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Blogres - Page 33

  • Régis Debray : le rebelle modeste

    par Jean-Michel Olivier

    images-5.jpegPour ceux qui aiment vagabonder loin des idées reçues, les livres de Régis Debray sont un feu d'artifice, et une fête de l'intelligence. Bien sûr, il y a parfois, chez le lecteur, une impression d'insuffisance devant l'érudition (jamais étalée comme la confiture) de cet écrivain-philosophe qui possède l'une des plus belles plumes de la littérature française. Mais Régis Debray est un modeste, un « rebelle modeste » comme il aime à se définir lui-même, qui vient après le révolutionnaire, le contestaire et le dissident, et cette modestie, qui n'est pas de façade, accompagne tous ses livres, et nous le rend proche.

    Un candide à sa fenêtre* qui vient de paraître en Folio est le deuxième volet des Dégagements que Debray a entrepris de publier dès 2010. Le livre a la forme d'un dé à six faces (au pluriel) qui partirait de « Frances » pour aboutir à « Littératures », en passant par les « Mondes », les « Politiques », les « Philosophies » et les « Arts ». images-7.jpegVaste programme, en vérité ! À la manière de Roland Barthes, Debray éclaire les mythes contemporains en les passant au scanner de l'histoire et de la géographie (trop oubliées), de la philosophie et de la politique. Il aime à suivre les destins parallèles  de Victor Serge et Walter Benjamin, par exemple, ou de Julien Gracq et Claude Simon qui, bien que contemporains, ne se croisent jamais. Il réfléchit sur la postérité (ou l'absence de postérité) en remarquant, chez la plupart des auteurs « dont on parle », l'oubli des références, ce qui l'amène à revenir sur l'idée de génération, d'émulation et d'éducation.

    Mais comment devenir une référence ? « La passage de la trouvaille à la marotte puis à l'ouvre-boîte est un long chemin. L'inventeur doit au long des années creuses droit son sillon, sans lorgner sur le voisin, tout entier à son idée fixe. Et fermer sa porte aux collègues et concurrents qui font de même dans la pièce à côté. »

    images-2.jpegRégis Debray, dans Vie et mort de l'image**, fut le premier à insister sur la révolution numérique en montrant ce qu'il advient quand on passe de l'écrit à l'écran, et de la graphosphère à la vidéosphère. Dans l'histoire de l'humanité, la technique est toujours primordiale : « les lions, les blattes et les ouistitis n'ont pas d'histoire, parce qu'ils n'ont pas d'outils. (…) L'homo sapiens est ce curieux animal qui transmet ses outils à son petit-fils, donc transforme son milieu, et ce faisant, se transforme lui-même. » 

    Debray revient sur cette rupture, qui est à l'origine aussi d'une fracture sociale (entre les gens « connectés » et les autres), en analysant, par exemple, l'importance des tweets (140 signes) qui ont remplacé, pour les hommes politiques, les programmes et les longs discours (Donald Trump ne s'exprime que par tweets). Comme à son habitude, l'auteur adore les raccourcis provocateurs (mais stimulants) lorsqu'il écrit : «Le prêtre, sorcier déchu ; le poète, prêtre déchu (dixit Baudelaire) ; le chanteur, poète déchu ; le rappeur, chanteur déchu ; etc. Les « c'était mieux avant » ont tort de se plaindre. Chaque dégradation vaut régénération. » Rousseau ne disait pas autre chose…

    Désenchantement, détachement, dégradation : tout le livre illustre à merveille ce désengagement qui est désormais la position du « candide à sa fenêtre ». Pourtant, Debray ne cède jamais aux sirènes du catastrophisme — même s'il déplore le déclin du discours politique, par exemple (de Mitterrand à Chirac, de Chirac à Sarko, de Sarko à Hollande) ou l'imposture de l'art contemporain : « Quand le visiteur n'en a pas les moyens, est mise à sa disposition une équipe de « médiateurs culturels présents de midi à minuit », à l'instar des équipes paroissiales des sacristies pour guider le néophyte, et lui expliquer la démarche, le geste, l'interrogation, la problématique du prophète, bref l'intérêt caché du défaut d'intérêt apparent. »

