Chateaubriand et Napoléon
Par Alain Bagnoud
Dans les Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand use de plusieurs moyens pour dévaloriser le jeune Bonaparte, l'ennemi, celui à qui il s'est opposé politiquement toute sa vie, celui aussi dont la réputation lui fait de l'ombre.
Premier argument: Napoléon n'est pas français. Une question de dates. Wikipédia par exemple fixe la naissance du futur empereur au 15 août 1769. C'est faux, dit Chateaubriand. Il se base sur une brochure de M. Eckart et sur la preuve suivante: l'acte de célébration du mariage de Bonaparte et Joséphine porte la date du 5 février 1768, d'après l'acte de naissance délivré par l'officier civil. Napoléon a fait disparaître ce document en 1810, lorsqu'il s'est remarié. Le fait est consigné par l'officier civil.
Qu'est-ce que ça change? Eh bien, né en 68, Napoléon n'est pas français puisque la Corse appartenait encore à l'Italie.
Deuxième argument: non content de ne pas être un d'eux, Napoléon détestait les Français. Il a milité d'abord pour l'indépendance de la Corse, et ce n'est qu'en voyant qu'il pouvait se servir des continentaux qu'il a changé son fusil d'épaule. Mais il les a toujours considéré comme des étrangers. « Cette phrase lui échappait: - Vous autres Français! »
Troisième argument: les Buonaparte sont une famille noble, et c'est même à cause de ça que Napoléon a été nommé capitaine d'artillerie par Louis XVI. Cette affirmation-là vise à prouver deux choses. D'abord que le Corse était un traître à sa caste, sans honneur – contrairement à Chateaubriand à qui on ne peut en tout pas pas reprocher ça. Ensuite qu'il a confisqué une révolution populaire dont il était l'ennemi naturel à son profit.
Sans cesse, l'écrivain trace un portrait de Napoléon en monstre. C'est-à-dire à proprement parler quelqu'un à qui ne s'appliquent pas les normes usuelles.
Son orgueil est incommensurable, son ambition infinie. Il ne se préoccupe pas de durer, de construire mais seulement de conquérir. Ce qu'il édifie, il le bouleverse presque immédiatement, changeant les alliances, les règles, les souverains à sa guise. Exemple frappant: son retour lors des Cent-jours est condamné d'avance et il le sait: les forces coalisées ne sont pas encore dissoutes et lui doit reconstruire une armée. Mais le désir de conquête immédiate est plus fort que la raison.
Tout préoccupé de lui et de lui seul, il utilise la France, les Français, puis tous les peuples de l'Europe comme des instruments. Les souffrances des civils et des soldats le laissent insensible, quand il ne montre pas une schadenfreude bien inquiétante.
La réputation d'humanité du petit caporal et ses soucis proclamés du soldat? De la propagande et de la démagogie. Contrairement ce qu'affirme le tableau de Gros par exemple, aucun contact n'a e lieu avec les pestiférés de Jaffa. Il n'a pas hésité à mitrailler la foule ou à ordonner des exécutions de masse de prisonniers.
Bien pire pour sa légende: très courageux sur les champs de bataille où il se pensait protégé par la destinée, Napoléon se montre pleutre quand il doit affronter personnellement des dangers. On le voit quand il traverse les rangs des Français hostiles lors de sa première abdication.
Et le positif? Parce que quand même, notre auteur doit lui reconnaître quelque chose! Oui: c'est un organisateur habile, un codificateur correct, un travailleur acharné, et surtout un général de génie, stratège et improvisateur, qui supplante tout le monde.
Mais (Chateaubriand n'a garde de l'oublier), un piètre écrivain!
Rêvant de triompher dans les lettres comme Hitler dans la peinture, Bonaparte a voulu faire une carrière littéraire (entre 1784 et 1793) et il a lamentablement échoué.
Et surtout, François-René maîtrisait mieux l'orthographe...
Commentaires
Tolstoï fait de Napoléon un simple bouffon, une coque vide...
Dans La Guerre et la Paix. La théorie de Tostoï, si je me souviens bien, est que les grands hommes se contentent de suivre la foule en prétendant qu'ils sont responsables de ses mouvements. C'est une manière de diminuer l'importance de Napoléon et de ne pas lui attribuer ses victoires contre la Russie, que les soldats français, d'après Tolstoï, ont remportées grâce à leur enthousiasme post-révolutionnaire.
Toujours très partial, ce Chateaubriand :)