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Ça nous amuse - Page 2

  • Apologue chilien

    Par Pierre Béguin

    De Viña del Mar,vina[1].jpg le bus nous a déposés à Reñaca, le long de la plage bordée de bougainvillées violettes. Face à la mer, les maisons semblent se cacher. On n’en voit que les grilles et une partie du toit. C’est pour ça qu’elles font rêver, seulement pour ça, parce qu’on ne les voit pas. Nous avons marché encore, longtemps, bien plus loin que la plage, où les falaises tombent à pic dans l’eau comme un rideau brodé d’oiseaux que la mer agresse en assauts violents et incessants.

    C’est là qu’elle se dresse, cette étrange bâtisse. Sorte de construction peslagienne, enchevêtrement de murs, de galeries, d’escaliers, de décrochements. Ensemble anarchique plus que baroque. Des tours greffées comme des excroissances, comme des symptômes d'une maladie qui rongerait ces vieux murs gris où se dessinent quelques lézardes. On eût dit qu'elle s'était déréglée, emportée par sa folie. Doña Loren l'examine d'un air songeur.

    — On raconte des choses sur cette maison... C'est un étranger, un Européen, comme vous, qui l'a fait bâtir. Ça ne pouvait être qu’un Européen, d’ailleurs, vous allez comprendre… Au début, la maison était une construction normale, comme toutes les autres, ici. Un jour, une vieille chiromancienne de Santiago lui a prédit qu'il mourrait dès que sa maison serait achevée. Alors l'homme s'est mis à boire, du pisco, de la vaina, dans les cafés de l'Avenida Valparaíso. Il a décidé qu'elle ne serait jamais terminée, cette demeure, qu'il y aurait toujours un mur, une tour, une terrasse, un toit à construire ou à détruire. On se moquait de lui ici, parce que sa maison devenait ridicule, et ivre, comme lui, comme son existence! C'est son fils qui a décidé d'arrêter cette mascarade, parce que la folie de son père lui retombait dessus. On disait ici: «c'est le fils du fou!» Un jour que son père était parti, il a prévenu les ouvriers qu'ils ne devaient plus revenir. C'est pour ça qu'il y a encore cette tour, vous voyez, sur le coin gauche...

    Elle s'interrompt un instant pour me désigner du doigt la charpente fissurée d'une tour inachevée. Puis elle laisse tomber brusquement :

    — L'histoire raconte que le lendemain, l'homme est mort, subitement, sans raison, exactement selon la prédiction de la chiromancienne!

    Je la regarde, songeur. Elle conserve sur son visage la gravité et le mystère qu'elle avait dans la voix en me racontant cette histoire. Une voix qui résonnait dans la paresse du vent et la monotonie du soleil couchant comme le son d'un violoncelle. A mon air dubitatif, elle se fend alors d'un large sourire:

    — Il faut dire que l'étranger, au moment de mourir, il avait 85 ans!

    Elle savoure un instant l’effet de sa chute par un bref éclat de rire, avant de reprendre très sérieusement:

    — Le fils, lui, il ne s'est jamais remis de la mort du père. Il se croyait responsable. Alors il a quitté le pays, laissant la maison comme ça, à l'abandon. Certains prétendent qu'il a mis fin à ses jours...

    D'un accord tacite, nous rebroussons chemin, laissant le bruyant silence du temps emporter dans son souffle la folie de ces murs. Au pied de la falaise, on entend toujours la mer s'énerver contre les rochers.

     

  • Avatar

    Par Pierre Béguin

     gautier.jpg

    Non! Il ne s’agit pas ici du titre du célèbre film de James Cameron mais de celui d’une nouvelle de Théophile Gautier. Une nouvelle – je l’avoue – dont je n’eusse jamais parlé si le film éponyme ne battait pas tous les records d’affluence. J’espère ainsi lâchement profiter de cette confusion pour attirer sur Blogres de nouveaux visiteurs et faire exploser les statistiques afin d’améliorer notre dernier classement indigne dans la liste des meilleurs blogs de la Tribune. Comme Méphistophélès attire Faust en lui faisant voir l’image d’Hélène dans le miroir magique. C’est d’ailleurs par cette comparaison que Gautier annonce le piège par lequel le docteur Balthazar Cherbonneau attire le comte Olaf Labinski pour procéder, au moyen d’un baquet mesmérique, au transfuge de son âme. Car avatar, rappelons-le, c’est d’abord l’appellation donnée à chacune des incarnations de Vishnu. Et, par extension, au transfuge des âmes dans un corps étranger, opération sur laquelle repose conjointement la trame du film de James Cameron et celle du récit fantastique de Théophile Gautier. Les comparaisons ne s’arrêtent d’ailleurs pas là. Dans les deux cas, le héros souffre d’un mal que l’avatar doit guérir. La différence, on s’en doute, c’est que, dans le film, les multiples avatars permettent la renaissance du héros à un ordre nouveau où règnent bons sentiments et amour de l’autre, alors que, dans la nouvelle, ils aboutissent à sa mort.

