La fin du roman picaresque (04/11/2007)
Par Pierre Béguin
Un souvenir de voyage vieux de plus de 20 ans – anecdote en apparence anodine – est resté gravé dans ma mémoire: je bourlinguais depuis quelques semaines sur l’Altiplano entre le Pérou et la Bolivie avec l’impression d’être coupé de toute civilisation lorsque, en montant dans un train, je me suis retrouvé assis à côté d’un groupe de Suisses allemands retraités, en voyage organisé, jouant au yass. A cet instant, j’ai pensé à Séraphin Lampion…
J’ai toujours perçu comme une géniale fulgurance cette séquence de Tintin et les Picaros où Séraphin Lampion débarque, impromptu, dans un car de touristes bariolés et joviaux au beau milieu de la jungle d’Amérique centrale, en plein camp du Général Alcazar et de ses guerilleros occupés à fomenter un coup d’état. Le symbole est clair: l’espace réservé à l’aventure, le champ d’action des picaros, se réduit comme une peau de chagrin; et Tintin est devenu un personnage suranné, ses aventures sont d’un autre siècle, l’ailleurs appartient dorénavant aux agences de voyage à la conquête de nouveaux territoires. Pas étonnant qu’Hergé ait refusé toute continuation de son œuvre. Comment écrire – et surtout où situer – un roman d’aventure? Dans l’espace? Tintin y est déjà allé. Que lui reste-t-il? Le genre n’est-il pas désuet? Le voyage de Nicolas Bouvier, par exemple, serait-il encore possible de nos jours? ferait-il encore sens? Si l’aube du roman d’aventures se situait durant la période des grandes découvertes, qu’en reste-t-il maintenant que tout est découvert et proposé sur catalogue avec prix et photos à l’appui?
A bien y regarder, aucune œuvre mieux que celle d’Hergé ne souligne le crépuscule du genre picaresque. Qu’on se souvienne des premiers albums où Tintin se lance dans l’aventure avec enthousiasme, sans préparatifs ni hésitation, en effectuant ce saut dans le vide définitif qui marque le début de l’émerveillement. Comme dans L’île noire, pour prendre un exemple, où Tintin, après avoir lu un article de journal sur son lit d’hôpital, quitte précipitamment sa chambre sous les yeux médusés de l’infirmière. Une fois installé à Moulinsart, notre héros met ses pantoufles et, dès lors, ses aventures ne sont plus jamais le fruit d’une décision libre et spontanée. La magie n’opère plus. Il faut d’abord l’enlèvement, puis la disparition de Tournesol, pour qu’il quitte le château. On le retrouve ensuite en vacances «écologie et santé» dans les Alpes, loin de tout désir d’aventures, avant que l’amitié et le sens du devoir ne le précipitent au Tibet. Par la suite, il ne quitte plus Moulinsart – à peine s’aventure-t-il hors du parc – dans ce qui reste un superbe exemple de non aventure, un livre sur rien (et en pleine période du nouveau roman, en plus!), où toutes les pistes finissent en cul de sac dès lors qu’on apprend la responsabilité d’une pie dans le vol des bijoux. Enfin, il faut un détournement d’avion pour lancer son avant-dernière aventure, probablement la plus insipide (Hergé n’y est plus). Mais l’exemple le plus édifiant reste Les Picaros, un album que je trouve génial à plus d’un titre, même si cet avis n’est guère partagé. Là, même le chantage par presse ou télévision interposée ne parvient pas à décider Tintin de quitter sa retraite (Hergé a le don de transposer son propre vécu). Seule l’amitié pour le capitaine Haddock y parviendra, lui qui, soupe au lait, se décidera bien avant son acolyte à larguer les amarres de Moulinsart. Car le capitaine au long cours, au contraire de Tintin, s’ennuie parfois à mourir dans son château. Les deux cases identiques, celle qui ouvre l’arrivée à Tapiocapolis et celle qui termine l’histoire, où l’on voit l’avion de notre héros survoler un bidonville surveillé par deux militaires, dépassent largement la seule critique politique: elles signifient l’inutilité des aventures de Tintin. Pour la première fois, son action n’a en rien modifié la situation initiale, ses exploits ne rétablissent pas la justice et ne servent pas d’exemple. Tout se passe comme si son passage en Amérique centrale n’avait pas eu lieu: Tapioca ou Alcazar, peu importe! Seul Moulinsart compte.
