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Blogres - Page 36

  • Jean-Yves Dubath, Un homme en lutte suisse

     Par Alain Bagnoud

     

      Jean-Yves Dubath, Un homme en lutte suisseCeux qui ont la gentillesse de lire quelquefois mon blog savent que je suis un admirateur du travail de Jean-Yves Dubath. Je me réjouis de le lire à chaque fois qu'il publie quelque chose : sept livres déjà. Et peut-être que le dernier est son meilleur.

     

    Un homme en lutte suisse propose des éléments déjà présents dans ses textes antérieurs : une écriture baroque, une manière de tourner autour des choses plutôt que les aborder franchement, une attention à des grandes figures exceptionnelles, une implication de l'Histoire, grande et petite, en filigrane des destins…

     

    Tout ceci, donc, dans Un homme en lutte suisse, est présent, et comme transcendé par une sorte de tendresse : celle que, manifestement, Dubath éprouve pour les lutteurs suisses, ces colosses qui incarnent plus qu'eux-mêmes.

     

    On peut voir dans ces hommes une incarnation de l'authentique, du local. Le sport est limité géographiquement, ses règles simples et pittoresques, ses lutteurs sont des gymnastes ou des paysans qui s'entraînent après avoir chargé des centaines de bottes de foin sur des chars… Des hommes simples qui peuvent devenir des célébrités : le roi de la lutte fédérale est une star qui gagne des fortunes en Suisse allemande, les principaux athlètes ont leur fan-club…

     

    C'est cette ambiance « nationale » qui donne une touche exotique au roman de Dubath : il nous parle d'un folklore qui n'a pas grand chose à voir avec la plupart d'entre nous : ne me dites pas que vous êtes proche de tout ce cirque de taureaux amenés dans l'arène, de cors des Alpes, de lanceurs de drapeaux, de conseillers fédéraux et de chemises edelweiss...

     

      Jean-Yves Dubath, Un homme en lutte suisseOr, dans Un homme en lutte suisse, on se retrouve au cœur de cet univers. Le roman se résume ainsi : le narrateur est un lutteur qui a fauté lors d'une rencontre de Corgemont. Du coup, il décide d'entrer à la chartreuse de la Valsainte. En chemin, les souvenirs lui reviennent, des rencontres de lutte auxquelles il a assisté ou participé.

     

    Et c'est passionnant. Par sa connaissance impeccable du sport et de son histoire, par l’énumération d'une ribambelle de noms typiques, par sa manière allusive de recréer l'ambiance des luttes et de nous en expliquer les principes et les prises, Dubath donne une saveur délicieuse à ses descriptions.

     

     

     

    Jean-Yves Dubath, Un homme en lutte suisse, BSN press

     

  • Trois souvenirs de Michel Butor

    par Jean-Michel Olivier

    images-2.jpegTrois souvenirs, encore vivaces, à propos de Michel Butor, qui fut mon professeur et mon ami, et qui vient de nous quitter.