    Mais quel est ce mal incurable qui mine lentement Octave de Saville et auquel les médecins n’entendent rien? Le mal du siècle. Le mal romantique. Clairement désigné comme une forme de mélancolie. Dans la nouvelle, le mot lui-même est associé au soleil noir de la célèbre gravure de Dürer. Par un curieux avatar en écho, la gravure et l’oxymore qui lui est attaché ont inspiré le poème «El Desdichado» de Nerval, un poème de Gautier et, plus tard, de Victor Hugo. De même, Octave est le masculin d’Octavie, personnage éponyme d’une nouvelle des Filles du feu, dans laquelle la mélancolie du narrateur, en proie à un chagrin d’amour inconsolable, se double de celle de la jeune fille poursuivie par la fatalité. Gautier et Nerval ne sont pas amis d’enfance, ils n’ont pas signé des articles d’une même main (G.G. pour Gérard Gautier) sans que leurs œuvres respectives n’opèrent entre elles quelques avatars.

    Donc, Octave de Saville est incurablement mélancolique à cause de son amour sans espoir pour la Comtesse Labinska. Incurablement, car la mélancolie, comme l’a très bien définie Freud, est le contraire du processus de deuil. Là où le sujet entreprend de se séparer de l’objet disparu, dans la mélancolie il lui est impossible de se détacher de l’objet perdu et de réinvestir ailleurs son énergie libérée, ce que finit par réussir le héros du film de James Cameron. Ayant le bonheur d’avoir réalisé l’impossible – la passion dans le mariage –, Prascovie Labinska ne parvient jamais à convaincre Octave de l’impossibilité de son amour. De désespoir, ce dernier consulte l’étrange docteur Cherbonneau – personnage type des récits fantastiques – qui lui propose de transfuser son âme dans le corps du comte Labinski, l’époux adoré de Prascovie, et celle du comte dans le sien. Le double avatar se déroule comme prévu. Sauf que la comtesse, très intuitive et éclairée par la force de l’amour, réalise la supercherie: elle reconnaît l’âme d’Octave dans le corps de son mari et refuse alors de se laisser approcher. Métamorphose inutile! L’étrange docteur Cherbonneau réitère donc l’opération en sens inverse. C’est là que tout se complique. Si le comte retrouve son âme, celle d’Octave s’envole et ne parvient plus à retrouver son corps originel. Diablerie du docteur? Sûrement. Car le Diable est le grand diviseur – en grec, «celui qui désunit». Ainsi, ultime avatar, Cherbonneau s’empresse de quitter son vieux corps pour venir animer le jeune corps d’Octave de Saville…

    L’homme ne peut se faire Dieu impunément. Octave n’est pas Zeus. On l’a compris, Avatar s’inscrit dans ces récits qui revisitent le mythe d’Amphitryon: Zeus, amoureux d’Alcmène, fidèle à son mari Amphitryon, prend l’apparence de l’époux adoré pour engendrer Héraclès. De même, Merlin permet à Uther de prendre les traits du Duc de Cornouailles pour posséder sa femme Igrayne et engendrer le futur Roi Arthur. De même, grâce au docteur Cherbonneau, Octave se métamorphose en mari de Prascovie pour se faire aimer de cette femme fidèle et pure. Mais, contrairement à Alcmène et Igrayne, Prascovie ne se laisse pas duper par les apparences et voit l’âme à travers le regard de l’amant passionné. Octave ne parvient pas à ses fins et en meurt. Pour les pauvres humains que nous sommes, le dédoublement est toujours catastrophique, comme ne cesse de le répéter la littérature romantique du XIXe siècle, avant que Freud ne conceptualise cette forme d’avatar sous le terme de schizophrénie.

    Au début du XXIe siècle, grâce à Hollywood, l’avatar est enfin couronné de succès. Il était temps!

     

  • Histoire de Madeleine

    Par Pierre Béguin

     

    Hiver 1894. Oasis de Biskra.