    La littérature, aujourd'hui, comme le cinéma, n'échappe pas à ce constat désabusé : on n'invente plus rien, mais on recycle, on cultive le second degré, on ricane, on copie, on revisite, on détourne, on pastiche : c'est le règne du sampling, du remake, du remix. « Suprématie de la recherche sur la trouvaille, et de l'alambiqué sur le brut. Tout devient resucée, et pas d'original qui n'appelle ses pastiches. C'est la jactance à l'envers. » Il appelle de ses vœux le retour du truculent et du coupant, de l'héroïque et de l'épique (mais reconnaît qu'il n'est plus assez jeune pour faire « gros, gras et grand » !)

    C'est un plaisir de cheminer avec Debray dans ses flâneries autour du monde, dans les musées ou chez les grands auteurs, même si elles sont « mélancoliques, cocasses ou injustes ». En fin de course, il demande au lecteur son indulgence. C'est inutile. Il nous aura ouvert les yeux sur tout ce qui nous déroute et nous trompe. Et, en particulier, sur l'époque (notre époque) qui nous met en scène.

    * Régis Debray, Un candide à sa fenêtre (Dégagements), Folio, Gallimard, 2016.

    ** Régis Debray, Vie et mort de l'image, Folio, Gallimard, 1992.

  • jeu de massacre

    par antonin moeri

     

    Dans le jeu de massacre que constitue «Holzfällen» de Thomas Bernhard, les personnages sont radiographiés par un narrateur implacable qui éprouve un malin plaisir à les passer à la moulinette, comme on dit, tous ces artistes ou pseudo-artistes réunis pour un dîner dit artistique. Il y a le compositeur alcoolique et caractériel Auersberger, il y a le comédien du Burgtheater (équivalent à Vienne de La Comédie Française), propriétaire d’une villa dans un quartier résidentiel, il y a une prof de lycée qui nourrit une très haute estime d’elle-même, il y a deux jeunes écrivains qui ne cessent de ricaner dans un coin et puis il y a Joanna, qu’on vient d’enterrer après son suicide, une fille de cheminot qui avait rêvé d’une carrière d’actrice, qui contribua au succès d’un artiste-tapissier, lequel artiste laissa tomber Joanna pour aller poursuivre sa carrière à Mexico aux côtés d’une fille de ministre...

    Mais le portrait le plus féroce, dans cet étonnant jeu de massacre, est celui d’une romancière qui n’a jamais quitté Vienne, qui a patiemment creusé son trou dans le fromage des subventions, des prix régionaux et des bourses officielles. Une romancière qui se sent rabaissée dès qu’elle n’est plus au centre de l’attention. Une femme grosse, grasse et laide qui, vêtue de sa robe tricotée de sa propre main, «vit depuis des décennies dans l’illusion d’être la plus grande romancière, voire la plus grande poétesse d’Autriche». Une romancière qui avait obtenu un petit article élogieux au sujet de son premier roman, «ce qui lui avait suffi pour rester plantée à Vienne». (Le narrateur ne mâche pas ses mots pour évoquer ce personnage: «La Virginia Woolf viennoise, cette créatrice de prose et de poésie faisandées qui, sa vie durant, n’a jamais baigné que dans son kitch petit-bourgeois (...) Elle mange sa soupe comme toujours, à sa manière, le petit doigt de sa main droite pointant toujours au moins un centimètre trop haut»).

    Une romancière qui, pour justifier ses arguments, se sent obligée de rappeler qu’elle fut l’élève du célèbre professeur Kindermann et que le célèbre professeur Kindermann avait écrit, dans une de ses brillantes dissertations... Une romancière qui, pour se sentir exister, se sent obligée de contredire systématiquement l’acteur du Burg qui est au centre de toutes les attentions (dialogue très tendu digne d’être joué sur la scène d’un théâtre de la cruauté). Cette romancière observe haineusement le narrateur à qui, vingt ans auparavant, elle faisait lire à haute voix les lettres d’amour que lui envoyait un chimiste devenu entretemps son mari, un narrateur à qui elle fit connaître, vingt ans auparavant, presque tous les écrivains importants du XX e siècle, un narrateur qu’elle hait maintenant de toutes les fibres de son gros corps flasque parce que ce narrateur, au point culminant de leur relation, lui a filé entre les doigts pour ne plus jamais la revoir.

