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Avatar

Par Pierre Béguin

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Non! Il ne s’agit pas ici du titre du célèbre film de James Cameron mais de celui d’une nouvelle de Théophile Gautier. Une nouvelle – je l’avoue – dont je n’eusse jamais parlé si le film éponyme ne battait pas tous les records d’affluence. J’espère ainsi lâchement profiter de cette confusion pour attirer sur Blogres de nouveaux visiteurs et faire exploser les statistiques afin d’améliorer notre dernier classement indigne dans la liste des meilleurs blogs de la Tribune. Comme Méphistophélès attire Faust en lui faisant voir l’image d’Hélène dans le miroir magique. C’est d’ailleurs par cette comparaison que Gautier annonce le piège par lequel le docteur Balthazar Cherbonneau attire le comte Olaf Labinski pour procéder, au moyen d’un baquet mesmérique, au transfuge de son âme. Car avatar, rappelons-le, c’est d’abord l’appellation donnée à chacune des incarnations de Vishnu. Et, par extension, au transfuge des âmes dans un corps étranger, opération sur laquelle repose conjointement la trame du film de James Cameron et celle du récit fantastique de Théophile Gautier. Les comparaisons ne s’arrêtent d’ailleurs pas là. Dans les deux cas, le héros souffre d’un mal que l’avatar doit guérir. La différence, on s’en doute, c’est que, dans le film, les multiples avatars permettent la renaissance du héros à un ordre nouveau où règnent bons sentiments et amour de l’autre, alors que, dans la nouvelle, ils aboutissent à sa mort.

Mais quel est ce mal incurable qui mine lentement Octave de Saville et auquel les médecins n’entendent rien? Le mal du siècle. Le mal romantique. Clairement désigné comme une forme de mélancolie. Dans la nouvelle, le mot lui-même est associé au soleil noir de la célèbre gravure de Dürer. Par un curieux avatar en écho, la gravure et l’oxymore qui lui est attaché ont inspiré le poème «El Desdichado» de Nerval, un poème de Gautier et, plus tard, de Victor Hugo. De même, Octave est le masculin d’Octavie, personnage éponyme d’une nouvelle des Filles du feu, dans laquelle la mélancolie du narrateur, en proie à un chagrin d’amour inconsolable, se double de celle de la jeune fille poursuivie par la fatalité. Gautier et Nerval ne sont pas amis d’enfance, ils n’ont pas signé des articles d’une même main (G.G. pour Gérard Gautier) sans que leurs œuvres respectives n’opèrent entre elles quelques avatars.

Donc, Octave de Saville est incurablement mélancolique à cause de son amour sans espoir pour la Comtesse Labinska. Incurablement, car la mélancolie, comme l’a très bien définie Freud, est le contraire du processus de deuil. Là où le sujet entreprend de se séparer de l’objet disparu, dans la mélancolie il lui est impossible de se détacher de l’objet perdu et de réinvestir ailleurs son énergie libérée, ce que finit par réussir le héros du film de James Cameron. Ayant le bonheur d’avoir réalisé l’impossible – la passion dans le mariage –, Prascovie Labinska ne parvient jamais à convaincre Octave de l’impossibilité de son amour. De désespoir, ce dernier consulte l’étrange docteur Cherbonneau – personnage type des récits fantastiques – qui lui propose de transfuser son âme dans le corps du comte Labinski, l’époux adoré de Prascovie, et celle du comte dans le sien. Le double avatar se déroule comme prévu. Sauf que la comtesse, très intuitive et éclairée par la force de l’amour, réalise la supercherie: elle reconnaît l’âme d’Octave dans le corps de son mari et refuse alors de se laisser approcher. Métamorphose inutile! L’étrange docteur Cherbonneau réitère donc l’opération en sens inverse. C’est là que tout se complique. Si le comte retrouve son âme, celle d’Octave s’envole et ne parvient plus à retrouver son corps originel. Diablerie du docteur? Sûrement. Car le Diable est le grand diviseur – en grec, «celui qui désunit». Ainsi, ultime avatar, Cherbonneau s’empresse de quitter son vieux corps pour venir animer le jeune corps d’Octave de Saville…

L’homme ne peut se faire Dieu impunément. Octave n’est pas Zeus. On l’a compris, Avatar s’inscrit dans ces récits qui revisitent le mythe d’Amphitryon: Zeus, amoureux d’Alcmène, fidèle à son mari Amphitryon, prend l’apparence de l’époux adoré pour engendrer Héraclès. De même, Merlin permet à Uther de prendre les traits du Duc de Cornouailles pour posséder sa femme Igrayne et engendrer le futur Roi Arthur. De même, grâce au docteur Cherbonneau, Octave se métamorphose en mari de Prascovie pour se faire aimer de cette femme fidèle et pure. Mais, contrairement à Alcmène et Igrayne, Prascovie ne se laisse pas duper par les apparences et voit l’âme à travers le regard de l’amant passionné. Octave ne parvient pas à ses fins et en meurt. Pour les pauvres humains que nous sommes, le dédoublement est toujours catastrophique, comme ne cesse de le répéter la littérature romantique du XIXe siècle, avant que Freud ne conceptualise cette forme d’avatar sous le terme de schizophrénie.

Au début du XXIe siècle, grâce à Hollywood, l’avatar est enfin couronné de succès. Il était temps!

 

Commentaires

  • Lovecraft a aussi raconté des histoires de ce genre, dans l'esprit de Gautier, car c'était un pessimiste: des gens qui ont la "chance" de rencontrer les Grands Anciens voient leur vie perdurer après que leur conscience a été transportée... dans une machine! Et de fait, l'avatar de Cameron est lui-même un corps artificiel. Lovecraft aurait proclamé le caractère illusoire de la chose, d'autant plus qu'il n'aimait vraiment pas les civilisations qui vivaient avec la nature d'une vie fusionnelle. Je parlerai moi-même du film de Cameron demain, je pense. Mais l'avatar couronné de succès, cela existe depuis les ancins Egyptiens, au moins, quand les morts qui le méritaient s'identifiaient à des dieux, à la suite de métamorphoses. Dans le Livre des Morts, le défunt est successivement Osiris, Râ, etc.

  • Ce passage sur la nouvelle de T. Gautier m'a transporté autant que le film de Cameron.
    Merci Pierre.

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