    André Gide et le peintre Paul Albert Laurens, ivres de liberté, les sens brûlants, sont fort occupés à s’envoyer en l’air quand survient la statue du Commandeur et sa poigne de pierre: la mère de Gide n’a pas hésité à faire le voyage en Algérie pour ramener son fils débauché dans la bonne voie de lamadeleinegide[1].jpg morale puritaine et anticharnelle. Fin de la récréation.

    Mais fin de courte durée. Une année plus tard, c’est la statue du Commandeur qu’on enterre.

    De mal enchaîné, comme son Prométhée, André Gide se retrouve délivré des entraves puritaines maternelles. Il se compare d’ailleurs lui-même au «cerf-volant dont on aurait soudain coupé la corde». Retour express à Biskra? A lui les petits Algériens? Pas du tout. Deux semaines après la mort de sa mère, il épouse Madeleine. Disons plutôt qu’il ressuscite sa mère, tant Madeleine est aussi confite en dévotion que le fut la défunte. Après quelques mois de mariage, il précisera dans son journal qu’il les confond. Ce mariage blanc est donc l’expression logique, non pas des penchants pédérastiques de Gide comme on l’a parfois prétendu, mais de sa normalité: il n’a simplement aucune attirance pour l’inceste. On comprend alors la connotation menaçante de la métaphore du cerf-volant: Gide épouse Madeleine parce qu’il prend peur. Peur de cette liberté même qu’il réclamait encore attaché à la corde du puritanisme maternel. Peur de cette soudaine rupture d’amarre. Bateau ivre effrayé d’être le jouet des flots et du vent.

    Combien d’hommes ai-je observé avec amusement se précipiter, sitôt libres, sur une Madeleine castratrice à la paresse geignarde, à l’incuriosité invalidante, à l’anorexie sensuelle, voire sexuelle? Car ce n’est pas tant la solitude qu’ils craignent que leur propre liberté, bien plus effrayante encore. N’est pas la chèvre de Monsieur Seguin qui veut. La plupart des hommes se contente de tirer sur la corde en espérant qu’elle ne lâche pas. Et si elle venait à se rompre, le soir même, le lendemain, on les verrait fébriles attendre leur Madeleine pour lui dire des je t’aime même si Madeleine elle n’aime pas ça. Simplement parce qu’ils ont peur de leur liberté et qu’ils n’osent se l’avouer.

    L’histoire de beaucoup de couples, c’est un peu l’histoire de Gide et de Madeleine. L’histoire d’un tempérament primaire et d’un tempérament secondaire, attirés et rebutés l’un par l’autre, hésitant entre l’amour et la haine. L’histoire d’un Prométhée enchaîné volontaire à son Commandeur par peur de sa liberté. L’histoire d’une tension entre orexie et anorexie, entre l’absence de Madeleine et la nécessité de Madeleine.

    Et même si cette Madeleine devait posséder les charmes gourmands du petit gâteau doré qui fondait délicieusement sur la langue de Proust, elle n’en serait pas moins qu’un enfermement volontaire dans une archéologie familiale pour mieux reconstituer le squelette de son enfance, qu’un refus de l’existence qui s’offre dans les possibles multiples de l’éternel présent. Un enfermement, un refus, qui pourraient bien être avant tout l’expression d’une peur de la liberté. Car l’écrivain lui aussi, le plus souvent, a épousé Madeleine. Et tous les jours, avec la poigne de pierre du Commandeur, elle lui intime l’ordre de se courber sur un clavier ou une feuille blanche. Et tous les jours il écoute cette voix souvent austère du devoir plutôt que le chant harmonieux des sirènes de la liberté. Parfois même – comble du paradoxe – pour parler de liberté.

    Quand je regarde en arrière, une de mes plus grandes satisfactions, c’est d’avoir su vivre longtemps sans attendre Madeleine – la Madeleine de Gide m’ayant très tôt instruit. Mais je ne saurais dire en revanche combien de fois j’ai été la Madeleine de quelqu’une…

  • C'est celui qui dit qui y est!