Ne voyons pas, dans cette parodie du genre picaresque qu’est, à plus d’un titre, Tintin et les Picaros, le seul reflet du vieillissement d’Hergé. De nos jours, le monde se partage entre territoires en guerre et territoires conquis par les agences de voyage. Or, l’aventure, pour se développer, a besoin de se situer entre le gris clair et le gris foncé. Cela laisse encore quelques terres, certes, mais restreintes et plus vraiment exotiques. Reste l’espace – mais c’est cher –, ou cette autre jungle qu’est la grande finance. Au fait, le nouveau Tintin, moins boy-scout, plus cynique, ne s’appellerait-il pas Largo Winch, un milliardaire PDG qui se déplace avec jet privé et équipage?
Mais peut-être sont-ce simplement mes références qui deviennent désuètes et qui approchent de leur crépuscule. Ô saisons, ô châteaux!
17:35 | Lien permanent | Commentaires (24)
Commentaires
Peut-être reste-t-il les Forces spéciales infiltrées dans les zones tribales du Pakistan ? Mais eux n'ont pas le droit de se raconter...
Écrit par : Géo | 04/11/2007
Très pertinente analyse. Mais quelle étrange appréciation que de traiter "Vol 714 pour Sydney" d'insipide, alors qu'il s'agit d'une des aventures les plus drôles de Tintin (ah, l'épisode où Alan se demande à qui lui fait songer un nasique! Et cette araignée qui refuse de se laisser écraser...), et qu'elle recèle des petites perles psychanalytiques. Et cette question, aussi: l'aventure est-elle désormais extraterrestre, au-delà même de la Lune déjà foulée?
Ce qui est plus particulièrement intéressant c'est, comme vous l'écrivez, le constat par le principal intéressé de "l'inutilité des aventures de Tintin". Son intervention n'affecte plus l'histoire. Fin de l'aventure, retour à la maison, vieillesse et mort. Il faut être jeune pour désirer changer le monde, ou du moins avoir conservé une part d'enfance. La tragédie de Tintin, et de son auteur, c'est qu'ils n'ont été en mesure d'intervenir sur l'histoire que lorsqu'ils se trouvaient du côté de la "réaction". C'est un Hergé anticommuniste, colonialiste et relativement antisémite qui, loin de vouloir changer le monde, s'arc-boute contre sa métamorphose. Quant il lui vient l'idée de le changer, il est déjà trop tard. A ce titre, Tintin et les Picaros est un double constat d'échec: celui d'un homme qui s'est trop souvent trompé de combat et qui, par dépit, considère que toute action est vaine.
Écrit par : Zorg | 05/11/2007
Curieuse intervention alors qu’on assiste à la démythification du Che‚ directeur de prison qui se faisait un plaisir d’assister à toutes les exécutions des ennemis du peuple‚ que Jean Ziegler passe pour un guignol même chez les bobos gauchistes de la RSR‚ que les luttes de libération dans le monde n’ont amené au pouvoir que des dictateurs ou des incapables.
Très concrétement dans quel ouvrage Tintin se serait-il trompé de combat ?
Écrit par : Géo | 05/11/2007
Géo! Vous étiez sur la bonne voie, mais continuez vos propos jusqu'au bout!
J'essaie pour vous:
... Et que les luttes d'extrême droite pour reprendre le pouvoir n'ont pas fait mieux, elles n'ont qu'amené des dictateurs sanguinaires. (Sale Hasard - Pine-Hochet - Franco de Porc - etc -
Écrit par : L'anar de droite | 06/11/2007
Certes certes. Et à propos on a bcp parlé ces derniers temps du fait que Hitler avait été élu démocratiquement en 33 et que donc le peuple n'avait pas toujours raison. Ce que ceux qui prétendent cela - pour des raisons fort compréhensibles on est bien d'accord - oublient c'est que le dit peuple allemand avait le choix entre Hitler ou les communistes. Et que la solution finale n'était pas inscrite sur le front de Hitler à ce moment-là (facile après coup de déclarer urbi et orbi qu'on avait déjà tout compris...).
Charybde ou Scylla qu'auriez-vous choisi ? Bon enfin poser la question à vous c'est y répondre.
Mes excuses pour l'absence de virgules...
Écrit par : Géo | 06/11/2007
Oui et j'oubliais add : vos dictateurs cela fait 40 ans que l'on tape dessus. La remise en question de l'image du Che est pour le moins récente...
A Luanda au musée de la libération (Fortaleza Sao Miguel) on pouvait voir en vitrine la kalach du Che...