    1. Le souvenir le plus ancien n'est pas le plus glorieux. Il remonte à l'autre siècle. Fin des années 70. Avec quelques amis (une quinzaine), nous avions décidé d'assister au séminaire de Michel Butor, nouvelle vedette de l'Université de Genève, qui venait d'être nommé professeur ordinaire. Cette année-là, le séminaire portait sur un écrivain français peu connu (mais célébré par Michel Foucauld), qui avait inspiré Michel Leiris et des surréalistes : Raymond Roussel. images-5.jpegForts de nos certitudes dogmatiques, nous avons donc investi la grande salle de cours de l'aile Jura. Comme à son habitude, Butor est arrivé en salopettes, un livre sous le bras, sans notes, ni cahier. Il a organisé les exposés. Nous les avons réclamés tous. Il ne s'est douté de rien. Nous étions ravis : chaque semaine, dorénavant, l'un de nous prendrait la parole pour éclairer Roussel à sa manière, c'est-à-dire à la nôtre — à la lumière des grands théoriciens que nous lisions alors (Barthes, Derrida, Foucauld, Deleuze, etc.). Après le premier exposé, Butor, qui n'était pas tombé de la dernière pluie, a eu la puce à l'oreille. Il a convoqué le second conférencier (mon ami Alain F., pour ne pas le nommer !). La discussion a vite tourné à l'aigre. Et Butor a mis son veto à l'exposé d'Alain. Le lendemain, dans un grand mouvement théâtral, tout le groupe, comme un seul homme, a quitté le séminaire en dénonçant la censure du professeur Butor ! Celui-ci a été abasourdi. Et, pour une fois, lui d'ordinaire si bavard n'a rien dit ! Le petit groupe de terroristes de salon (dont je faisais partie) est parti en claquant la porte, très fiers de leur effet. Et il n'est plus resté que trois étudiants dans la salle ! C'est avec eux que l'imperturbable auteur de La Modification a terminé son séminaire. Bien sûr, l'événement a fait des gorges chaudes à l'Université.

    — Quoi ? L'illustre Michel Butor tient séminaire devant trois étudiants ?

    Il dut subir (on me l'a raconté) les quolibets de ses collègues, qui riaient sous cape. Ce petit coup d'État, par ailleurs, n'est pas resté sans conséquence, puisque Butor, quelques années plus tard, a raconté cette péripétie, à sa manière, dans la préface qu'il a écrite pour son ami, images-6.jpegle poète Vahé Godel (« Petit rêve du lac », in Du même désert à la même nuit). Dans ce petit récit, Butor raconte qu'un groupe d'extraterrestres débarque un jour dans son séminaire et qu'il a toutes les peines du monde à s'en débarrasser…

    2.  Je ne pensais plus jamais revoir Michel Butor, dont les livres (après les cinq fameux romans) me laissaient froid. Je n'ai jamais été sensible à ses Matières de rêve (Gallimard), ni à ses livres « expérimentaux ». Mais la vie a voulu que nous nous retrouvions. En 1986, Michel Butor a travaillé avec Marc Jurt, un peintre et graveur d'exception, qui était un grand ami. Marc aimait collaborer avec des écrivains (Butor, Chessex) pour que ceux-ci déposent leurs mots sur ses gravures ou ses toiles. Ce travail s'appelle Apesanteur. Et à cette occasion, Marc m'a demandé de présenter cette œuvre à quatre mains. images-4.jpegCe que j'ai fait (voir ici) J'ai retrouvé Butor, qui avait tout oublié, semble-t-il, des petites conspirations universitaires, et j'ai découvert un homme simple et généreux, d'une curiosité extraordinaire, qui cherchait dans la peinture ou la gravure des réponses à ses propres questions (la peinture a sans doute été son plus grand sujet d'inspiration). 

    3. Le dernier souvenir est le plus vivace et le plus attachant.

    En 2012, année du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, j'ai eu la chance et le plaisir d'être invité à New York avec une petite délégation genevoise (Roger Mayou, Michèle et Michel Auer, François Jacob, Marc Perrenoud, Footwa, alias Frédéric Gafner). images-7.jpegL'excellent Olivier Delhoume a supervisé le tout et Michel Butor a été du voyage. Nous avons passé des heures délicieuses à parler de littérature, du Nouveau Roman (qu'il avait abandonné depuis longtemps), des auteurs à la mode et bien sûr des prix littéraires (il a reçu le Prix Renaudod pour La Modification en 1956 et je venais de recevoir le Prix Interallié pour L'Amour nègre). Nous avons beaucoup ri de la comédie littéraire. Et parlé aussi de Rousseau (qu'il connaissait admirablement bien), de Roussel et de Marc Jurt, qu'il aimait beaucoup. Il avait l'habitude de dire qu'il était « à part » (« I'm off »), « à la frontière », « à la lisière » des genres. Il a exploré la littérature comme on explore le monde en espérant toujours découvrir des continents perdus. C'était un arpenteur et un poète. Un homme-livre comme on en rencontre très peu dans sa vie.

