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Blogres - Page 34

  • La caverne et la vague (pour Luc Weibel)

    images-2.jpegAu milieu de la nuit, l'écran de mon ordinateur se met à clignoter. Je baigne dans un demi-sommeil, quelque part entre une plage de Floride et les rizières émeraude de Bali. Émergeant de mon rêve, je vais m'asseoir à mon bureau. C'est un message de Nancy Bloom.

    Cette femme ne connaît pas le décalage horaire. Sans doute pense-t-elle que l'univers entier vit à l'heure américaine…
    Nancy me parle d’un philosophe de ses amis, lequel croit dur comme fer à la différence sexuelle, source et modèle, pour lui, de toutes les différences (de toutes les discriminations, rajoute Nancy). L’homme est une caverne et la femme est une vague, répète-t-il mystérieusement, comme un mantra. Le type s’appelle John Gray. C’est un homme grisonnant, à l’esprit vif et drôle, amateur de bons vins et de bibliothèques.

    images-2.jpegNancy est intriguée. Elle veut savoir le fin mot de l’énigme. Quelle caverne ? Et quelle vague ? Avec un fort accent texan, le type lui explique que l’« homme » (les guillemets sont de Miss Bloom), dans nos sociétés, est toujours du côté de l’action, tandis que la « femme » est du côté de l’être. C’est la fée du logis. Le grillon du foyer. Elle veille aux bonnes relations entre les gens, mais elle éprouve aussi des sentiments, et elle les exprime. Elle est du côté du cœur et des mots.

    « On connaît la chanson, dit Nancy Bloom qui n’en croit pas un mot, mais la vague alors ? »

    Pour Mister Gray, cette image est parfaite. La femme est une onde. Un flux. Une oscillation. Tantôt elle caresse les sommets : c’est le haut de la vague, tout va bien, elle connaît l’ivresse de l’éther. Tantôt elle frôle l’abîme : c’est le creux de la vague, tout va mal, elle est au bord du gouffre. Le problème, c’est qu’elle le crie sur les toits ! Elle le clame haut et fort à ses copines, à son mari, à ses amants. Et ça se gâte. Quand elle se trouve au creux de la vague, elle se perd en griefs de toutes sortes que l’homme ne peut s’empêcher de prendre comme une agression. Il veut répondre, se justifier, apaiser l’ouragan qui fond sur lui. En vain. C’est alors que l’« homme » se retire dans sa caverne. Il ne veut pas parler de ses problèmes, car il tient à les résoudre lui-même. Seul. Comme un grand. Par la réflexion.

    Autrement dit — persifle ma correspondante, décidément très inspirée — : impossible de concilier la vague et la caverne. Ces deux-là ne sont pas faits pour se comprendre, ni même se fréquenter ! Quand l’« homme » fait confiance, la « femme » souhaiterait au contraire qu’il fasse attention à elle et qu’il l’écoute. Qu’il exprime de vive voix son amour — au lieu de se retirer au fond de sa caverne. D’où l’éternel malentendu…

    Le jour se lève derrière les carreaux.

    Surgie on ne sait d’où, Pénélope s’étire en bâillant aux corneilles et réclame sa pitance.

    Il est bientôt cinq heures. Pully s’éveille.

    Je n’ai pas sommeil.

  • Bibliothèque de la Cité

    By jove!!! Je serai le mardi 15 novembre à la Bibliothèque de la Cité à Genève pour y causer Tam-tam d’Eden, Le Sourire de Mickey, Paradise now, Pap’s et autres. Les livres ont été mis au format audio et traduits en braille, youp da da!!! On pourra également goûter du bout des doigts quelques amuse-gueules, comme on dit. Lecture et musique sont au programme. Mardi 15 novembre, donc: Bibliothèque de la Cité, à 17heures.

     

    Antonin Moeri

  • Jacques Chessex, Carabas

      Jacques Chessex, CarabasPar Alain Bagnoud

     

    À lire Carabas, que viennent de rééditer les Editions de L'Aire, un lecteur comme moi se prend à regretter que Jacques Chessex ait reçu le Goncourt pour son livre suivant. Ce prix l'a en effet conduit à changer de trajectoire et a modelé sa vie et son écriture.