    Par Pierre Béguin

     

    Ainsi donc Charles Beer aurait piqué une grosse colère? Il paraît qu’il aurait accusé les militants d’avoir précipité la chute du parti socialiste aux dernières élections…

    Une colère bien inutile tant il est vrai qu’il n’y a vraiment pas de quoi s’énerver d’une défaite socialiste: celle-ci ne changera de toute façon rien au paysage genevois et à son inefficience politique. Une colère toute stratégique aussi, tant il est vrai que, s’il fallait trouver  un responsable à cet échec, Charles Beer s’imposerait comme une évidence. Et notre élu le sait parfaitement. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il s’énerve. Une manière de détourner l’attention et de rejeter sur d’autres une responsabilité qu’il devrait endosser. Tout d’abord parce que Charles Beer n’est pas une locomotive pour son parti. Pour preuve, il est de loin le plus mal élu des conseillers sortants. Nul doute que si Véronique Pürro eût figuré sur la liste des verts emmenée par David Hiler, elle aurait été élue. De même, si Michèle Kunzler eût côtoyé Charles Beer sur la liste socialiste, elle aurait bu la tasse. Ensuite, parce que Charles Beer – et ceux de son parti qui l’ont soutenu – est responsable du choix des candidats, et de l’exclusion des autres prétendants. Je l’ai dit ici même il y a une quinzaine de jours, j’aurais préféré que le parti socialiste (et les autres partis itou) proposassent plusieurs candidats plutôt que ces arrangements détestables. Mais il ne fait aucun doute qu’une liste Charles Beer - Manuel Tornare (politiquement très incorrecte car parfaitement machiste!) aurait permis aux socialistes de conserver leurs deux sièges. Comme quoi les quotas peuvent se révéler à double tranchants! Remarquez, moi, au fond, je n’y tenais pas tant que ça, aux deux sièges socialistes! C’est surtout que je tenais encore moins aux deux sièges libéraux. Au fond, si je propage l’information selon laquelle Charles Beer aurait piqué une grosse colère, c’est pour souligner que, donc, ça se passe comme ça chez nos politiciens… comme dans un préau d’école primaire: c’est celui qui dit qui y est!

  • Les treize priorités du DIP

    Par Pierre Béguin

     

    Tout le monde se souvient – ou devrait se souvenir – des treize priorités de Charles Beer pour sa gestion du DIP. Certes, on comprend qu’un politicien doit ratisser large. Les électeurs, qui ne sont plus dupes depuis des lustres, en prennent acte et s’en amusent. Mais tout de même, treize priorités, là, on faisait dans l’inflation! Le citoyen lambda comprend immédiatement que treize priorités, c’est l’embouteillage assuré, l’accident programmé, le cataclysme annoncé. Treize priorités, c’est, au fond, n’en avoir aucune.

    Une brève visite sur le site de l’Instruction Publique donne à ces treize priorités une note particulièrement savoureuse. Sous «conseil d’établissement» – le dada de notre ministre – on peut lire ceci: «Il développe des liens entre l’école, la famille ainsi qu’avec et grâce aux communes.» Ainsi qu’avec et grâce aux communes! En voilà une syntaxe qu’elle est bonne! Rappelons-nous que, dans l’ordre de leur présentation, les trois premières priorités de Charles Beer étaient les suivantes:

    1. Renforcer la cohérence et la qualité du système scolaire
    2. Combattre l’échec scolaire
    3. La langue française

    De toute évidence, ces priorités ne sont pas si prioritaires que cela. Mais ce n’est pas tout. On nous indique que «ce projet renforce la démocratie et la participation». Or, il est précisé que, «pour l’élection des parents, le taux de participation moyen est de 18%». Bon, disons que la participation n’est pas une priorité. Et l’on ajoute: «L’élection des enseignant-e-s s’est déroulée de manière tacite dans la plupart des cas». Bon, disons que la démocratie n’est pas une priorité. Enfin, cerise sur le gâteau, cette remarque: «Sur les 364 sièges réservés aux parents, environ 70% sont occupés par des femmes». Bon, disons que l’égalité n’est pas une priorité. Pourtant, dans l’inénarrable liste des treize priorités, on lit sous chiffre 7: «Une politique volontariste en faveur de l’égalité entre filles et garçons». Etonnant, non?

    Le politiquement correct m’empêchant de conclure comme le point 10 de la fameuse liste m’aurait incité à le faire, je laisse le lecteur disposer à sa guise de cette ultime séquence.  

  • Double U comme Ubu

    Par Pierre Béguin

     ubu[1].jpg

    Il est des Présidents ou des leaders assassinés dont le destin tragique scelle les fiançailles avec le mythe. Comme Kennedy ou Martin Luther King. Un échelon en-dessous, il en est d’autres qui échappent miraculeusement à l’attentat et, donc, à la mythification. Comme Reagan ou le Pape. Ceux-ci doivent se contenter d’entrer dans l’Histoire (encore que le Pape, lui, contrairement à l’autre, a su s’élever tout près du mythe par le pardon accordé à son agresseur). Et puis il y a ceux dont le destin s’obstine à tirer vers le bas jusqu’au grotesque. Comme «double U» Bush ou Ubu. Des personnages de théâtre guignol. Ceux-ci ne font qu’échapper à un lancer de godasses, à un attentat au bretzel ou à une attaque d’ours. On a le destin qu’on peut. En l’occurrence, celui réservé à ces figurines placées au fond des baraques de fêtes foraines et que le chaland est chargé de dégommer à l’aide de boules de chiffon, attraction nommée «jeu de massacre» depuis 1889.