  • Bertrand Schmid, Saison des ruines

    Il y a dans la littérature romande une tradition du pessimisme qui remonte en tout cas à Ramuz, et à sa conception du réalisme. Elle ne se résume bien entendu pas à cette voie. D'autres traditions viennent de Cendrars par exemple (le récit de voyage), de Rousseau ou du protestantisme (l'introspection), etc.

    Mais si j'évoque cette tradition du pessimisme, c'est qu'elle est très présente dans le roman réussi de Bertrand Schmid. Il met en parallèle deux histoires très différentes qui se passent entre mai et décembre, dont le lien est justement donné par cette idée: tout va mal, tout ne peut aller que toujours plus mal.

    En Angleterre, une jeune impertinente termine l'école. Mère seule, alcoolisée, ramenant des amants du pub, situation financière difficile. La fillette se sent détenir un pouvoir grâce à sa jeunesse et à son corps, mais va dégringoler rapidement jusqu'à finir sur le trottoir.

    Très loin de là, en Valais, un gardien d'alpage et son apprenti fraternisent. La montagne est belle, le travail satisfaisant, mais un accident et l'arrivée du tourisme et de la modernité vont précipiter la vie des personnages dans la détresse.

    On peut soupçonner Bertrand Schmid d'éprouver une sorte de jouissance à voir ses personnages sombrer. Il met son talent et son écriture souple à animer ce festival d'échecs avec un rien de shadenfreude. Je l'ai suivi cependant avec plaisir dans ses évocations de personnages riches, bien campés, reliés à leur environnement, et en proie aux tourments d'un destin sur lequel ils n'ont aucune prise.

    Bertrand Schmid, Saison des ruines, roman, L'Age d'Homme

  • Une grande perte pour Genève

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    par Jean-Michel Olivier

    La nouvelle, bien sûr, n'a pas fait la une des journaux — ni même un entrefilet, pourtant elle est d'importance : François Jacob, l'éminent directeur de l'Institut et du Musée Voltaire, aux Délices, vient de démissionner de son poste, lassé par les bâtons qu'on a mis dans ses roues depuis quatre ans (tracasseries administratives, réduction de budget, intrigues diverses).  

    Fondé par Theodore Besterman, l'Institut Voltaire a été dirigé longtemps par Charles-Ferdinand Wirz de 1973 à 2002, puis par François Jacob qui lui a redonné éclat et dynamisme, en mettant en valeur son extraordinaire bibliothèque (25'000 volumes !) et en consacrant à Voltaireimages-5.jpeg
    plusieurs ouvrages essentiels, dont une savoureuse (et savante) biographie, parue cette année chez Gallimard (voir ici) dans la collection Folio.

    Le grand Voltaire doit se retourner dans sa tombe !

    Et pour Genève, c'est indéniablement une grande perte. images-6.jpeg
    D'abord parce que François Jacob (à gauche sur la photo) — par ses compétences, son esprit, son dynamisme  —  était la personne idéale pour diriger l'impressionnante voilure de l'Institut Voltaire. Ensuite parce que l'on ne remplace pas facilement un homme d'une telle envergure. Et que laisser partir un tel oiseau rare relève de la bêtise ou de l'incompétence (mais nous sommes à Genève !)…

    François Jacob retourne en Franche-Comté, où il enseignera à l'Université de Besançon. Nous lui souhaitons le meilleur pour sa nouvelle vie.