     

    Depuis lors, il s'est consacré à la production de romans post-naturalistes peu inventifs et inégaux, aux tentatives de domination du milieu littéraire, et à l'auto-statufication… C'est un moment que j'ai peu aimé. Il a fallu les derniers livres, parus, disons, après 2000 (Les Têtes, Le Dernier Crâne de M. de Sade, Un Juif pour l'exemple…) pour que je revienne à lui.

     

    Alors que Carabas… 

     

    Le texte fait partie de ce qu'on pourrait appeler la deuxième période de Chessex. Il y a eu d'abord de courts récits ramassés (La Confession du pasteur Burg...), sous l'influence de Paulhan qui était à l'époque le pape de la NRF.

     

    Puis est venu Le Portrait des Vaudois, influencé par Le Portrait des Valaisans de son ami Chappaz, qui a dé-corseté son écriture, laquelle éclot magnifiquement dans Carabas. Un texte baroque, une confession, un étalage du moi puissant et jouissif.

     

    Il y a de tout là-dedans : de l'alcool (beaucoup), du sexe (pas mal), de la bagarre, des amitiés littéraires, des mariages… Tout ce que l'auteur de trente-six ans a vécu - et il l'a vécu sur le mode de la frénésie. Les chapitres se succèdent, thématiques, qui parlent avec brio de la moustache de l'auteur, de la première fois qu'il a trompé sa femme, d'une pharmacienne masochiste, etc. dans un décousu qui construit peu à peu une autobiographie complète. Une énergie, une vitalité animent cette écriture pulsée, gargantuesque, libre.

     

    Jacques Chessex, Carabas, Éditions de L'Aire

     

  • Bonne fête, Mousse Boulanger !

    par Jean-Michel Olivier

    Ce jeudi, Mousse Boulanger fête ses nonante ans. Comédienne, journaliste, romancière et surtout poète, Mousse Boulanger aura marqué — avec son mari Pierre, trop tôt disparu — pendant près de cinquante ans, l'histoire de la littérature romande (et francophone). Sa bibliographie est impressionnante, comme le nombre de ses émissions radiophoniques (qu'on peut retrouver sur le site de la RTS). 

    En guise d'hommage, je reprends le billet que j'ai consacré à l'un de ses plus beaux livres, Les Frontalières, paru en 2013 aux éditions l'Âge d'Homme.

    Qu’est-ce qu’un écrivain ? Une voix, un style. Une présence. Mais aussi : un engagement,  une vision singulière du monde. Une mémoire. Sans oublier, bien sûr, la fantaisie et un goût irrépressible pour la liberté.

    images.jpegToutes ces qualités, on les retrouve, brillantes comme un diamant, chez Mousse Boulanger. Faut-il encore présenter cette femme au destin extraordinaire, née à Boncourt en 1926, dans une famille nombreuse, et qui fut, tour à tour, journaliste, productrice à la radio, comédienne, écrivaine et poète ?

    Une voix, disais-je, une présence immédiate. La vibration de l’émotion poétique.

    À l’époque où elle travaillait à la radio romande, Mousse Boulanger a interrogé des dizaines d’écrivains, suisses et français, sur leur relation à la langue, leur credo, leur engagement. À ce travail journalistique s’est ajoutée, depuis toujours, la passion de la poésie. Cette passion qu’elle a vécue et partagée avec son mari, Pierre Boulanger, journaliste et poète, lui aussi, et qu’elle a diffusée, des années durant, dans des récitals poétiques qui faisaient vibrer les villes et les villages.

    Une voix, un regard malicieux, une présence.

    Mousse Boulanger, qui fut l’amie de Gustave Roud et de Vio Martin, s’est beaucoup dévouée pour les autres. Elle a pourtant trouvé le temps d’écrire une trentaine de livres : essais, romans, nouvelles, poèmes. C’est dire si sa voix est riche et porte loin ! Cette œuvre, encore trop méconnue, est l’une des plus vivantes de Suisse romande. Il faut relire l’Écuelle des souvenirs, splendides poèmes de la mémoire, et son dernier polar, Du Sang à l’aube, modèle du genre policier.

    boulangerrien270.jpgCe mois-ci, Mousse Boulanger publie Les Frontalières*, un livre magnifique qui est à la lisière du récit et du poème. La lisière, les limites, la frontière : c’est  la vie de la narratrice, petite fille toujours en vadrouille, qui passe gaillardement de Suisse en France, et vice versa, dans les années qui précèdent la Seconde guerre mondiale. L’herbe est toujours plus verte, bien sûr, de l’autre côté. Elle franchit la frontière à bicyclette, sans se préoccuper des gros nuages noirs qui envahissent le ciel. À travers ses souvenirs d’enfance, Mousse Boulanger ravive la mémoire d’une époque, d’un village, d’une famille. Elle brosse le portrait émouvant d’une mère éprise de liberté qui ne comprend pas toujours ses enfants.