    Certes, dans ce sens, le rôle d’Ubu semblait définitivement attribué à l’ex dictateur ougandais Idi Amin Dada. Il en avait l’apparence, la démesure et la barbarie. Toutefois, contrairement à son modèle littéraire, le dictateur africain avait le sens de l’humour. Souvenons-nous de son aide financière de 60000 livres pour sauver l’Angleterre, l’ancien colonisateur noyé dans la crise économique des années 70. Je ne sais si W Bush a le sens de l’humour. Mais son destin politique oui. Commencer son mandat par un étranglement au bretzel, subir l’affront des attentats du 11 septembre, s’embourber dans une guerre ridicule en Irak, affronter une des pires crises économiques, se voir attribuer le titre peu glorieux de «worst president ever», essuyer un lancer de godasses durant sa tournée d’adieu avant d’assister au triomphe de son successeur, déjà entré dans l’Histoire avant même d’avoir commencé son mandat, attendu comme le messie par le monde entier et qui, ironie suprême, a l’outrecuidance de porter le deuxième prénom d’Hussein, c’est aussi invraisemblable que le destin d’Ubu, pourtant peu banal. Quel écrivain ou cinéaste aurait osé imaginer un tel scénario, même dans la parodie? A tel point que, si le mythe pouvait côtoyer le grotesque, «double U»  y entrerait de plain-pied. Et, comme de bien entendu, il trébucherait sur le seuil…

  • Pas de prix pour les Goncourt

    Par Pierre Béguin

     goncourt[1].jpg

    «Ce qui me frappe, c’est la laideur morale de mes camarades littéraires; ils ont toujours l’air de digérer le succès d’un ami» écrit Jules de Goncourt dans son Journal, le 28 août 1866.

    Ce qui me frappe, moi, à la lecture du Journal des Goncourt – dont, par ailleurs, je ne me lasse pas depuis des années – c’est leur laideur morale (même si leur fréquentation a fini par me les rendre sympathiques); ils ont toujours l’air de digérer le succès de leurs camarades littéraires, surtout lorsqu’ils semblent les complimenter. Ainsi de Dumas fils: «Il a le secret de parler à son public, à ce public des premières, de putains, de boursiers et de femmes du monde tachées. Il leur sert, dans une langue à leur portée, l’idéal des lieux communs de leur cœur» (16 mars 1867). Ainsi de Sainte-Beuve: «Une particularité de cet homme et qui signifie bien l’essence démocratique de sa nature, c’est la toilette intime de son chez-lui; la robe de chambre, le pantalon, la chaussette, la pantoufle, tout le lainage peuple qui lui donne l’aspect d’un portier podagre. Après avoir passé par tant de milieux élégants, distingués, il n’a pu s’élever à la tenue du vieillard du monde» (8 août 1867). Ainsi de Victor Hugo: «Avec les pauses, les arrêts, les soulignements de sa conversation, avec son ton oraculaire à propos des choses les plus simples, le grand homme fatigue, lasse, courbature l’attention» (12 février 1877). Ainsi de dizaines et de dizaines d’autres, peintres inclus, tel Courbet: «Le laid, toujours le laid! Et le laid sans grand caractère, le laid sans la beauté du laid!» (18 septembre 1867). Même les amis proches n’échappent pas aux aigreurs des deux frères. Ainsi Théophile Gautier: «Gautier sème intarissablement les paradoxes, les propos élevés, les pensées originales, les perles de sa fantaisie. Quel causeur ! Bien supérieur à ses livres…» (14 février 1868). Ou Flaubert: «Flaubert lit aujourd’hui à la Princesse sa nouvelle d’Hérodias. Cette lecture me rend triste. Il y a des tableaux colorés, des épithètes délicates, des choses très bien; mais que d’ingéniosités de Vaudeville là-dedans et que de petits sentiments modernes plaqués dans cette rutilante mosaïque de notes archaïques! Ça me semble, en dépit des beuglements du liseur, les jeux innocents de l’archéologie et du romantisme» (18 février 1877). Ou encore Zola, le disciple qui les a surpassés en talent comme en renommée, surnommé en conséquence le «vilain italianasse»: «C’est périlleux pour un homme complètement étranger à l’art, de faire tout un volume sur l’art» (19 avril 1885, à propos de L’Œuvre dont Zola vient d’exposer le projet à Edmond de Goncourt). Seul Alphonse Daudet échappe quelque peu à cette vindicte rancunière. Et encore, en cherchant bien…