    La charge la plus violente est portée lorsque ce JE-narrateur nous raconte comment cette romancière s’est comportée à l’enterrement de Joanna, enterrement qui venait d’avoir lieu. Cette romancière aime se présenter comme une bonne Samaritaine, éprouvant avec componction une compassion sans bornes pour le compagnon de la défunte parce que celui-ci est un gagne-petit... elle ne ressent pas la moindre honte en s’armant d’une boîte de cigares vide afin de quémander de l’argent destiné à payer les frais des funérailles, geste qui plongera le compagnon de la défunte «dans le plus grand embarras de sa vie». Si le narrateur a quitté au bon moment cette romancière névrosée qui n’a «jamais fait que se livrer à une forme abjecte de mise en scène destinée à illustrer sa vocation sociale», c’est parce qu’il n’a pas voulu être dévoré par cette femme chez qui il a pourtant passé des centaines d’après-midi à lui lire à haute voix du Joyce, du Saint-John Perse, du Pavese, du Valéry, du Pirandello, une femme à qui il devait presque tout à l’époque, dont il fut sans doute follement amoureux mais à qui il n’a jamais pardonné «d’écrire une prose sentimentale sans valeur et des poèmes sentimentaux également sans valeur... de développer un art personnel si misérable et de pratiquer un dilettantisme effroyable».

    C’est une mise à mort à laquelle le lecteur assiste dans cette «irritation». Celle d’un personnage fat et prétentieux, aigri et irritable, d’humeur instable et de caractère mauvais qui, étant tombée dans la fosse commune de l’esprit petit-bourgeois, aurait plutôt sa place dans la fosse où on a installé Joanna (la fille de cheminot gâtée par une mère qui a «prévenu et réalisé autant que possible chacun de ses souhaits»), trou profond dans lequel la Virginia Woolf viennoise a, dans un mouvement du bras hautement théâtralisé, lancé une rose.

     

    Thomas Bernhard: Des arbres à abattre, Gallimard, 1987, FOLIO, 1997

  • Une ténébreuse affaire (Serge Bimpage)

    images-4.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Tout est crypté, ou presque, dans le dernier roman de l’écrivain genevois Serge Bimpage. Le titre, tout d’abord, La Peau des grenouilles vertes*, qui ne trouve son explication qu’à la page 109 (allez-y voir vous-mêmes, si vous ne me croyez pas !). Le nom des personnages ensuite : un écrivain suisse, exilé malheureux à Paris, qui s’appelle Claude Duchemin, fait penser à Claude Delarue, disparu en 2011. Un cinéaste amateur de havanes, rencontré dans le TGV, évoque immanquablement le prophète de la Nouvelle Vague (il s’appelle Jean-Luc Gaddor). Quant à la trame du roman (l’enlèvement de la fille d’un artiste célèbre), elle fait penser à l’affaire Dard, survenue en 1983, à Genève, qui avait fait grand bruit. Ici, Joséphine Dard (voir ici son interview) devient Albertine Onson, et son père Frédéric, Nils Onson. Quant à Bimpage, qui aime les masques et les pseudos, il devient Nazowski (surnommé Naze). Mais ne nous y trompons pas : La Peau des grenouilles vertes, malgré les apparences, n’est pas un roman à clés : c’est une enquête, passionnante et fouillée, autour d’un fait divers qui met en évidence toutes les facettes de l’âme humaine — ses ombres et ses lumières.