    « Allez, courage, dans dix minutes, on est à la maison ! »

    La seule maison qui compte, pour la fillette de douze ans qui a la bougeotte, c’est l’amour, la liberté, la poésie…

    Il faut lire ce récit haletant, écrit dans une langue vive, rapide, qui sait aller à l’essentiel. Il nous incite à franchir les frontières, plus ou moins imaginaires, qui limitent nos vies. Les interdits stupides. Les conventions. Nous sommes tous des frontaliers, déchirés entre deux pays. La patrie de nos pères et le royaume allègre et tendre de nos mères.

    * Mousse Boulanger, Les Frontalières, L’Âge d’Homme, 2013.

     
  • Reluquer ou ne pas reluquer?

    Par Pierre Béguin
     
    En ouvrant mon ordinateur pour accéder à ma boîte Email, je tombe sur cette information:
    «Depuis quelques jours, un sketch tourne en boucle sur les réseaux sociaux. On y voit deux femmes d’une quarantaine d’années assises sur un banc dans un parc, elles observent les hommes en face d’elles et se plaignent d’avoir passé un cap: plus aucun mec ne les regarde! Pour vérifier cette théorie, l’une d’elle se lève pour se rendre à la poubelle, espérant attirer l’attention des mâles en pleine discussion. Sans succès (…) »
    Dans le même temps, toujours sur mon ordinateur, et suite aux propos de l’inqualifiable  et mal nommé Trump, des témoignages de femmes victimes du sexisme affluent. Du pain bénit pour les medias qui prennent aussitôt le relai. Certains témoignages sont édifiants. Mais d’autres… Ainsi la Tribune de Genève sous le titre «Sexisme sous la coupole?» donne-t-elle la parole à des élues qui dénoncent l’ignoble machisme régnant à Berne. Jugez-en! Lisa Mazzone (les verts): «Il est parfois difficile de se promener dans la salle des pas perdus sans se faire reluquer… » (soulignons tout de même le «parfois»; ouf! ce n’est pas tout le temps). Ou encore Isabelle Moret (PLR) qui raconte un débat politique où son adversaire – président d’un parti de gauche, précise-t-elle au passage – avait balayé l’un de ses arguments par un condescendant «Ah, mais quand c’est dit de manière si charmante!» Et  notre élue PLR de s’offusquer: «Je n’ai rien dit sur le moment, mais c’était purement sexiste». Quel traumatisme! Quant à Céline Amoudruz (UDC), elle affirme n’avoir jamais ressenti de sexisme au sein de son parti, pourtant reconnu, surtout par la gauche, comme un repère de machos. Mais elle vilipende la jalousie (féminine bien sûr): «Souvenez-vous de Karine Keller-Sutter. Si elle n’a pas été élue, c’est parce que les femmes socialistes ne l’ont pas soutenue. Ce n’est pas ainsi qu’on fait avancer la cause féminine». Et d’ajouter une nouvelle pique sur les femmes de gauche: «Celles qui se disent outrées sont les mêmes qui refusent de durcir les sanctions contre les violeurs».
     
    Bon ! Résumons-nous !

    1. Etre sexiste, c’est ne plus regarder les femmes qui ont passé le cap des quarante ans.
    2. Etre sexiste, c’est regarder une femme en train de se promener dans la salle des pas perdus,  même si elle a passé quarante ans.
    3. Etre sexiste, pour une femme de droite, c’est quand un homme de gauche, lors d’un débat politique, balaye un argument par un compliment ironique.
    4. Etre sexiste, pour une femme d’extrême droite, c’est être une femme de gauche forcément jalouse et incohérente.
    5. Etres sexiste, c’est donc lié à une tendance politique, à gauche pour la droite, à droite pour la gauche.
    6. Etre sexiste n’est pas l’apanage des hommes (ça, c’est la bonne nouvelle!)