    A Pascal Rebetez qui se demandait dans ce même blog il y a quelques semaines (cf. Avant la nuit): «Peut-on rester ami avec quelqu’un dont on n’aime pas le travail?» je livre ces deux jugements d’Edmond de Goncourt sur Jules Barbey d’Aurevilly, le premier à la suite d’une bonne critique de Barbey sur un livre d’Edmond: «Il a, à tout moment, des mots fins, intelligents, colorés, des mots de peintre et aussi des sous-entendus, qui amènent de suite entre nos deux esprits une espèce d’entente franc-maçonique» (12 mai 1885), le second après un de ces éreintements dont l’auteur des Diaboliques avait le secret: «Barbey d’Aurevilly, un critique épateur de bourgeois et dont les éreintements ou les magnificats semblent tirés au hasard dans un chapeau, un romantique arriéré, un romancier manquant absolument du sens de la réalité, un écrivain dont la célébrité a été surtout faite par son costume de faraud imbécile, le mauvais goût de ses cravates à galons d’or, ses pantalons gris perle à bandes noires, ses redingotes à gigots…» (24 avril 1889)

    Certes, c’était il y a longtemps, pourrait me rétorquer Pascal. Car, bien entendu, si les écrivains ou artistes, depuis, ne se sont pas forcément élevés en talent, ils se sont très certainement élevés en grandeur d’âme. Pour autant, je conclurai en citant cette phrase de… Jules de Goncourt: «Il en coûte encore plus de trouver du talent à ses amis qu’à ses ennemis» (14 novembre 1867).
  • On connaît la chanson

    Par Pierre Béguin

    jonasz[1].jpgEn v’là du sot en v’là…

    Je ne sais pas pourquoi, mais à l’annonce de l’annulation par la justice de la double votation du 30 novembre sur le Cycle d’orientation (bon! si Flaubert ne s’était jamais remis d’avoir laissé filer deux compléments de nom d’affilée, moi je survivrai) cette chanson de Michel Jonasz, légèrement modifiée pour la circonstance, a spontanément squatté mon esprit et semble bien décidée à n’en point sortir. Je dois donc l’expulser. Il faut dire qu’après les cafouillages sur l’interdiction de mendier et la cacophonie sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics, notre bon Conseil d’Etat prouve, s’il en était encore besoin, qu’il ne rate jamais une occasion de faire une connerie. Le sens inné de l’autogoal, des vrais pros! Avec eux, on ne sait pas où ça commence et où ça finit parce que ça ne fait que continuer. D’autant plus que, dans la course à la sottise, les quatre Dalton de la ville semblent bien décider à réagir pour assurer une qualification dont personne ne doute…

    En v’là du sot en v’là

    Et c’est du bon croyez-moi…

    Certes, l’inénarrable chef de l’Instruction publique assume, assure-t-il. Et d’ajouter la bouche en cœur qu’il n’a jamais voulu tromper l’opinion. Ah bon! «Et moi j’suis les Beatles!», comme disait l’autre. Au train où ça va, m’est avis que ses cent directeurs ne sont pas encore assis définitivement dans leurs fauteuils dorés. Et encore un désaveu en vue, un!