  • ALTITUDE

    par antonin moeri

     

    Ce que j’aime par-dessus tout quand on se retrouve sur les sommets helvétiques auxquels on accède à pied (après une longue marche épuisante sur des chemins escarpés le long d’abîmes fascinants) ou en train à crémaillère rempli de gosses à casquette hurlant leur joie d’être si près du ciel ou geekant silencieusement, c’est le mélange des races et des cultures, des langues et des préférences, des orientations et des religions. À une ravissante fillette aux cheveux courts et découpant l’espace sonore avec un plaisir manifeste et qui ne connaît pas la langue française, je demande hardiment «what is your language?»... Elle répond «polnisch». Une émotion intense traverse ma poitrine. À une femme en niqab, i-phone à la main, je n’ose adresser la parole à cause de l’homme assis un peu plus loin et qui semble contrôler la situation. Et le plus épatant, c’est cette femme (je sais qu’elle parle suisse-allemand car les gens assis à la table où elle devrait se trouver parlent un Berndütsch qui me rappelle mes origines) oui, c’est cette femme assez large de hanches qui, ayant pris l’initiative de s’allonger sur les dalles de la terrasse du bistrot et de poser sa tête sur son rucksack, dort profondément en produisant ce léger ronflement si agréable à entendre quand on est de bonne humeur et si insupportable quand notre propre endormissement est difficile.

  • À fleur de mots (Ludivine Ribeiro)

    images-3.jpegElle a créé, il y a deux décennies, le magazine Edelweiss (qui vient de fusionner avec le magazine alémanique Boléro), mais c'est avant tout la plus belle plume de la presse dite « féminine » de Suisse romande. Aujourd'hui, Ludivine Ribeiro, après vingt ans de journalisme, nous donne un roman à la fois sobre et exubérant, longuement mûri, au titre énigmatique, Le même ciel*, qui ravira ses lecteurs.

    Il y a des livres qui vous portent et vous piquent, d'autres qui vous tombent des mains. Le livre de Ludivine Ribeiro, qui est son premier roman, distille un charme qui ne vous quitte pas, tel un parfum entêtant. L'intrigue est simple. Dans une villa de la côte italienne (le lieu n'est jamais précisé), Tessa et Nils, un couple usé, mais complice, organise des fêtes au cours desquelles se croisent séducteurs sur le retour et jeunesse dorée, artistes et hôtes de passage. Line et Tom, leurs enfants, y participent aussi (en cherchant comment se sauver). Ainsi que Lupo, un peintre vieillissant, flanqué de son chien Avocado Shrimp. Ces six personnages vont prendre la parole à tour de rôle pour livrer leur vision de ce lieu idyllique, mais empreint de mélancolie.

    images-2.jpegCar ces fêtes, dans une nature à la sensualité violente, gardent toujours un goût d'absence. Des jeunes filles disparaissent, comme Vanina Silver, qu'on ne retrouvera pas. Des accidents arrivent, comme la mort de Lya, la fille de Tessa et Nils. Sous les éclats de rire, sous l'insouciance apparente des fêtards, la tragédie affleure. Elle se développe même comme une plante vénéneuse qui touche tous les protagonistes, chacun captif de ses secrets. On pense à Gatsby le Magnifique, d'abord, puis à Modiano, pour le climat diffus de mystère et de nostalgie qui baigne le roman.

    Ludivine Ribeiro exalte cette absence au cœur des êtres, au cœur des mots. Dans une langue riche et fruitée, d'une admirable précision, elle entrelace les forces naturelles et les destins humains — liés pour le meilleur et pour le pire. La nature est toute puissante. Les hommes en subissent les charmes. Et pour s'en délivrer, ils se servent des mots comme d'un antidote. Le ciel est le même pour tous. Mais sans doute est-il vide, car les hommes, pour Ludivine Ribeiro, semblent condamnés à une inconsolable absence.

    * Ludivine Ribeiro, Le même ciel, roman, éditions Lattès, 2016.