    Conclusion? Vivement l’andropause!

    Mais puisque je n’ai fait jusque-là que citer les autres, permettez-moi de terminer ce billet en y ajoutant ma propre confession:

    Bien marié depuis vingt-deux ans, je ne regarde plus tellement les femmes dans la rue, quel que soit leur âge (je souligne le «plus tellement»). Mais j’avoue honteusement que cette indifférence m’inquiète. Serait-ce que ma libido d’affreux mâle prédateur… ?

    J’ai souvent remarqué – dans ma jeunesse bien entendu – que des filles, et même des femmes, me «reluquaient», et pas forcément au niveau des yeux. J’avoue, toujours honteusement, que cela ne me déplaisait pas. Et même que, une bonne douzaine d’années durant, j’en ai bien profité… Est-ce grave, madame Mazzone?

    Durant ma déjà longue vie, je n’ai jamais rencontré un homme – pas un seul, vous m’entendez! – qui n’ait un jour, en aparté, tenu des propos sexistes, voire franchement machistes, même – et surtout – les plus fervents défenseurs de la cause féminine prêts à s’auto-flageller en présence d’une femme. Mais des amies m’ont certifié que ces dames n’étaient pas en reste, loin s’en faut…

    Je ne sais pas pour vous, mais moi, je n’ai jamais entendu Isabelle Moret dire quelque chose de manière charmante. Sincèrement, je trouve qu’elle aurait dû accepter le compliment, même hypocrite, même ironique, parce que la concernant, d’une certaine manière, c’était vraiment un compliment…

    Il me faut conclure, l’homme au foyer que je suis doit préparer le repas. Au fond, ce billet n’a pour objectif que d’adresser ce petit message à ces dames de la Coupole qui, étrangement, se plaignent de recevoir des coups bas dans une arène politique: dénoncez fermement le sexisme, d’accord! Mais de grâce, que cette dénonciation ne tourne pas au puritanisme! Laissons cette chasse aux sorcières aux spécialistes d’outre Atlantique…
     
     
     

  • Arnaud Maret, Rusalka

    Par Alain Bagnoud

     

    Arnaud Maret, RusalkaArnaud Maret sait mener un récit. Ses livres (deux jusqu'à présent) s'inscrivent dans la catégorie des page turner. Ils forment le début d'une série : on retrouve dans Rusalka, qui vient de paraître, un personnage des Ecumes noires, son premier roman publié il y a quelques années chez le même éditeur (L'Aire).

     

    À quoi tient cette technique que Maret maîtrise ? La gestion des informations tout d'abord.

     

    Le prologue, déjà, pose des énigmes et retient leur explication. Il met en scène Julien Kelsen (le héros du précédent livre) et crée quelques mystères. Kelsen se remémore que la jeune femme avec laquelle il va travailler est... « Non, mieux valait essayer de ne pas y penser... » Plus loin, il se souvient que « vingt-trois ans avaient passé ». Depuis quoi ? Réponse cent ou deux cents pages plus loin...

     

    Cette manière de retenir les informations se retrouve dans la mise en scène des événements. La découverte du corps, par exemple. Car évidemment, il y a un corps, déchiqueté, mordu (serait-ce un loup ? On est en Valais), nu, vieux, qui serre une photo passée d'un jeune couple devant une église (Saint-Nicolas, dans le quartier de Mala Strana à Prague, mais on ne le saura bien entendu que plus tard.)

     

    Arnaud Maret, RusalkaMaret, avant de nous montrer le cadavre, suit le policier Valérien de Roten, 27 ans, de Sion, qui présente sa fiancée à ses parents. (Eléonore von Allmen, historienne chargée de cours à l'Université de Fribourg). Puis le flic est prévenu. Mais c'est dix-huit pages plus tard, après une approche bien décrite, qu'il voit le cadavre.

     

    Autre force de Maret : les ambiances liées au lieu. Le barrage de Mauvoisin, en Valais. Fribourg. Prague : on se balade.

