L'écriture ou la vie I (09/05/2010)

Par Pierre Béguin

butor[1].jpgJe ne devais guère avoir plus de 20 ans quand j’ai lu L’Emploi du temps de Michel Butor. Un passage a marqué ma relation avec l’écriture. On se souvient que le roman met en scène un personnage – Jacques Revel – fraîchement arrivé dans une ville imaginaire (Bleston) où il est chargé de la correspondance avec la France aux établissements Matthews & Sons. Envahi d’un insidieux malaise, et pour lever la gêne qui l’absorbe, il se met à retracer son parcours en consignant tous les événements vécus. Mais rédiger dans leurs détails ces différents épisodes, et surtout ceux qui lui ont paru sur le moment insignifiants mais dont il soupçonne par là-même l’importance a posteriori, lui prend du temps. Beaucoup de temps. Si bien que, pendant qu’il court vainement après le passé, le présent lui échappe. La vie se poursuit sans lui, hors de son espace temps rédactionnel. Ainsi, sa voisine, dont il est amoureux, s’en va avec un type qui, lui, ne passe pas son temps à consigner son emploi du temps.

Pour mes 20 ans, cette séquence avait quelque chose d’insupportable: quoi que l’écriture nous fasse gagner, rien ne justifie qu’elle nous fasse perdre une femme, une aventure, une rencontre. Vivre ou écrire, il fallait choisir au moment où je venais de terminer un premier roman, raté qui plus est. J’ai hésité encore pendant cinq ans. Le choix s’est opéré tout seul alors que j’observais, à New York, le ferry, frappé sur ses flancs de l’inscription Manhattan Transfer, traverser l’estuaire de l’Hudson. J’entamai alors 14 mois de «bourlingage» qui devaient me mener de la Californie à l’Argentine et j’avais décidé de tenir quotidiennement un journal de bord. La toute première phrase de ce journal, précisément, décrivait le ferry en train de traverser l’estuaire. Je réalisai tout à coup que, non seulement le fait d’écrire mes impressions de New York m’empêchait de vivre la réalité new yorkaise, mais surtout que ce que je choisissais de consigner dans mon journal m’était entièrement dicté par mes références littéraires. Si mon regard avait accroché l’inscription Manhattan Transfer et non autre chose, c’était uniquement en souvenir du roman de John Dos Passos. Une cure s’imposait! Il me fallait de toute urgence, pour vivre mon voyage, désintoxiquer mon regard de toutes références littéraires. Quelque chose d’autre existait auquel la lecture et l’écriture m’empêchaient de goûter, voire de comprendre (on se souviendra à ce propos de la célèbre note de Louis XVI dans son journal le jour de la prise de la Bastille: «Rien»). Mon journal de bord s’est donc arrêté à sa première phrase décrivant le ferry sur l’Hudson river. Alors, résolument inscrit dans l’instant, entièrement disponible à l’aventure et aux aventures, j’ai vécu intensément mes pérégrinations… et les quinze années qui les ont suivies, loin de toute velléité d’écriture. Depuis, et pour ces raisons même, toutes mes tentatives de tenir un journal ont très vite tourné à l’échec retentissant.

Ces souvenirs remontent à ma conscience en lisant le titre du livre que je viens de placer sur ma table de chevet: le premier tome des mémoires de Gabriel Garcia Marquez (paru en 2002) Vivir para contarla. Un titre qui définit une posture radicale de l’écrivain par laquelle il fait de sa vie un moyen subordonné à un objectif absolu et impérialiste. La vie est strictement réduite au service de l’écriture, l’œuvre devenant l’unique justification d’un itinéraire entièrement déterminé par sa finalité. Comme le précise le romancier Edouard, miroir de Gide, dans les Faux-Monnayeurs, à propos de son journal: «Il ne m’arrive rien que je n’y verse, et que je ne veuille y faire entrer: ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la mienne…» De là à ne vivre que ce qui peut-être utile au projet littéraire et à occulter tout le reste… Comme ces professionnels de l’écriture dont la vie se résume et se consume dans l’écriture même et qui n’ont d’autre biographie que celle de leurs textes. Non merci!

Flaubert donnait comme condition à l’entrée en écriture – «cette marotte» disait-il – qu’il fallait être «aussi mort que possible». Sous-entendu aussi mort que possible à l’existence, pour le moins l’existence bourgeoise avec son cortège d’étapes obligées (mariage, enfants, profession, etc.). Vivre ou écrire. Et si j’ai toujours manifesté une préférence pour les auteurs qui essayent – vainement – de réconcilier vie et écriture, je dois bien admettre que c’est dans ce renoncement, cette ascèse qu’est fondamentalement l’acte d’écrire, que l’écrivain est contraint de chercher le bonheur diabolique et le malheur rayonnant qui lui sont consubstantiels.

A suivre

 

 

 

 

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