  • chanson morte

    par antonin moeri

     

    Il m’arrive d’allumer la radio, un petit Sony à piles que je trimballe dans mes affaires. J’entends alors un type ayant l'air de s’y connaître. Il pose des questions à une dame qui doit représenter les intérêts de je ne sais quelle entreprise. Il la pousse dans ses retranchements. On se dit qu’il est bien audacieux, le gaillard. On se rend vite compte qu’il pérore dans le micro pour que la dame déballe littéralement sa marchandise. L’auditeur se dit en écoutant ça qu’ils sont drôlement costauds pour nous faire avaler la pilule, qu’ils ont été formés pour ça, qu’ils suivent infatigablement des séminaires de formation continue pour se maintenir à flot, qu’ils ont travaillé leur diction et qu’ils fréquentent des cours de gym pour être perpétuellement in forma.

    Nous ce qu’on défend c’est un style de vie moderne, oui, on est toujours un peu pressé... son moelleux est inimitable... pas d’additifs... nous continuons à continuellement innover, améliorer nos recettes... nous sommes réactifs... c’est un produit idéal, on peut le consommer à n’importe quel moment de la journée... on peut savourer le moelleux au réveil, lors des repas ou du goûter... sans huile de palme... le moment Burger est un moment unique dans la journée, synonyme de convivialité et de partage... les grandes tranches généreuses, c’est irrésistible pour satisfaire toutes les envies du quotidien... seul Harrys sait vraiment ce qu’est un american sandwich...!!!

    Je me disais, écoutant nos deux pros de la com non pas discuter d’un quelconque sujet mais clabauder de manière irrésistible sur les ondes d’une radio de service public (dès que les attentats s’éloignent de quelques jours et retombent dans la vague rumeur d’un océan mélodieux), je me disais que la rhétorique utilisée par ces deux polichinelles ressemblait beaucoup à celle de Roger-Martin Courtial des Pereires, l’inénarrable inventeur exubérant, auteur d’un surprenant «Tout ce qu’il faut pour se mettre en ménage», amateur d’ascensions en montgolfière, individu enthousiaste, exalté et bouillonnant qui aurait, par conviction, «fait passer toute la foudre entière dans le petit trou d’une aiguille» et que le monstre nommé Céline (en littérature) a mis en scène dans «Mort à crédit» qui parut, en 1936, aux Editions Denoël, livre terriblement drôle, carnavalesque et grand-guignolesque dans lequel un ado fourre son nez, avec quelle volupté, dans la grise existence quotidienne des adultes, ce que les lecteurs de cette époque n’ont guère pardonné au Docteur Destouches.

  • Où en est la littérature romande

    Par Pierre Béguin

    Sous ce titre à la tournure interrogative, je viens de lire un article que je ne résiste pas à recopier ci-après:

    «Il n’y a pas de littérature helvétique. Il y a des littératures suisses de langues différentes. Tous les efforts faits pour créer de toutes pièces une littérature helvétique sont, heureusement, voués à l’échec. Ceci ne signifie nullement que l’esprit suisse soit absent de nos littératures nationales. Chercher, par curiosité et par goût plus que par patriotisme, à connaître et à apprécier les diverses expressions littéraires de notre pays contribue sans doute à maintenir l’union et la compréhension entre les régions de la Confédération. Ainsi, tout ce qui favorise les échanges culturels entre les Suisses alémaniques, romands, tessinois et romanches doit-il être encouragé. On prétend qu’outre-Sarine on témoigne plus d’intérêt à la vie culturelle des minorités que ces dernières n’en manifesteraient à l’égard de celle de la Suisse alémanique. La démonstration n’en a pas été faite.

    Qu’en est-il ici en Suisse romande? Nous savons par les comptes rendus des séances tenues par les groupements d’écrivains et par des articles de journaux que les auteurs romands se plaignent. Connaissez-vous un temps où ils ne se plaignaient pas? Relisez donc un Monnier, un Rod, un Olivier, un Rambert, un Godet, un Ramuz, un Paul Budry… Si les raisons de se plaindre peuvent se modifier, les causes varient peu. Mais c’est aussi une curieuse déformation des écrivains que de se lamenter! Le public n’aime pas cela. Et croyez-vous vraiment que la situation des écrivains soit meilleure à Berne, Paris, Berlin ou Londres?