     

    Et enfin, comme dans Les Ecumes noires : il s'agit d'Histoire. La petite histoire policière (cadavre inconnu, fiancée qui disparaît, voyage transgressif du policier, rencontre avec Kelsen, etc.) recouvre ici un fait divers qui éclaire un moment fort de l'Europe : l'écrasement du Printemps de Prague, le pouvoir de la police secrète, les conséquences sur des générations entières...

     

    Récit dont on a, comme il se doit, envie de tourner les pages. L'écriture (phrases courtes, descriptives, souvent nominales, vocabulaire accessible) ne gêne en rien ce désir. Et d'autant plus que Maret, depuis son dernier opus, a appris à maîtriser la longueur de ses descriptions : juste assez présentes pour créer une atmosphère, pas trop afin de ne pas lasser.

     

    Arnaud Maret, Rusalka, Editions de l'Aire

  • Chronique de la vie genevoise (Luc Weibel)

    images-2.jpegOn ne présente plus Luc Weibel : historien, écrivain, auteur de plusieurs « récits de vie » (dont les fameuses Pipes de terre, pipes de porcelaine*), Luc Weibel (né en 1943) est aussi le chroniqueur le plus subtil et le plus savoureux de la vie genevoise. Toujours à la lisière de l'histoire générale et de l'histoire personnelle, ses livres s'inscrivent dans la lignée directe de cet autre chroniqueur genevois d'exception que fut Henri-Frédéric Amiel (auquel Weibel a consacré un très beau livre, Les petits frères d'Amiel**, préfacé par Philippe Lejeune).

    Son dernier livre, Un été à la bibliothèque***, en impose d'emblée par son poids : c'est un  volume de 580 pages, au titre un peu mystérieux (et ingrat ?), mais qui se lit comme un roman. De quoi s'agit-il ? À la suite de la mort de sa tante, on confie à l'auteur une mission : mettre à jour, dans la maison de sa mère, tout ce qui appartenait à l’histoire de son grand-père — l’historien, professeur et auteur Charles Borgeaud. Cette bibliothèque, où l’auteur passe en fait plus qu’un été, était le cabinet de travail de Charles Bourgeaud aménagé dans les combles (voir Les essais d’une vie. Charles Borgeaud (1861-1940), ed. Alphil, 2013).

    luc weibel,histoire,littérature,chronique,genève,amiel,lejeuneC'est le prétexte (officiel) de ce livre protéiforme et savoureux. On pourrait croire aux aventures d'un rat de bibliothèque, enfermé dans la belle maison d'Alcine, en pleine canicule, pour mettre un semblant d'ordre dans  un monceau de paperasses qui le submergent. Il y a de ça, bien sûr, dans ce beau livre, qui parle aussi d'héritage et de transmission. Mais bien vite l'auteur va retrouver l'air libre. Depuis toujours, c'est un flâneur, un promeneur des lettres et un observateur sans concession de la vie quotidienne. Alors, l'été qu'il passe dans la bibliothèque familiale (où il découvre, mine de rien, des trésors étonnants, comme ces lettres échangées entre une femme de sa famille et H.F. Amiel) se prolonge, mais ailleurs, avec d'autres rencontres, des lectures, des voyages, des concerts, des conférences, etc. Weibel est un esprit curieux (dans tous les sens du terme). Un esprit singulier, qui s'interroge sans cesse sur lui (fidèle, en cela, aux préceptes d'Amiel), mais s'intéresse d'abord et surtout aux autres. 

    L'été 2007 se termine — mais pas le livre, qui connaît, pour ainsi dire, un second souffle.

    L'auteur abandonne bientôt sa charge d'enseignement à l'ETI (École de Traduction et d'Interprétation) où les étudiants se font de plus en plus rares et se recentre sur sa famille (sa femme et ses deux filles). Commence alors une intense vie mondaine où l'auteur est plongé (perdu) dans la foule des vernissages, des colloques, des cérémonies plus ou moins officielles. À chaque fois, c'est un tableau de mœurs saisissant et une galerie de personnages hauts en couleur (il faut lire ses comptes-rendus de « rencontres » ou de « tables rondes », au Salon du Livre de Genève, pour se faire une idée de la comédie sociale !). On y croise Doris Jakubec, Jacques Probst, Jérôme Meizoz, Bernard Lescaze ou Daniel de Roulet (qui ne prépare jamais ses interventions et ne fait que passer en coup de vent). Weibel maîtrise l'art du portrait à la perfection et son humour est ravageur. On l'avait déjà remarqué dans un de ses livres précédents (Une thèse pour rien, Le Passage, voir ici). On repense au Journal d'Amiel, mais aussi à celui de Paul Léautaud, qui épingle les travers de ses contemporains.