    Qui est Naze ? Un nègre d’écriture. « Un raconteur de vies », comme il se nomme lui-même. Il a quitté le journal pour lequel il travaillait pour se mettre à son compte, et écrire, car telle est sa passion, et son ambition. Il est le scribe fidèle, le témoin attentif, qui va donner forme (et cohérence) aux vies qu’on lui raconte. Qui connaîtrait Socrate si Platon n’avait pas retranscrit fidèlement ses paroles, et sa philosophie ?

    Les nègres sont utiles, et même indispensables, on ne le dira jamais assez…

    Mais l’écriture n’est pas qu’une affaire de commande ou de métier. Naze s’en est vite aperçu. Elle plonge en lui ses racines profondes. Autrefois journaliste, puis nègre, il a toujours rêvé d’être écrivain. C’est ici que les choses se compliquent, et deviennent passionnantes.

    images-3.jpegFasciné, depuis longtemps, par un fait divers (l’enlèvement d’Albertine Onson), Naze va mener discrètement son enquête, comme un limier, et écouter les témoignages (peut-on parler de confessions ?) des deux protagonistes de cette sinistre affaire. Le nègre, alors, devient psy : il écoute, interprète, essaie de débrouiller l’écheveau si subtil des paroles prononcées. Edmont K., le ravisseur, l’effraie, d’abord, puis joue au chat et à la souris. Aujourd’hui, on le classerait dans la catégorie des pervers narcissiques. C’est un manipulateur sans envergure, mais à l’ego tout-puissant. Naze reste fasciné, mais toujours sur ses gardes. Il reconstitue son enfance, les humiliations subies face à son père, ses déboires dans une société où il ne trouve pas sa place. L’arrière-fond criminel est parfaitement décrit, avec empathie, mais sans pathos. Edmont K. est un homme ordinaire, c’est là son drame, attiré par l’appât du gain, inconscient des souffrances qu’il peut (et va) causer.

    Le cas d’Albertine est beaucoup plus intéressant. Sa vie croise celle de Naze en plusieurs points : elle devient l’amie de Claude Duchemin, que Naze admire, et qui lui lègue son appartement parisien. L’évocation de l’écrivain suisse exilé (alias Claude Delarue) est belle et émouvante (et pourrait être développée). Elle exerce sur Naze une attraction qui le poussera dans ses derniers retranchements. Car raconter la vie des autres, recueillir leurs paroles, n’est pas sans danger. On en dit toujours trop, ou trop peu. Naze est un scribe fidèle, certes, mais il sent les limites de son métier : la vérité ne se dit pas comme ça. Maquillée, travestie, elle ne sort pas toute nue de la bouche du bourreau, comme de celle de la victime. L’un et l’autre ne peuvent pas tout dire. Seul le roman — par son espace de liberté, ses voix multiples, ses spéculations, ses outrances — peut approcher la vérité du réel.

    Et Naze en est le premier conscient…

    À qui appartient une vie ? À celui qui la vit ou à celui qui la raconte ?

    C’est le dilemme de Nazowski, et l’enjeu central de son livre. Comme Serge Bimpage, il y déploie ses multiples talents : journaliste, il mène une enquête au cordeau, se déplace, interroge les témoins, repère les lieux du crime ; fin psychologue (et maïeuticien), il sait accoucher les personnes qu’il écoute et les comprend sans les juger, comme dirait Simenon ; et en bon écrivain, il donne forme à ce chaos de vérités, serré comme un nœud de vipères, dont il extrait un roman à la fois vif et attachant, parfois désabusé, plein de surprises et de retournements de situation, qu’on ne lâche pas jusqu’à la dernière ligne.

    * Serge Bimpage, La Peau des grenouilles vertes, roman, L’Aire, 2015.

  • Café littéraire de Lucinges

    Pierre Béguin sera l'invité du Café littéraire de Lucinges le lundi 28 novembre à 20 h 30 à la bibliothèque du village pour parler de son dernier roman Condamné au bénéfice du doute, inspiré de la célèbre "affaire Jaccoud". La soirée débat se déroulera à la bibliothèque du village.

  • Le Blog littéraire de Philippe Renaud

    Par Alain Bagnoud

    Un nouveau blog littéraire dans le paysage du web ! Celui-ci est assez remarquable pour qu'on le signale.

