cactus de bureau (08/06/2010)

 

par votre serviteur antonin moeri

 

 

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L’entreprise s’est imposée comme le mythe du XXI ème siècle. Pas de salut hors d’elle, au point où les responsables scolaires l’ont prise comme modèle d’organisation, ou plutôt, de réorganisation de l’école publique. Faire émerger un homme nouveau en agissant sur son système nerveux est désormais l’objectif premier, et ce dès la maternelle. Cet esprit d’entreprise (“Réunissez votre équipe et donnez-lui la rage au ventre!”) se fait sentir dans toutes les couches de la population et génère une littérature de plus en plus vaste, que ce soient des bandes dessinées (Scott Adams), des essais (Boltanski, Christophe Dejours, J-P Le Goff) ou des romans (Salvaing, Laurent, Beigbeder, Houellebecq). Le ton adopté par Corinne Maier, sa truculence, son sens de la dérision, sa rage de voir partout triompher H.E.C. (Homo economicus cretinus) nous font ranger son livre sur le rayon des pamphlets.

“Bonjour paresse” n’est pas écrit par une prof, une journaliste ou une philosophe mais par une économiste salariée dans une entreprise tentaculaire (E.D.F.) qui répond aux désirs et besoins de quarante millions de clients dans le monde. Sa pratique offre un angle de vision particulier pour saisir la brutalité, la haine, la violence et la misère symbolique qui règnent désormais dans l’Ordre de la Firme. Violence exercée, au nom du Bien, par tous ces petits chefs ternes et serviles qui montent les gens les uns contre les autres, poussent leurs collègues à la dépression nerveuse, font craquer les plus âgés, se mettent à la place des autres, analysent leurs mécanismes mentaux pour mieux les soumettre à la dure loi du sourire de connivence, pour qu’ils donnent leur temps sans compter, qu’ils adhèrent à la règle du jeu, qu’ils ne croient pas à ce qu’ils font, qu’ils acceptent sans broncher d’être traités comme des chiens.

Le rêve d’avoir un travail chargé de sens est difficilement réalisable mais Corinne Maier propose au lecteur un cadre de pensée alternatif: conformez-vous sagement au modèle promu par votre hiérarchie, apprenez à reconnaître ceux qui, comme vous, doutent d’un système érigé en dogme, auquel il ne sert à rien de s’opposer. En d’autres termes, elle nous suggère d’adopter la posture du cactus de bureau, le cactus de bureau magnifiquement mis en scène par Melville dans Bartleby, ce texte d’une fraîcheur gogolienne que tous les cadres du monde devraient lire attentivement avant d’aller se coucher. “Je préfère ne pas...” répète sans cesse Bartleby, ce suiveur soumis qui ne sait pas se vendre ni créer un réseau, qui veut bien accomplir des tâches, trier des papiers, classer des circulaires, copier des actes, mais qui refuse obstinément de “savoir être” dans l’environnement lisse du bureau.

C’est, en effet, au niveau du “savoir être” et des apparences que tout se joue désormais. Si l’ambiance est permissive dans les entreprises, la convivialité et le tutoiement de rigueur, c’est pour promouvoir la cohérence du groupe, pour créer artificiellement la grande famille où “la séduction compte davantage que la production”. Or la séduction n’est pas compatible avec l’ironie qui suppose la distance, la rêverie, le repli, la franchise, la critique, le jugement de valeur et le rire, qui inspire immédiatement la méfiance et vous pointe comme une victime toute désignée. Dans son pamphlet, Corinne Maier suggère de ne pas nous laisser gagner par la rhétorique de la peur et de mieux scruter les réalisations de l’Empire du Bien.

Corinne Maier: Bonjour paresse. Michalon, 2004

 

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