    On doit constater d’emblée que des causes naturelles compromettent le succès de nos auteurs ou, plus simplement, ralentissent leur activité littéraire. Fait-il en rappeler quelques-unes? L’étroitesse de la Suisse romande dont la population atteint celle d’un quartier de Paris. Le compartimentage excessif maintenu pas un cantonalisme ou un régionalisme qui élèvent des barrières entre des villes séparées par quelques dizaines de kilomètres seulement les unes des autres! L’importance donnée au «matériel», c’est-à-dire à la vie économique, industrielle ou agricole, à la scolarité considérée comme une fin en soi et non pas comme un moyen d ‘aborder des questions intellectuelles ou artistiques. La concurrence inévitable, et indispensable, de la production littéraire parisienne, production qui détermine non seulement la formation mais aussi les goûts des lecteurs romands.

    La méfiance du public, des autorités, des intellectuels à l’égard des œuvres de nos auteurs provient aussi de diverses causes: la crainte de se tromper dans son jugement, du peu de prestige qui entoure un écrivain se rendant à son travail – car il exerce forcément un autre travail – et qu’on peut rencontrer chaque jour dans la rue, à la condescendance qu’on se témoigne un peu bêtement d’un canton à l’autre, à un certain régionalisme littéraire qui manque d’attrait dès qu’il en est exporté…

    Pourtant, sans fausse honte, sans vanité et aussi sans complexe d’infériorité, nous pouvons admettre que, proportionnellement, la Suisse romande compte autant de talents véritables que la France, l’Italie ou la Suède; autant certes, mais pas davantage! Cependant, en Suisse, pays de la qualité et de l’exigence, et en Suisse romande en particulier, ce n’est pas assez d’avoir du talent: ayez donc du génie et, peut-être – car ce n’est pas certain –, quelques grands seigneurs intellectuels daigneront le reconnaître, tout en décelant avec joie ses faiblesses. Il faut bien voir en face aussi les difficultés évidentes qu’ont les auteurs romands à se faire connaître. L’édition romande est prospère pour autant qu’elle publie des livres d’art ou des ouvrages de luxe. Mais la littérature dite d’imagination n’est pas rentable. Ceux qui écrivent des romans ou des nouvelles – n’évoquons même pas la poésie! – ne savent guère où les placer.

    Pour autant, on doit reconnaître que la production littéraire romande contemporaine est d’une qualité singulière. Des jeunes écrivains, dont quelques femmes, se sont joints à l’écurie qui comporte les noms d’auteurs chevronnés, achevant leur carrière, et d’auteurs en pleine possession de leur métier et qui connaissent aujourd’hui la vogue, voire la renommée. Car il est trop simpliste de prétendre que le succès va toujours à qui ne le mérite pas…»

    Quel intérêt? me direz-vous, rien de nouveau! Justement, l’intérêt vient du fait qu’il n’y a rien de nouveau: cet article est paru dans La Tribune de Genève du 29 juin 1958 – il y a donc 58 ans – sous la signature de Jacques-Etienne Chable. Quoi que… L’article contient tout de même une véritable information, il souligne quelque chose qui a vraiment changé: de nos jours, allez trouver dans La Tribune de Genève une moitié de page consacrée à la littérature romande!

  • L'étrange tournant

    par antonin moeri

     