     

    D'abord à cause de la personnalité de son auteur. Philippe Renaud est bien connu de ceux qui s'intéressent à la littérature romande. Il l'a enseignée à l'université de Genève pendant des années, a écrit de nombreux articles et livres consacrés à des auteurs de chez nous et d'ailleurs - notamment un magistral Ramuz ou L’intensité d’en bas, paru à Lausanne, aux éditions de l’Aire, en 1986. Son activité d'écrivain englobe aussi un « roman-feuilleton pataphysique » ( Marcel Duchamp ou Les Mystères de la Porte, paru à Genève, aux éditions coaltar, en 2012) et de la fiction (Sept Histoires à rebrousse-poil, Vevey, éditions de l’Aire, 2013). Les curieux pourront voir les recensions que j'ai faites sur ces deux livres ici et ici.

     

    Le Blog littéraire de Philippe Renaud

    Deuxième raison de s'intéresser à ce nouveau blog littéraire: son originalité par rapport aux autres. Plutôt que suivre l'actualité à coups de nombreuses publications, Philippe Renaud a choisi un rythme mensuel et se propose de faire une exploration attentive et approfondie des livres auxquels il s'intéresse. Établissant un dialogue avec son lecteur, il déploie dans ses analyses une parole érudite, imagée et libre, si on en juge par sa première publication, qui examine les deux livres de Marina Salzmann.

     

    « Je vous propose, y écrit-il, une excursion dans des régions encore peu explorées par la critique de cette œuvre si originale; mon propre parcours, qui s’inspire un peu de celui des nouvelles, laisse de côté certains aspects des deux ouvrages. S’il est nettement plus long qu’un article de journal, c’est à cause des, ou plutôt grâce aux richesses que l’on découvre à chaque pas... »

     

    On trouvera la suite en suivant le lien suivant : Le Blog littéraire de Philippe Renaud

     

  • Un (faux) polar haletant (Julien Sansonnens)

    par Jean-Michel Olivier

    images.pngLe polar est à la mode — même en Suisse romande ! Après les grands polars américains (Ellroy, Coben, Connelly), la vague des polars scandinaves (Stieg Larsson, l'extraordinaire Henning Mankel), voici venir les polars romands. On range dans cette catégorie toute sorte de romans (romans noirs, romans policiers) qui n'ont souvent rien à voir avec les polars américains ou scandinaves et qui — osons le dire — ne leur arrivent pas à la cheville.

    images-2.jpegCe n'est pas le cas du deuxième livre de Julien Sansonnens, un auteur qui, comme il aime à le dire, « a un nom fribourgeois, est né à Neuchâtel, va être député vaudois et travaille en Valais ». Avec Les Ordres de grandeur*, Sansonnens nous donne un roman à la fois ambitieux et parfaitement construit, qui nous balade aux quatre coins de la Suisse romande.

    Roman choral, Les Ordres de grandeur fait se croiser plusieurs personnages dont les destins se nouent, au fil des pages, dans une toile savamment tissée. Au centre du livre, Alexis Roch, un journaliste charismatique qui présente le Journal de 20 Heures sur une chaîne privée genevoise. On assiste d'abord à son irrésistible ascension, grâce à sa verve, son talent de communicateur, son entregent aussi, puis à sa chute, programmée dès le début, mais surprenante et bienvenue. images-3.jpegAutour de lui, gravitent des amis d'enfance, comme Michel Fouroux, un spin doctor (Marco Camino, clin d'œil à Marc Comina !), une beurette au destin malheureux, quelques politiciens véreux (dont un certain Schumacher, célèbre pour son catogan!) et bien sûr quelques inspecteurs de police.

