Histoire de Madeleine (24/01/2010)

Par Pierre Béguin

 

Hiver 1894. Oasis de Biskra.

André Gide et le peintre Paul Albert Laurens, ivres de liberté, les sens brûlants, sont fort occupés à s’envoyer en l’air quand survient la statue du Commandeur et sa poigne de pierre: la mère de Gide n’a pas hésité à faire le voyage en Algérie pour ramener son fils débauché dans la bonne voie de lamadeleinegide[1].jpg morale puritaine et anticharnelle. Fin de la récréation.

Mais fin de courte durée. Une année plus tard, c’est la statue du Commandeur qu’on enterre.

De mal enchaîné, comme son Prométhée, André Gide se retrouve délivré des entraves puritaines maternelles. Il se compare d’ailleurs lui-même au «cerf-volant dont on aurait soudain coupé la corde». Retour express à Biskra? A lui les petits Algériens? Pas du tout. Deux semaines après la mort de sa mère, il épouse Madeleine. Disons plutôt qu’il ressuscite sa mère, tant Madeleine est aussi confite en dévotion que le fut la défunte. Après quelques mois de mariage, il précisera dans son journal qu’il les confond. Ce mariage blanc est donc l’expression logique, non pas des penchants pédérastiques de Gide comme on l’a parfois prétendu, mais de sa normalité: il n’a simplement aucune attirance pour l’inceste. On comprend alors la connotation menaçante de la métaphore du cerf-volant: Gide épouse Madeleine parce qu’il prend peur. Peur de cette liberté même qu’il réclamait encore attaché à la corde du puritanisme maternel. Peur de cette soudaine rupture d’amarre. Bateau ivre effrayé d’être le jouet des flots et du vent.

Combien d’hommes ai-je observé avec amusement se précipiter, sitôt libres, sur une Madeleine castratrice à la paresse geignarde, à l’incuriosité invalidante, à l’anorexie sensuelle, voire sexuelle? Car ce n’est pas tant la solitude qu’ils craignent que leur propre liberté, bien plus effrayante encore. N’est pas la chèvre de Monsieur Seguin qui veut. La plupart des hommes se contente de tirer sur la corde en espérant qu’elle ne lâche pas. Et si elle venait à se rompre, le soir même, le lendemain, on les verrait fébriles attendre leur Madeleine pour lui dire des je t’aime même si Madeleine elle n’aime pas ça. Simplement parce qu’ils ont peur de leur liberté et qu’ils n’osent se l’avouer.

L’histoire de beaucoup de couples, c’est un peu l’histoire de Gide et de Madeleine. L’histoire d’un tempérament primaire et d’un tempérament secondaire, attirés et rebutés l’un par l’autre, hésitant entre l’amour et la haine. L’histoire d’un Prométhée enchaîné volontaire à son Commandeur par peur de sa liberté. L’histoire d’une tension entre orexie et anorexie, entre l’absence de Madeleine et la nécessité de Madeleine.

Et même si cette Madeleine devait posséder les charmes gourmands du petit gâteau doré qui fondait délicieusement sur la langue de Proust, elle n’en serait pas moins qu’un enfermement volontaire dans une archéologie familiale pour mieux reconstituer le squelette de son enfance, qu’un refus de l’existence qui s’offre dans les possibles multiples de l’éternel présent. Un enfermement, un refus, qui pourraient bien être avant tout l’expression d’une peur de la liberté. Car l’écrivain lui aussi, le plus souvent, a épousé Madeleine. Et tous les jours, avec la poigne de pierre du Commandeur, elle lui intime l’ordre de se courber sur un clavier ou une feuille blanche. Et tous les jours il écoute cette voix souvent austère du devoir plutôt que le chant harmonieux des sirènes de la liberté. Parfois même – comble du paradoxe – pour parler de liberté.

Quand je regarde en arrière, une de mes plus grandes satisfactions, c’est d’avoir su vivre longtemps sans attendre Madeleine – la Madeleine de Gide m’ayant très tôt instruit. Mais je ne saurais dire en revanche combien de fois j’ai été la Madeleine de quelqu’une…

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