La malédiction de Cassandre (02/05/2010)

Par Pierre Béguin

cassandre[1].jpg«Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en peut expliquer notre philosophie»

dit Hamlet à son ami et confident, insinuant par là que l’univers est si complexe et si varié qu’il ne peut être réduit à une doctrine philosophique. Mais ce que ne peut la philosophie, la littérature le peut: englober le ciel et la terre, tenir – comme le poète de Victor Hugo (dont Shakespeare devient le symbole) – «le monde tout entier à travers son crible». De fait, il n’existe aucune interrogation, aucune énigme, aucune réflexion dont la littérature ne se soit emparée et pour lesquelles elle n’ait avancé d’hypothèses, de réponses ou d’explications. Tout a été dit. Pour autant rien n’a été vraiment entendu. Et ce que les yeux ont lu, les oreilles ont entendu, le cerveau ne l’a pas enregistré, le cœur ne l’a pas capté. Car la littérature est l’éternelle victime de la malédiction de Cassandre: le refus d’entendre des lecteurs.

Cassandre, fille de Priam et d’Hécube, oubliée (avec son frère Hélénos) par ses parents dans le temple d’Apollon et léchée aux oreilles pendant son sommeil par des serpents, acquiert ainsi le don de prophétie. D’autres prétendent qu’Apollon, amoureux de sa beauté, lui offrit pour la séduire ce don merveilleux. Cassandre accepta mais, après l’avoir possédée, le dieu exigea un dernier baiser que la belle refusa. Apollon alors lui cracha dans la bouche, s’assurant par ce geste que personne, désormais, ne la croirait. Ni l’avertissement aux Troyens, ni celui à Pâris, ni la prédiction du fameux cheval, ni même les suppliques à Agamemnon ne seront entendus. Pire, on se moque d’elle, on la prend pour une folle, on la fuit. Cassandre n’en renonce pas moins à ses avertissements car elle sait que sa responsabilité n’est pas de convaincre mais de dire. Seulement de dire. «Mon grec est clair et pourtant nul ne le croit», s’exclame-t-elle; à quoi répond le chœur: «Tous les oracles parlent grec, et tous sont obscurs». 

Telle est la fonction de la littérature, tel est son langage, telle est sa malédiction. Comme l’oracle, le poète, s’il se sert d’un langage partagé, le «travaille» si intensément que, dans sa forme aboutie, il paraît obscur à ses lecteurs et résiste à toute clarification sommaire. Sa grande richesse est aussi sa malédiction: la littérature n’est pas dogme, et si elle énonce des vérités elle n’offre pas de réponse définitive, elle n’impose aucun postulat ou point de vue, elle ne se réduit pas à de simples théories ou slogans, elle ne relève pas du prêt-à-porter ou de l’utilitaire. Elle ne rassure pas, elle inquiète. Ce qui la condamne, comme Cassandre, au déclin dans une époque qui préfère la sécurité lénifiante des autoroutes de la pensée à l’originalité aventureuse des chemins de traverse.

Combien de fois l’Histoire a-t-elle craché dans la bouche de Cassandre? Combien de tyrans ont réduit au silence la fille de Priam par la censure ou par d’emblématiques autodafés de livres «dégénérés» dont l’apothéose fut concrétisée en Allemagne le 10 mai 1933? Combien de gouvernements ont répété la parole d’exclusion de Platon (celle de Socrate) qui, dans sa définition de la société, nie toute place à l’imagination littéraire parce qu’elle ne conduit pas à la réalisation concrète d’un Etat parfaitement organisé, parce qu’elle ne construit pas l’objet réel mais des fantômes qui usurpent la place de ce qui est réel: «Nous ne pouvons admettre dans nos cités nulle autre poésie que les hymnes consacrés aux dieux et les louanges des hommes vertueux. Car si vous accordez le droit d’entrée à la suave Muse lyrique ou épique, le plaisir et la douleur régneront dans votre cité au lieu de la loi et de ce qui se sera de temps à autre imposé à la raison de tous comme étant le meilleur». En d’autres termes, si lois et règlements règnent sur la cité au nom de l’efficacité, au nom de l’efficacité il ne peut y avoir de place pour la poésie. Le souci de Platon n’est donc pas que Cassandre soit maudite, mais que sa malédiction ne soit pas effective et que, en dépit du geste d’Apollon, des lecteurs puissent accorder foi à ses paroles.

Autre temps. Point de tout cela dans nos cités modernes. Dans celle de Calvin comme dans d’autres, on dresse même annuellement un temple à la gloire de Cassandre. Mais c’est à sa malédiction que je songeais en parcourant les allées du Salon du Livre, comme je le fais depuis plus de vingt ans, tiraillé entre les deux sentiments contradictoires qui m’habitent immanquablement en pareille circonstance: une vague sensation d’écœurement due à la rencontre subite de notre propre finitude avec l’infini de la culture – ce que Paul Valéry nommait judicieusement «le malaise du grand nombre» – et l’excitation de côtoyer Cassandre et sa profondeur visionnaire. Mais où est-elle, cette Cassandre? Transformée en peau de chagrin, reléguée dans les ruelles périphériques de la Culture, muselée par l’animation vaine et bruyante de son souk médiatique et les divertissements les plus bigarrés, elle a perdu tout droit de cité, bannie aussi sûrement de la République qu’elle le fut par Platon. Exilée dans son propre temple! On ne se moque plus d’elle, on ne la prend plus pour une folle, on ne la fuit plus, on l’ignore. Et cette forme douce d’exclusion est plus efficace encore que tous les autodafés. Sans en avoir l’air, avec une apparente civilité, sous le prétexte de faire entendre ses prophéties, les organisateurs du Salon du Livre, répétant le geste d’Apollon, ont une fois encore craché dans la bouche de Cassandre…

 

09:50 | Lien permanent | Commentaires (7)