    Car le roman de Sansonnens a l'allure d'un polar : il commence par une (atroce) scène de viol, puis se déroule comme une enquête policière. Mais l'enquête, ici, n'est qu'un prétexte pour brosser le tableau d'une société obnubilée par le paraître, la réussite sociale, l'appât du fric et les petits arrangements entre copains. Même s'il force parfois le trait (c'est le côté jubilatoire du livre, quand l'auteur n'hésite pas à se lâcher!), Sansonnens démonte les rouages d'un univers politico-médiatique qui repose essentiellement sur de sales petits (et grands) secrets. Sans tomber dans la caricature, il sonde aussi le cœur de ses personnages avec intelligence et empathie — je dirais même une générosité et un humour assez rares dans la littérature romande (qui est souvent minimaliste et manifeste un humour involontaire).

    Bref, un roman riche et vivant qui tient le lecteur en haleine jusqu'à la dernière ligne.

    * Julien Sansonnens, Les Ordres de grandeur, éditions de l'Aire, 2016.

  • Le "mauvais écrivain"

    par antonin moeri

     

     

    Me souviens des propos définitifs d’une critique dite littéraire qui affirma, lors d’une rencontre dite littéraire, qu’elle pouvait immédiatement évaluer la qualité d’un texte en repérant le nombre d’adjectifs et, surtout, d’adverbes utilisés par l’auteur qui lui avait envoyé son livre en songeant à un possible commentaire que cette dame pourrait faire dans un quotidien régional, cette dame qui savait avec exactitude et aplomb ce qu’écrire veut dire. Me souviens de la voix qui se fit alors entendre autour de ce qu’on appelle une «table ronde»: voix sonore, légèrement rauque, vibrante comme les palpitations d’une corde de harpe, voix qu’on pourrait presque dire pathétique et qui pouvait faire penser à celle d’une tragédienne. Pour cette dame bien habillée, il était absolument évident que la multiplication des adverbes ne pouvait que nuire à un texte. Il fallait, disait-elle, les supprimer tous pour que l’écriture se déploie avec toute sa force. J’ai souvent songé aux affirmations de cette professionnelle. Ayant ouvert un livre de Cingria, quelle ne fut ma surprise en découvrant dans un même paragraphe: «non moins, supérieurement, parfaitement, particulièrement, quasi, carrément». Ayant, le lendemain, ouvert un livre de Kertesz, je fus sidéré par la répétition ressassante des adverbes: «presque, peut-être, ensuite, sûrement, totalement, peu à peu, effectivement», une ressassante répétition voulue par un auteur qui travaille son écriture à même la langue et au travail de laquelle ni la ponctuation ni la syntaxe ni mes chers adverbes ne sont laissés au hasard. Ma dernière surprise, je la dois à un texte narratif de Ludwig Hohl, dans lequel les adverbes prolifèrent: «allerdings, übrigens, nämlich, überhaupt, eigentlich, einigermassen» pour n’en citer que quelques-uns. Une telle prolifération alimenta ma rêverie: peut-être signale-t-elle, cette prolifération, un scrupule, un tâtonnement, une délicatesse, une hésitation chez celle ou celui qu’on pourrait dire styliste. Ce n’est certainement pas à ce genre de styliste que songeait la critique dite «littéraire» lorsqu’elle affirma sur un ton péremptoire qu’une ressassante répétition d’adverbes signalait inévitablement le «mauvais écrivain».

  • Le grand projet de Nicolas Kissling

     Par Alain Bagnoud

    Le grand projet de Nicolas KisslingUn des intérêts du Grand Projet de Nicolas Kissling, c'est que le roman évoque l'immigration des années 50, c'est-à-dire la rudesse de la condition de saisonnier, un milieu de solidarité mais aussi de trahison et de pressions….

     

    A cette période, des trains entiers de jeunes Italiens débarquaient en Suisse pour construire les barrages et les maisons. Peu formés, confinés, ils se retrouvaient dans un univers bien différent de celui de leurs rêves, et essayaient de s'organiser pour vivre entre eux, ou encore de s'intégrer.

     

    C'est ce monde que découvre Antoine, le narrateur, secondo, graphiste genevois. Il déteste son père italien, mort quand il était tout petit, et qui avait la réputation d'être un mauvais mari, un coureur de jupon. Tout son amour filial va vers son beau-père, Marc, qui l'a élevé. Mais la mort de sa mère va changer la donne.

