Grisélidis, reine et noire
Par Alain Bagnoud
Grisélidis Réal, on s’en souvient peut-être, avait voulu être enterrée au Cimetière des rois, havre post-mortem genevois réservé aux personnalités. Elle convoitait ce champ du repos autant pour « faire avancer la cause », comme elle disait, que pour « les emmerder ». Comme elle disait aussi.
La cause, c’était la prostitution. Elle demandait qu’on considère le tapin comme un véritable métier. Quant à ceux qu’il fallait emmerder, c’étaient bien entendu les bourgeois, les bien-pensants.
Affaire réussie, en tout cas dans son deuxième volet. On se souvient des piaillements de protestation, venus autant de la droite que de la gauche, des féministes que des conservateurs (voir notamment ici).
Cette révolte de Grisélidis Réal, qui l’a soutenue toute sa vie, éclate magistralement dès son premier livre: Le noir est une couleur. Le plus fort de ses textes, peut-être, qu’il est urgent de lire ou relire en cette époque politiquement correcte.
C’est une autobiographie. En 1959, Grisélidis fuit la Suisse avec ses deux enfants et un amant noir qu’elle a eu grand peine à arracher à un hôpital psychiatrique. En Allemagne, elle connaît la misère absolue, est battue par son galant, et finit, sur sa suggestion, par se prostituer pour gagner quelques marks et faire vivre sa famille au jour le jour. Elle erre d’abord dans la rue, puis se retrouve dans un bordel.
Ce serait pathétique s’il n’y avait la force, la rébellion, l’insoumission absolue de Grisélidis, attirée spontanément par ceux que la société exclut et condamne. Les gitans, dont elle rejoint un camp, qui lui donnent une roulotte, dont elle se sent faire partie de la famille. Les noirs, ses amants de prédilection, ostracisés par le racisme des années 50-60. Les putains, dont elle assume avec flamboyance de faire partie. Les trafiquants de drogue qu’elle rejoint, prenant des risques énormes pour aller acheter de la marijuana et du hachich arrosé d’opium au Maroc.
L’introduction clandestine de cette marchandise en Allemagne lui vaudra l’expulsion du pays et la perte de son grand amour, un soldat américain noir appelé Rodwell, qu’elle a rencontré près de ces bases américaines. Quinze ans après la guerre, elle occupaient encore l’Allemagne et fournissaient à Grisélidis une grande partie de ses clients.
On voit que dans le récit, il y a de l’histoire, et quelques anecdotes croustillantes. Mais autant que le témoignage sincère et revendicateur, ce qui fait la force du livre, dérangeant et superbe, écrit dans un langage vigoureux et lyrique, c’est la puissance vitale de son auteur. Sa tendance à revendiquer ce qui lui arrive, à l’assumer, à ne pas vouloir être victime, mais protagoniste de sa propre histoire.
Grisélidis Réal, Le noir est une couleur, Balland 1974
Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud
Commentaires
Merci de ce billet et de ce rappel...à la mémoire d'une sainte femme qui a assumé sa condition humaine jusqu'au bout.
J'ai rencontré cette merveilleuse personne par 2 fois, elle est entérée à quelques mètres de Borgès, c'est peutêtre un hasard, j'espère qu'ils passent du bon temps, avec leur ami François Simon leur voisin!
3 belles personnes au cimetière des Rois!
Ils doivent avoir beaucoup plus de sujets de conversation François Simon et elle qu'avec Borgès.
Non cher @Gourdié Borgès était sans doute aussi un coquain, sa tombe esrt un peu triste, mais Mugny s'en fout il n'est plus maire, dans les rues Basses il passe à côté des joueurs de bonneteau sans rien voir!