L'étrange tournant (03/07/2016)

par antonin moeri

 

La manière que choisit Ludwig Hohl (dans «Die Seltsame Wendung») de raconter l’histoire d’un peintre sans le sou est idéale. Un narrateur externe suit le personnage dans ses déplacements et ses errances, il le suit de si près qu’il perçoit très exactement ce que le peintre voit, entend, ce qu’il ressent, ce qu’il pense, l’effet de l’alcool sur sa personne à la poursuite de moments extatiques. La manière de raconter laisse une large place à l’étonnement, ce qui est la qualité du philosophe (selon Schopenhauer que Hohl lisait dans la fièvre). Ainsi le lecteur est-il tout à coup placé devant une terrasse de Montparnasse et on l’invite à suivre du regard le peintre en quête d’argent ou de nourriture, prenant place à côté de gens qu’il connaît à peine et dont il voudrait soutirer quelques piécettes. Le lecteur est tout à coup transporté dans un commissariat où le peintre reçoit de violents coups de poing dans la figure. Les mots les plus simples utilisés par Hohl ont une telle efficace (c’est une écriture à l’os, ce n’est pas le langage pion avec effets de manches et pauvreté syntaxique) que le lecteur ressent l’effet des coups de poing sur la figure, le sang qui coule, il se voit marcher dans les couloirs sombres du commissariat pour aller récupérer ses affaires qui l’attendent dans une boîte en carton. C’est cette écriture à l’os que j’aime chez Hohl. L’obsession du détail et de la nuance confère à son entreprise une dimension cinématographique alors même que le nerf de la langue allemande (que Hohl triture, fouette et travaille) ne permet pas l’habituelle narration cinématographique avec personnages sympas ou méchants, rebondissements, psychologie de kiosque, quête de la vérité... Ce serait alors d’un cinéma très, très particulier qu’il faudrait parler. Exemple de cette écriture elliptique au possible: «Voilà la terrasse, elle est pleine, dix heures du soir, ce n’est pas encore l’été. Une centaine de personnes peut-être sont assises là». Comment le cinéma pourrait-il rendre le «ce n’est pas encore l’été» ou bien le «peut-être» qui relativise l’assertion précédente???

 

Texte inédit

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