    Lui qui a été l'élève de Michel Foucauld, de Gilles Deleuze et de Roland Barthes (« quel brelan ! ») se voit offrir, pour son départ à la retraite, un bon de 200 Frs dans une librairie ! Mais il remarque, très honnêtement : « Suis-je en état de demander plus quand j'ai pris soin de ne m'investir en rien dans ces années d'enseignement, un peu comparables à la « couverture » dont aurait bénéficié un espion — un espion qui n'espionnerait rien bien sûr. »

    luc weibel,histoire,littérature,chronique,genève,amiel,lejeuneComme Amiel, comme Rousseau, Weibel n'est pas tendre avec lui-même. Quand on se moque des travers des autres, il faut aussi savoir rire des siens. C'est un autre aspect de ce livre à la fois riche et vivant : l'auteur, qui est le roi de la litote (on ne compte plus les « un peu », les « sans doute », etc.), manie l'humour avec dextérité (le plus souvent par des incises ou des parenthèses). C'est un régal de lire ses comtes-rendus de conférences ou de rencontres, qui sont des modèles du genre.

    Puisqu'il faut bien finir, le livre se termine sur l'évocation des festivités de l'« année Calvin » (on fêtait en 2009 son 500e anniversaire). Conférences, pièces de théâtre, film, débats : qu'est-ce que le grand Réformateur a encore à nous dire ? Quel est le sens de sa parole aujourd'hui ? Luc Weibel, en tenant le registre de la vie genevoise, nous livre plusieurs pistes — toutes passionnantes. Mais il ne conclut pas.

    * Luc Weibel, Pipes de terre, pipes de porcelaine, 1978, Zoé.

    ** Luc Weibel, Les petits frères d'Amiel, 1997, Zoé.

    *** Un été à la bibliothèque, éditions La Baconnière, 2016.

  • Martin Amis, La Zone d'intérêt

    Par Alain Bagnoud

     

      Martin Amis, La Zone d'intérêtIl m'est arrivé ces derniers jours quelque chose qui se passait souvent quand j'avais dix-sept, vingt-trois, vingt-cinq ans. Vous savez, quand vous êtes plongé dans un livre, que chaque obligation de le quitter est un arrachement, quand on bâcle tout pour retourner le plus vite possible se livrer au vice coupable.

     

    Le roman s'appelle « La Zone d'intérêt », et il est de Martin Amis. Prix du meilleur livre étranger en 2015. Un « marivaudage aux allures de Monty Python en plein système concentrationnaire », dit le quatrième de couverture.

     

    D'où polémique: triomphe anglo-saxon; mais en France, Gallimard refuse le livre, et certains hurlent au scandale. (Voir sur le net.) J'ai une (courte) explication à ces tumultes: l'humour d'Amis est très particulier.

     

    Comme on l'aura compris, le roman se passe dans un camp de concentration: le Kat Zet I en Pologne, dans les années 1942, 1943, avec un final après la guerre.

     

    Le reste ? Dans le livre.

     

    Martin Amis, La Zone d'intérêt, Le livre de poche

     

  • ode au dad

     

    par antonin moeri

     

     

    L’auteur joue avec ce qu’on nomme la temporalité, ce «trouble magma d’émotions, de souvenirs, d’images» qui fuse en elle lorsqu’elle travaille devant la page blanche. Il y a le temps où Olof, le dernier patient d’un hôpital psychiatrique, près de Stockholm, met fin à ses jours. Il y a le temps où Jim, né en 1945, raconte à sa fille des souvenirs de l’époque où il était interné à Beckomberga, établissement où les «cinglés» allaient enfin retrouver la lumière et où Jim fut admis après une tentative de suicide. Il y a le temps où Jackie (narratrice), à l’âge de 13-14 ans, rendait très souvent visite à son père hospitalisé. Le temps où Olof Palme (assassiné en 1986) venait à Beckomberga rendre visite à sa mère avant de rejoindre son cabinet de premier ministre...