    La manière que choisit Ludwig Hohl (dans «Die Seltsame Wendung») de raconter l’histoire d’un peintre sans le sou est idéale. Un narrateur externe suit le personnage dans ses déplacements et ses errances, il le suit de si près qu’il perçoit très exactement ce que le peintre voit, entend, ce qu’il ressent, ce qu’il pense, l’effet de l’alcool sur sa personne à la poursuite de moments extatiques. La manière de raconter laisse une large place à l’étonnement, ce qui est la qualité du philosophe (selon Schopenhauer que Hohl lisait dans la fièvre). Ainsi le lecteur est-il tout à coup placé devant une terrasse de Montparnasse et on l’invite à suivre du regard le peintre en quête d’argent ou de nourriture, prenant place à côté de gens qu’il connaît à peine et dont il voudrait soutirer quelques piécettes. Le lecteur est tout à coup transporté dans un commissariat où le peintre reçoit de violents coups de poing dans la figure. Les mots les plus simples utilisés par Hohl ont une telle efficace (c’est une écriture à l’os, ce n’est pas le langage pion avec effets de manches et pauvreté syntaxique) que le lecteur ressent l’effet des coups de poing sur la figure, le sang qui coule, il se voit marcher dans les couloirs sombres du commissariat pour aller récupérer ses affaires qui l’attendent dans une boîte en carton. C’est cette écriture à l’os que j’aime chez Hohl. L’obsession du détail et de la nuance confère à son entreprise une dimension cinématographique alors même que le nerf de la langue allemande (que Hohl triture, fouette et travaille) ne permet pas l’habituelle narration cinématographique avec personnages sympas ou méchants, rebondissements, psychologie de kiosque, quête de la vérité... Ce serait alors d’un cinéma très, très particulier qu’il faudrait parler. Exemple de cette écriture elliptique au possible: «Voilà la terrasse, elle est pleine, dix heures du soir, ce n’est pas encore l’été. Une centaine de personnes peut-être sont assises là». Comment le cinéma pourrait-il rendre le «ce n’est pas encore l’été» ou bien le «peut-être» qui relativise l’assertion précédente???

     

    Texte inédit

  • Soufflé, Quentin Mouron !

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    par Jean-Michel Olivier

    Quentin Mouron est un écrivain qui ne manque pas de souffle. Nous l'avions remarqué avec son premier livre, Au point d'effusion des égouts*, son meilleur livre, un road trip à travers les Etats-Unis à la fois haletant et surprenant, publié par l'excellent Olivier Morattel. Depuis, il y a eu trois autres livres, moins percutants, mais où le souffle de Mouron était encore présent. 
    Dans son dernier roman, L'Âge de l'héroïne**, tout commence en fanfare. Dans le premier chapitre, qui se passe à Vienne, une libraire haute en couleur et spécialiste en livres anciens, se fait sodomiser (!), puis assassiner sauvagement. Unknown.jpegLe décor du polar est planté. Et le lecteur est impatient d'en savoir plus sur cette curieuse libraire, sur les bibliophiles qui fréquentent sa librairie et sur les mobiles de son assassin. L'enquête peut commencer…

    C'est alors, étrangement, que l'on se retrouve en Amérique, dans une atmosphère glauque et marginale à souhait, où l'on boit (de la Budweiser), où l'on suiffe (de la coke) et où l'on joue du flingue. C'est le monde des dealers. Pourquoi pas ? Sinon que les nouveaux protagonistes du roman n'ont aucune consistance (Leah, pourtant, avait un fort potentiel), que l'intrigue est cousue de fil blanc et que l'on oublie totalement le crime commis dans le deuxième chapitre (et cette singulière libraire)…

    Tout à coup, le soufflé retombe. Et c'est dommage, bien sûr. Car Mouron a une « patte », du style, des citations bien senties. Mais on dirait que son roman, soudain, ne l'intéresse plus. Ou plutôt qu'il n'y croit plus. Il l'avoue d'ailleurs lui-même : « Je sens en moi la farce s'insinuer à mesure que ma parole se vide. » On n'est plus dans le roman (ou le polar), mais dans une parodie de roman (ou de pseudo-polar). Bref, on sort de cette lecture un peu déçu et irrité. Déçu parce que le livre ne tient pas ses promesses. Et irrité parce que Mouron, qui est un écrivain prometteur, se contente ici du service minimum.

    * Quentin Mouron, Au point d'effusion des égouts, Olivier Morattel éditeur, 2011.

    ** Quenton Mouron, L'Âge de l'héroïne, La Grande Ourse, Paris, 2016.