    En v’là du sot en v’là

    Et c’est du bon croyez-moi

    Et ça commence toujours comme ça…

    Tenez, pas plus tard que mercredi dernier, je lisais dans la Tribune les arguments de Martine Brunschwig Grave contre l’initiative populaire «Pour un âge flexible de l’AVS». Je cite notre Martine nationale sinon vous n’allez pas me croire: «Lorsque l’AVS a été créée en 1948, la durée de vie moyenne pour une femme était de 81 ans (75 pour les hommes). Aujourd’hui, elle est de 91 ans pour les femmes (87 pour les hommes)». Martine aurait-elle des origines marseillaises? Et nous n’étions pas au courant! Incompétence ou mensonge éhonté? Dans les deux cas, elle garde le même aplomb, y compris sur le plateau de Genève à chaud où, lors d’un débat, elle répète les mêmes inepties sans que son opposante, curieusement, ne relève quoi que soit. En réalité, renseignements pris à l’Office fédéral de la statistique, en 1948, la durée moyenne de vie est de 71 ans pour les femmes (66 pour les hommes) et, actuellement, elle est de 84,2 ans pour les femmes (79,4 pour les hommes). Les chiffres folkloriques de Martine correspondent en fait à une projection possible – mais loin d’être certaine au vu de tout ce qui nous menace – pour 2030, ce qui, vous en conviendrez, suffit à faire planer un gros doute sur l’honnêteté de la politicienne. Attention Martine, je pourrai recourir auprès du Tribunal pour «forfaiture envers le citoyen»! Et je ne vous parle pas des autres arguments! Par exemple, Martine en pourfendeuse des riches qui seuls, selon elle, profiteraient des largesses de l’initiative… Est-ce que ces gens sont sérieux? En tout cas, moi, j’ai voté pour l’initiative dans l’espoir insensé que Martine l’anticipe (sa retraite donc). Certes, j’entends déjà, comme un chœur de tragédie antique, l’incontournable cri primal de Weiss Muller, les Tarzan du libéralisme, s’élever dans la jungle économique: des p’tits sous, des p’tits sous, toujours des p’tits sous... Mais si on trouve 68 milliards pour sauver l’UBS, on devrait bien en trouver 1,5 pour permettre aux futurs chômeurs de l’UBS de prendre une retraite anticipée. Faut pas m’prendre pour un sot, tout de même!

    En v’là du sot en v’là

    Et c’est du bon croyez-moi

    On pourrait pas s’arrêter là

    Alors ça continue des fois…

    Le prochain camouflet prend peut-être déjà forme. Je lis dans le même journal que l’Office fédéral des transports (OFT) a rendu un avis favorable aux opposants du CEVA. Le Conseil d’Etat, toujours aussi stupidement imbu de lui-même, voulait passer en force sans mener le débat sur la place publique et sans que la population ne puisse s’exprimer par les urnes. Une erreur que les Vaudois n’ont pas commise avec leur métro. Déjà que nos voisins, en nous voyant, ne peuvent s’empêcher de chanter en réponse au «subtil» Cramer qui les avait très sottement traité de provinciaux…

    En v’là du sot en v’là

    Et c’est du bon croyez-moi…

    Bon! On se vengera en automne 2009 qu’on se dit comme ça pour se consoler. Sauf que les partis vont, comme d’habitude, nous concocter des listes communes de seconds couteaux usagés qui, au final, ne nous laissera aucun choix. Il ne restera plus au crétin d’électeur qu’à valider par bulletin de vote le propre choix arrangé des partis…

    Nos chefs sont tous très forts en thème

    Et on élit toujours les mêmes…

    Ah, enfin! D’une chanson l’autre. Espérons que celle-ci expulse définitivement la précédente et qu’elle soit elle-même expulsée avant les élections de 2009…

    Magouille blues, magouille blues, maaa agouille blues!

    Ah oui! Là, ça va déjà mieux….

     

     

  • Home, hard home…

     

      

     

    par Pascal Rebetez

     

     

    J’ai vu le dernier film d’Ursula Meier dont la critique dit tant de bien : « prodigieux » dit l’Hebdo, « chef d’œuvre » renchérit Le Temps, « renouveau », « long métrage essentiel » et j’en passe. Le curieux se laisse séduire par l’appareil « réputatif » mis en place. On n’avait pas vu ça depuis Tanner dans les années septante, invité à Cannes, primé ici et là. Et puis j’avais été fasciné par le moyen métrage Tous à table de la talentueuse cinéaste. Donc j’y vais, même si le motif aperçu dans un lancement n’est pas très croustillant : une famille seule, un bord d’autoroute, l’enfermement…

    Et c’est bien ça : une famille au bord du monde, qui s’entend, puis qui se lézarde quand elle ne s’entend plus, à cause du bruit du monde (la circulation qui a repris sur l’autoroute). On peut donc voir ceci comme une parabole, blabla, identité helvétique, enfermement, tous névrosés, clichés, blabla…

    Mais je ne suis pas critique, juste spectateur. Et nous étions nombreux, à la sortie du cinéma, à trouver le film trop long, ennuyeux, lourdingue, sans grand intérêt sinon son ambiance claustrale, et puis « Isabelle Huppert, elle est si menue, on ne l’a jamais vue aussi maigre, non ? »…

    Alors quoi ? D’où vient cette dichotomie entre les louanges sans nuances de journalistes avides de couronner une artiste d’ici (enfin !) et le « oui, mais bof » du spectateur lambda ?