    Il y a le temps où Vita, la mère de Jim, enfilait tous les matins sa jupe plissée pour aller travailler dans le centre-ville, une des premières femmes du quartier à avoir un emploi... le temps où Jim enfant portait un poulpe presque aussi grand que lui, construisait des châteaux de sable au bord de la Manche, sous les yeux de sa maman... Il y a les années trente, quand l’hôpital fut inauguré. Il y a le temps où la narratrice, la quarantaine, déroule son récit et où elle voit grandir son propre fils, Marion, qu’elle a décidé d’élever seule. Et il y a le temps des rêves car c’est en rêvant que Jackie revoit sa mère Lone, sa grand-mère ou Edvard, le médecin responsable du service 6, service inventé par Tchékhov dans une nouvelle «La Salle numéro 6». À force de vouloir se rapprocher de ses patients, le médecin que Tchékhov y met en scène devient lui aussi toqué; ce personnage sert de modèle à Sara Stridsberg pour imaginer le médecin-chef Edvard Winterson...

    Au milieu de ce va-et-vient entre les différents temps, entre les diverses impressions (comme perçues à travers l’ouverture d’un kaléidoscope) se tient Jackie qui, lorsqu’elle s’attardait, subjuguée, dans les couloirs et le parc de Beckomberga, portait un chapeau que lui avait donné un mystérieux brocanteur, un boa défraîchi et un manteau en fourrure trouvés dans un square. Jackie revoit le corps de son père qu’on a «retrouvé dans la neige sur le bord d’une autoroute», un père qui venait d’avaler «la totalité de ses somnifères à l’aide d’une bouteille de cognac».

    Beckomberga fut un des plus grands hôpitaux psychiatriques d’Europe et Jim fut heureux dans ce «château construit dans les bas-fonds du monde», où vivaient plus de mille patients aux côtés de centaines d’employés à une époque qui coïncida avec celle de l’Etat providence, entre les années quarante et quatre-vingts-dix... Pour mettre en scène cet «endroit en dehors du monde», l’auteur a consulté la documentation conservée dans les archives. Le médecin qui s’occupe de Jim, dans la fiction, a de l’imagination. Il emmène, la nuit, certains «internés» dans les boîtes de Stockholm où on fait la fête, où l’on boit des quantités faramineuses d’alcool (il y a de la cocaïne, de l’herbe, des somnifères). Le docteur Edvard est convaincu «qu’il est sain pour les patients de quitter le service de temps en temps».

    Mais pourquoi Jackie était-elle fascinée par ce père qui menaçait de mettre fin à ses jours, tentait de réussir son suicide, rêvait d’écrire, de jouer du piano («tous mes rêves étaient déjà morts à cette époque») et qui glissa voluptueusement dans un genre de dislocation: «j’avais tout le temps la sensation que mes organes internes étaient disséminés de part et d’autre dans la ville: poumons, reins, foie, vésicule biliaire; qu’ils formaient des proies idéales pour les rats et les oiseaux de cette ville»? Pourquoi? Pourquoi n’allait-elle plus à l’école, préférant se rendre là-bas, pour y retrouver une fois de plus celui que les patients nommaient Jimmie Darling, que ses parents avaient baptisé James, nom signifiant «celui qui doit protéger»... Pour y retrouver l’homme qui avait besoin de quelque chose, quelque chose d’innommable et que personne n’aurait pu lui donner... L’homme aux côtés duquel Jackie prendra place sur une balancelle, pour «regarder l’obscurité se rapprocher avec cette vitesse qui lui est si caractéristique en automne»... L’homme qui ira vivre près de La Corogne, d’où il appellera sa fille avant d’entrer définitivement dans l’océan... L’homme qui aura toujours préféré sa maladie à la vie...

    Un lien, un amour auraient pu fixer Jim au monde, mais ce genre de chose n’a jamais existé pour lui... Alors que sa fille Jackie trouvera une amarre pour la retenir à la terre: son fils bien sûr, mais surtout l’écriture, celle entre autres d’un roman envoûtant qu’on quitte à regret et qui continuera longtemps de résonner en vous.

     

    Sara Stridsberg: Beckomberga, Gallimard, 2016

  • Vive Chappaz!

