves du château étant bien approvisionnées, et les fous de bons diables qui boivent sec, ils s’en donnèrent, je vous le garantis!»
Mais les villageois, les visiteurs désireux d’inspecter la maison ont bien dû sonner l’alarme? interroge encore le narrateur: «Vous vous trompez. Le chef des rebelles était trop fin pour cela. Il n’admit aucun étranger, sauf, un jour, un tout jeune homme qui n’avait pas l’air d’avoir inventé la poudre. Il lui laissa voir le château pour s’amuser un peu aux dépens de l’intrus, puis il lui ouvrit la porte et l’envoya promener».
Durant le repas qui suit, le narrateur est de plus en plus mal à l’aise. De fait, tout est excentrique: les mets originaux et trop abondants (du lapin au chat, un veau agenouillé servi entier), des personnes habillées en décalage avec la mode de l’époque, des infirmières provocantes et surchargées de bijoux, une musique fort appréciée des convives mais se résumant à une «infinie variété de bruits» pour le narrateur, etc. Certains médecins se mettent à imiter les folies de leurs patients qui se prennent pour une théière, un âne, un fromage ou une citrouille. Le directeur lui-même, à l’aide des gardiens, doit intervenir pour calmer ces ardeurs théâtrales qu’il justifie, aux yeux du visiteur interloqué, par le comportement libéré des gens du sud et leur propension à l’alcool. Néanmoins, le doute s’insinue dans l’esprit du narrateur: qui sont les fous, qui sont les gardiens? Qui sont les patients, qui sont les médecins? Le directeur l’avait prévenu: «Ici, ne croyez rien de ce que vous entendez, et seulement la moitié de ce que vous voyez!»
Dans l’adaptation de Chabrol, si mes souvenirs sont exacts, le cinéaste va plus loin dans la confusion: le directeur prévient le jeune homme narrateur que les patients ont développé une sorte d’hystérie collective par laquelle ils croient être les médecins, les infirmières ou les gardiens enfermés par les fous qui ont pris le pouvoir. Et de fait, les malades affirment d’une seule voix ce que le directeur a prévenu qu’ils affirmeraient. Ils sont convaincants, n’est-ce pas? lance le directeur à son visiteur avec un coup d’œil complice. Et de surenchérir: vous allez voir, le plus convaincant, c’est le lunatique qui a organisé le complot et qui se prend pour le directeur. Quelques minutes avec lui et vous allez croire que c’est moi le fou dangereux, je vous le garantis!
«Quand un fou paraît raisonnable, il est grandement temps, croyez-moi, de lui mettre la camisole» prévient le directeur à l’adresse du narrateur déboussolé. Qui est ce qu’il prétend être? Qui croire? Qui dit la vérité? Qui simule? Qui ment? Je pense à cette phrase de l’apôtre Paul dans la lettre aux Galates: «Même si, moi, je venais vous dire autre chose que ce que je vous ai dit, il ne faudrait pas me croire». Dans cette absence de norme, de référence fiable, où tout peut se lire à l’envers, se trouve en germe l’effroi du monde moderne et son délire paranoïaque…
Quant à la fin de la nouvelle d’Edgar Poe, je vous la laisse découvrir. C’est plus sûr… vous pouvez me croire!
Le système du docteur Goudron et du professeur Plume, Edgar Poe, Poche 2003
09:15 | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Ce billet est tellement réaliste qu'on hésite à ajouter ceci
En effet et heureusement la psychiatrie a évolué depuis car celui qui se promenait avec Médor en ayant mis en laisse sa brosse à dents en tant qu'ancienne soignante je peux vous certifier qu'il n'a jamais été nourri ou avec du dentifrice ou avec de la viande pour chiens en boites
Il est vrai que le monde Internet aurait de quoi ravir nombre d'anciens Psychiatres tous malheureusement décédés et qui eux aussi auraient eut plaisir à savourer le texte
Très belle journée pour Vous Monsieur
Écrit par : lovejoie | 24/05/2016