    Tresser des louanges de temps en temps doit aider à survivre dans la profession, si encline à l’ironie funèbre ; un peu de pompes doit raffermir les lustres. Et puis, quand tous s’en mêlent, quand c’est d’espoir, presque d’espérance dont on parle, il n’y a plus à douter : il faut encenser, glorifier, canoniser tant qu’à faire ! Le critique est alors aux avant-postes, laudateur aspergé d’un peu de la gloire qu’il contribue à créer, dans une mécanique dont un des principaux ressorts repose sur sa crainte panique du ratage, d’être à côté de la plaque tournante du succès, la peur de ne pas « en être »…

    Tiens, toutes proportions gardées, c’est comme en littérature avec le très estimable mais illisible Jean-Marc Lovay : tous les critiques le portent aux nues, alors que bien peu l’ont vraiment lu jusqu’au bout.

    Je vais encore me faire des amis…
  • Botellon Stadium

    Par Pierre Béguin

     

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    Ainsi donc, comme l’a annoncé la presse début septembre, le stade de la Praille se retrouve en situation d’insolvabilité. Et cette enceinte sportive, devisée à moitié prix par des politiciens et entrepreneurs et vendue aux citoyens au prix fort comme indispensable au rayonnement de Genève, en devient la verrue qui fait rire les Vaudois, des Vaudois qui ne manquaient déjà pas d’occasions de nous prendre, à juste titre, pour des rigolos, quand ce n’est pas pour des imbéciles – dernier exemple en date, un métro du futur contre un projet CEVA datant de 1912. Je ne sais pas pour vous, mais moi dont la famille est genevoise depuis deux siècles, je commence sérieusement à envisager une demande de naturalisation vaudoise, neuchâteloise ou, pourquoi pas, jurassienne, et même suisse allemande s’il le faut (non, pas valaisanne, faut tout de même pas exagérer!) pour m’épargner le poids du ridicule que me font porter malgré moi, par leur incurie, politiciens et autres pseudo notables dont l’ego est inversement proportionnel à l’intelligence (logique me direz-vous, l’un ayant précisément comme première conséquence d’étouffer l’autre).

    Pour en revenir au stade, chacun y va de ses solutions pour sortir des chiffres rouges et, surtout, du ridicule. Michael Drieberg, patron de Live Music Production, propose de changer l’affectation de l’enceinte: plus de football («Je trouve surréaliste que tout tourne autour du foot») et de faire jouer Servette, vu ses résultats, dans un petit stade, la Fontenette par exemple (Servette à Carouge, ce serait au moins drôle!); plus de pelouse («C’est sans doute cela qui coûte le plus cher; après chaque concert, la pelouse est changée. Sans pelouse, on pourrait facilement organiser plus de concerts, des discos géantes»); moins de tribunes («Il n’y a pas d’accès pour les semi-remorques. Nous devons louer une grue pour installer les infrastructures»). Donc, pour rentabiliser le stade de foot, plus de foot, plus d’équipe de foot, plus de pelouse pour jouer au foot, moins de tribunes pour regarder le foot. Mais au fait, j’y pense, au vu de ce constat – pardonnez ma naïveté –, n’eût-il pas été plus intelligent de ne pas construire de stade de foot?

    Bon, le mal étant fait, il va falloir trouver une solution à cette mélasse typiquement genevoise. Permettez-moi une modeste proposition. En ce qui concerne Servette, pourquoi ne pas construire un petit stade aux Charmilles? Au moins, c’est dans son quartier et il paraît qu’il existe un projet de parc public, de la grandeur d’un stade justement, dont la réalisation tarde. Peut-être est-il encore temps? Quant au stade de la Praille, personnellement, je pense que cette enceinte constituerait un lieu idéal pour organiser un grand botellón. Tout y est! Infrastructure et logistique. Coup double: la jeunesse, la joie, l’ambiance, le délire, l’ivresse, les débordements – comme dans un stade de foot donc – y trouveraient enfin leur place et la ville pourrait ainsi résoudre un problème qui menace de devenir lancinant. On pourrait même organiser un match contre Barcelone, une rencontre totalement illusoire s’il s’agissait de foot.

    Fini le Stade de la Praille, au nom banal et inconnu hors frontières. Place au nouveau Botellón Stadium! Une première mondiale. La Une assurée dans tous les pays! Quel rayonnement pour Genève!