    Par Alain Bagnoud

     

    Vive Chappaz !Pas moins de quatre livres de ou sur Maurice Chappaz viennent de paraître ! Une floraison qui rappelle à quel point ce poète est important.

     

    Commençons par Jours fastes, correspondance entre Maurice Chappaz et Corinna Bille. De 1942 à 1979, les amants, puis les époux, s'écrivent quand ils sont séparés (en général par les vagabondages de Maurice). Nouvelles des enfants, des proches, du quotidien, mais aussi récits de voyage ou évocation de l’œuvre : les deux écrivains communiquent. Ils savent à qui ils s'adressent et se révèlent, chacun avec son caractère, direct pour Corinna, plus stratégique pour Maurice. Il n'y a pas d'affectation littéraire dans leur correspondance, mais une envie d'exprimer au mieux les choses, une manière de se lier à l'autre, de cultiver l'attachement.

     

    En même temps que ces lettres, les éditions Zoé ont eu la bonne idée de republier dans un même volume Testament du Haut-Rhône et Les Maquereaux des cimes blanches, de Chappaz : ils expriment tous les deux la relation du poète à la nature. Le premier texte, paru originellement en 1953, est lyrique et mélancolique. Le ton a changé, vingt-trois ans plus tard, pour Les Maquereaux, polémique, satirique, qui dénonce les promoteurs valaisans et leur recherche du profit. À la fin du volume sont cités quelques extraits de la presse de l'époque : Chappaz y est victime d'un campagne de dénigrement brutale de la part du quotidien valaisan de l'époque. La violence du ton frappe encore : « Le Valais a sa gangrène et son cancer, c'est Maurice Chappaz... » (Entre autres joyeusetés...) Mais les soutiens se manifestent aussi, à commencer par ce Vive Chappaz ! écrit par les étudiants de St-Maurice sur la paroi de rocher qui domine le collège...

     

    À Vive Chappaz !ces livres s'ajoutent deux récentes publications des Editions de l'Aire. Gilberte Favre a été une intime du couple Chappaz-Bille (elle a consacré une biographie à celle-ci et a fait de Chappaz le « Père-Poète » d'un ouvrage personnel : Des Etoiles sur mes chemins). Dans son existence, elle a mené de multiples entretiens avec Chappaz pour la presse romande à l'occasion des sorties éditoriales de ses livres, et l'a souvent rencontré à titre privé. Elle publie ces discussions sous le titre Dialogues inoubliés. Chacun d'eux a un titre thématique (De l'Angoisse, De la Nature, De l’Écriture). C'est très intéressant : Chappaz est un conteur qui a le sens de la formule, ses réflexions ne sont jamais convenues.

     

    Mais j'ai un regret. Les renseignements sur les entretiens manquent : ni date, ni lieu, ni indication d'une première publication éventuelle. Il est vrai que Gilberte Favre s'attache plus à dégager et à expliquer le lien personnel qu'elle a avec Chappaz et son œuvre qu'à créer un livre de références, et abuse un peu des majuscules dans ses présentations : Vie, Poète, Monde, Bonté, Justice, Aventure, Au-Delà, Ciel, Paradis...

     

    Enfin, à L'Aire toujours, Benjamin Mercerat publie Le Paradis et le Désert, qui tente de décrypter le sens et les images des livres de Chappaz en prenant pour axes les deux mots indiqués dans le titre et en les liant à un peu de biographie. Cette étude ne manque pas de panache. Érudite, elle est aussi passionnelle: son intérêt est dans la démarche de l'auteur, qui entretient un rapport personnel avec les textes, lequel n'empêche pas le jugement. Si le critique décortique les grandes œuvres, il décèle par exemple « une certaine facilité des poèmes courts de Tendres Campagnes ». Enfin, le livre se termine par un exercice plutôt sportif : un poème personnel de Mercerat, en tercets d'alexandrins, qui évoque Chappaz et se confronte à lui.

     



     

    Corinna Bille, Maurice Chappaz, Jours fastes, Correspondance 1942-1979, Zoé

     

    Maurice Chappaz, Testament du Haut-Rhône, Les Maquereaux des cimes blanches, Zoé poche

     

    Gilberte Favre, Dialogues inoubliés, Editions de L'Aire

     

    Benjamin Mercerat, Le Paradis et le Désert, Editions de L'Aire