     

    Grâce à sa sœur, Antoine découvre la jeunesse de ce père biologique. Ivo Castelli est venu de Bergame, en 1947. Cet Ivo a gagné à la loterie. Ou plutôt, il a découvert un trésor. Un vrai. Dans une maison destinée à être noyée au fond du barrage qu'il construit.

     

    Ce qu'il va en faire est généreux. Mais il est dès lors obligé de mener une double vie, qu'on va découvrir peu à peu dans le livre. En même temps qu'Antoine décrit son existence dans un langage très oral, on suit le basculement de ses croyances et on découvre le passé de son père.

     

    Ces passages alternent avec d'autres, écrits de façon plus neutre, qui racontent l'arrivée du père et la constitution de son « grand projet » solidaire. Sorte de Robin des bois idéaliste, Ivo prend des risques, accepte l'anonymat et le manque de reconnaissance – jusqu'à ce que son fils, un demi-siècle plus tard, lui rende justice.

     

    Structurant ces éléments et ces découvertes, le roman est construit avec du suspense. Il y a même, comme dans tout bon roman à intrigue, une surprise finale.

     

     

     

    Nicolas Kissling, Le grand Projet, Editions de l'Aire

     

  • Exotisme et mélancolie (Elisa Shua Dusapin)

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    par Jean-Michel Olivier

    Hiver à Sokcho* est le premier livre d'une jeune auteur franco-coréenne, Elisa Shua Dusapin. Il se lit avec plaisir, même s'il a toutes les qualités et les défauts d'une première œuvre. 

    Les qualités d'abord : une écriture fine et sensuelle, qui excelle à évoquer les sensations, les couleurs, les odeurs, les gestes du quotidiens : la narratrice travaille dans une pension d'une petite ville de Corée du Sud, elle préparer souvent à manger, décortique les poissons, découpe les légumes — et l'auteur exprime à merveille cette fête des sens. Un parfum de mélancolie, ensuite, qui imprègne le corps et le cœur de la jeune narratrice, perdue entre sa mère (qui vend des poissons), son amant mannequin (qui veut retourner à Séoul, dans la grande ville) et un hôte français de passage, dessinateur de bande dessinée, qui provoque chez elle angoisse et émoi amoureux. Une fraîcheur, enfin, dans l'atmosphère du livre, qui tient beaucoup à l'exotisme du récit, l'évocation d'un pays lointain et inconnu, ses habitudes, ses goûts alimentaires ou vestimentaires.

    images-6.jpegQuelques défauts aussi. L'intrigue du livre est à la fois très mince et convenue : l'attirance (amoureuse ? intellectuelle ?) qu'exerce le Français sur la jeune Coréenne n'est jamais approfondie, ni questionnée, car l'auteur reste toujours en surface. On se doute bien que la jeune femme projette sur le dessinateur français l'ombre de son père, français également, disparu brusquement du tableau. Mais on n'en saura pas plus, hélas. Les personnages secondaires ne sont pas étoffés (Jun-Oh, l'amoureux de la narratrice ; Park, le patron de la pension). Les dialogues, ensuite, qui semblent écrits à l'emporte-pièce, ce qui est d'autant plus étonnant que l'écriture du livre est très soignée.

    « Il fait si sombre…

    — C'est l'hiver.

    — Oui.

    — On s'habitue.

    — Vraiment ? »

    Roman ? Récit ? Hiver à Sokcho ne porte aucun sous-titre. La question n'est pas sans importance, car le lecteur se demande souvent quelle est la part de fiction dans cette histoire qui hésite sans cesse entre le roman et le récit autobiographique. On ne peut s'empêcher de penser à Marguerite Duras ou, plus près de chez nous, à Yasmine Char — même si le livre d'Élisa Shua Dusapin n'a pas la profondeur (et le douleur) de ses intimidants modèles. Il n'empêche qu'elle fait preuve, ici, d'un talent prometteur et qu'on se réjouit de lire ses prochains livres.

    * Elisa Shua Dusapin, Hiver à Sokcho, éditions Zoé, 2016.

