Par Pierre Béguin
Un souvenir de voyage vieux de plus de 20 ans – anecdote en apparence anodine – est resté gravé dans ma mémoire: je bourlinguais depuis quelques semaines sur l’Altiplano entre le Pérou et la Bolivie avec l’impression d’être coupé de toute civilisation lorsque, en montant dans un train, je me suis retrouvé assis à côté d’un groupe de Suisses allemands retraités, en voyage organisé, jouant au yass. A cet instant, j’ai pensé à Séraphin Lampion…
J’ai toujours perçu comme une géniale fulgurance cette séquence de Tintin et les Picaros où Séraphin Lampion débarque, impromptu, dans un car de touristes bariolés et joviaux au beau milieu de la jungle d’Amérique centrale, en plein camp du Général Alcazar et de ses guerilleros occupés à fomenter un coup d’état. Le symbole est clair: l’espace réservé à l’aventure, le champ d’action des picaros, se réduit comme une peau de chagrin; et Tintin est devenu un personnage suranné, ses aventures sont d’un autre siècle, l’ailleurs appartient dorénavant aux agences de voyage à la conquête de nouveaux territoires. Pas étonnant qu’Hergé ait refusé toute continuation de son œuvre. Comment écrire – et surtout où situer – un roman d’aventure? Dans l’espace? Tintin y est déjà allé. Que lui reste-t-il? Le genre n’est-il pas désuet? Le voyage de Nicolas Bouvier, par exemple, serait-il encore possible de nos jours? ferait-il encore sens? Si l’aube du roman d’aventures se situait durant la période des grandes découvertes, qu’en reste-t-il maintenant que tout est découvert et proposé sur catalogue avec prix et photos à l’appui?
A bien y regarder, aucune œuvre mieux que celle d’Hergé ne souligne le crépuscule du genre picaresque. Qu’on se souvienne des premiers albums où Tintin se lance dans l’aventure avec enthousiasme, sans préparatifs ni hésitation, en effectuant ce saut dans le vide définitif qui marque le début de l’émerveillement. Comme dans L’île noire, pour prendre un exemple, où Tintin, après avoir lu un article de journal sur son lit d’hôpital, quitte précipitamment sa chambre sous les yeux médusés de l’infirmière. Une fois installé à Moulinsart, notre héros met ses pantoufles et, dès lors, ses aventures ne sont plus jamais le fruit d’une décision libre et spontanée. La magie n’opère plus. Il faut d’abord l’enlèvement, puis la disparition de Tournesol, pour qu’il quitte le château. On le retrouve ensuite en vacances «écologie et santé» dans les Alpes, loin de tout désir d’aventures, avant que l’amitié et le sens du devoir ne le précipitent au Tibet. Par la suite, il ne quitte plus Moulinsart – à peine s’aventure-t-il hors du parc – dans ce qui reste un superbe exemple de non aventure, un livre sur rien (et en pleine période du nouveau roman, en plus!), où toutes les pistes finissent en cul de sac dès lors qu’on apprend la responsabilité d’une pie dans le vol des bijoux. Enfin, il faut un détournement d’avion pour lancer son avant-dernière aventure, probablement la plus insipide (Hergé n’y est plus). Mais l’exemple le plus édifiant reste Les Picaros, un album que je trouve génial à plus d’un titre, même si cet avis n’est guère partagé. Là, même le chantage par presse ou télévision interposée ne parvient pas à décider Tintin de quitter sa retraite (Hergé a le don de transposer son propre vécu). Seule l’amitié pour le capitaine Haddock y parviendra, lui qui, soupe au lait, se décidera bien avant son acolyte à larguer les amarres de Moulinsart. Car le capitaine au long cours, au contraire de Tintin, s’ennuie parfois à mourir dans son château. Les deux cases identiques, celle qui ouvre l’arrivée à Tapiocapolis et celle qui termine l’histoire, où l’on voit l’avion de notre héros survoler un bidonville surveillé par deux militaires, dépassent largement la seule critique politique: elles signifient l’inutilité des aventures de Tintin. Pour la première fois, son action n’a en rien modifié la situation initiale, ses exploits ne rétablissent pas la justice et ne servent pas d’exemple. Tout se passe comme si son passage en Amérique centrale n’avait pas eu lieu: Tapioca ou Alcazar, peu importe! Seul Moulinsart compte.
Ne voyons pas, dans cette parodie du genre picaresque qu’est, à plus d’un titre, Tintin et les Picaros, le seul reflet du vieillissement d’Hergé. De nos jours, le monde se partage entre territoires en guerre et territoires conquis par les agences de voyage. Or, l’aventure, pour se développer, a besoin de se situer entre le gris clair et le gris foncé. Cela laisse encore quelques terres, certes, mais restreintes et plus vraiment exotiques. Reste l’espace – mais c’est cher –, ou cette autre jungle qu’est la grande finance. Au fait, le nouveau Tintin, moins boy-scout, plus cynique, ne s’appellerait-il pas Largo Winch, un milliardaire PDG qui se déplace avec jet privé et équipage?
Mais peut-être sont-ce simplement mes références qui deviennent désuètes et qui approchent de leur crépuscule. Ô saisons, ô châteaux!