  • Julien Sansonnens, Les Ordres de grandeur

    Par Pierre Béguin


    «Les ordres de grandeur illustre le renouveau du polar helvétique» est-il écrit sur le dos de la couverture. Ah bon! J’ignorais qu’il y avait une tradition du polar helvétique. Il est vrai que je n’ai jamais été, et que je ne serai vraisemblablement jamais, un amateur d’un genre – et d’un style – que je trouve beaucoup trop convenu. Il est vrai aussi – on l’a constaté récemment – que le genre peut rapporter gros, et donc qu’il est devenu très tendance chez les jeunes auteurs, romands notamment. Il n’en reste pas moins que le polar, métaphore même de l’investigation, demeure un instrument idéal pour mettre à jour – et critiquer – les dessous discrets de la bourgeoisie, ou de la politique. Un peu comme le roman de chevalerie traité par Cervantès, le polar, en braquant la lumière dans les coulisses, recherche avant tout la vérité sous les stéréotypes… même si cette vérité est parfois stéréotypée.
    Le roman de Julien Sansonnens s’inscrit dans ce registre. Avec cet intérêt supplémentaire pour le lecteur que, pour une fois, la société bourgeoisie dont il est question n’est pas celle de Los Angeles ou de New-York, mais une société bien de chez nous, romande pur sucre, qui s’étend entre Neuchâtel et Genève. L’auteur possède un sens acéré de la dérision, du cynisme, de cette sorte de désabusement qui déshabille les apparences et qui renvoie toute chose, toute valeur, à sa vanité: puisque tout est vain, la vertu l’est aussi, même si l’on en conserve quelque part la nostalgie. Dans les "ordres de grandeur" du texte, c’est bien à ce niveau que Julien Sansonnens excelle le plus, au point que certaines pages sont particulièrement jubilatoires pour un lecteur réceptif à cette tonalité décapante. Et j’en suis…
    Tout commence, comme il se doit, par un crime – en l’occurrence une sorte de séance de torture qui tourne en viol; la victime s’en remettra mais à quel prix! Un crime, mais pas forcément un criminel au sens où on pourrait le concevoir. Dans la mesure où le monde de la convention bourgeoise n’offre à l’homme ni fins ni voies évidentes, toute quête peut frôler le crime ou la folie, sans disposer de critères de discernement. Le monde du polar – et Les Ordres de grandeur en est une illustration – met en scène une société bourgeoise parfaitement rationalisée certes, mais qui, faute d’engagement, n’a plus de «totalité», plus de sens. Comme le dit Georges Lukàcs dans la Théorie du roman: «les limites qui séparent le crime de l’héroïsme, la folie d’une sagesse capable de dominer la vie, sont des frontières glissantes, purement psychologiques, même si la fin, atteinte dans la terrible clarté d’un égarement sans espoir devenu alors évident, se détache de la réalité coutumière». Avec Les Ordres de grandeur, nous sommes aux antipodes de l’ancien roman policier qui avait pour finalité de prouver, par l’unique pouvoir de déduction du détective, que la ratio est maître du monde.
    Toutefois, comme toute production du genre, moderne ou non, Les Ordres de grandeur tient le lecteur en alerte par son énigme et sa résolution finale. Nous ne dévoilerons donc rien de l’intrigue, de ses strates, de sa structure temporelle, de ses traditionnels rebondissements ou fausses pistes. Sachez seulement que le héros s’appelle Alexis Roch, qu’il est un journaliste très populaire et médiatisé, présentateur du journal de 20 heures de Swisscast TV (aucune ressemblance avec des personnes connues, à ma connaissance du moins), et que tout irait bien pour lui si le petit diablotin qu’est sa vanité ne lui soufflait un jour à l’oreille que sa notoriété pourrait être boostée encore par une entrée sur la scène politique. Comme le disait Nietzsche, «le plus dangereux ennemi que tu puisses rencontrer sera toujours toi-même». Et voilà notre journaliste en course pour un siège au Conseil d’Etat de Genève. Il n’aurait pas dû…