Écrit par : Géo | 06/11/2007
Amis d'extrême droite et des abords, salut. Je rappelle à Géo qu'il est question d'Hergé, et pas de Tintin. Je lui précise qu'il n'était pas écrit goulag sur le front des communistes quand ceux-ci s'opposèrent à Hitler (ce qui leur valut d'aller tester direct les camps de concentrations, où l'on finissait régulièrement en fumée).
Pour en revenir à Hergé. Complice des rexistes de Léon Degrelle, frère spirituel des catholiques intégristes, adepte d'un colonialisme pur et dir et zélateur d'un antibolchévisme virulent, Georges Remi est toujours resté fidèle à ses idées d'extrême droite même s'il a plus tard rajusté son tir. Dans un livre qui lui est consacré, Maxime Benoit-Jeannin note: "A partir de 1939, Hergé adhère aux idées fascisto-nazies de Raymond De Becker, le patron "spirituel" du Soir, où il est membre de la rédaction" Sous l'occupation allemande, Hergé propose en outre ses services à la Propanda Abteilung. Il avouera lui-même au lendemain de la guerre avoir cru à l'Ordre nouveau. Mais, finalement, c'est peut-être ce qui vous rapproche de lui.
Écrit par : Zorg | 06/11/2007
Très bien mais en quoi cela se retrouve-t-il dans les aventures de Tintin passé chez les Soviets et en Afrique ? Et deuxième question : seriez-vous pour l'interdiction de Tintin en Afrique ?
Et à part ça si vous pouviez perdre cette manie de traiter d'extrême-droite tous ceux qui ne pensent pas comme vous. ..
Écrit par : Géo | 06/11/2007
Aucune interdiction, certainement pas. Rien de plus barbant que le politiquement correct. Je remarque juste qu'Hergé lui-même n'a jamais voulu reprendre son "Tintin chez les Soviets", considérant qu'il y était allé un peu fort.
Quand à savoir sur quel casier de la droite vous vous trouvez, je vous l'accorde, vous êtes seul à pouvoir en être juge. J'enlève donc volontiers cette "extrême" un peu trop protubérante... (il me semblait cependant lire certaines références à l'UDC dans l'exemple cité, celui de l'élection démocratique d'Hitler)
Écrit par : Zorg | 07/11/2007
Vous avez parfaitement lu. Vous pensez que l'UDC est d'extrême droite ? Pour moi l'extrême droite c'est précisèment le NSDAP et je suppose que vous conviendrez qu'ils n'en sont pas là ? Comme beaucoup d'habitants de ce pays j'ai été très choqué de la diabolisation de l'UDC et je pense que cela leur a profité...
Écrit par : Géo | 07/11/2007
Bravo les écrivants, continuer avec vos articles trés intéressants.
J'encourage mes amis à visiter votre site et faire decommentaires.
Écrit par : Valeri | 07/11/2007
On retrouve certains éléments dans le discours de l'UDC, comme la désignation d'un bouc-émissaire (l'étranger, l'autre...) qui relèvent de la panoplie de l'extrême-droite. Cela dit, il existe une grande différence entre - par exemple - la revue "Eléments" d'Alain de Benoit et le Front National, qui flirtent chacun à leur manière du côté de l'extrême-droite (l'une intellectuelle, l'autre populiste). Quant à la diabolisation de l'UDC, nous sommes bien d'accord. On a vu les résultats d'une telle attitude à l'égard du parti de Jean-Marie Le Pen. Il faut moins "diaboliser" que "décrypter". En relevant, par exemple, que sous un discours populiste, l'UDC promeut une forme d'ultralibéralisme. Qui, nécessairement, ira à l'encontre des attentes d'une certaine catégorie d'électeurs de Blocher.
Écrit par : Zorg | 07/11/2007
Zorg@ Nous voilà d'accord...Cela dit je voulais voter à droite et j'ai voté radical. Cela ne me satisfait guère voyez-vous : l'aile gauche des radicaux est à la traîne des socialistes son aile droite court derrière l'UDC. Quant au PDC un de ses élus l'inénarrable Jacques Neyrinck soutient ouvertement le ticket de gauche pour les Etats...Le parti libéral est un groupuscule de vieillards séniles. Tiens oui Ecologie libérale peut-être. Mais je ne me sens pas aussi anti-nucléaire qu'eux.
Cela finira par me donner envie de voter UDC...D'autant qu'avec leur succès ils seront bien obligés d'abandonner leurs coups racoleurs ? Les cadres se distancent déjà de l'initiative contre les minarets...
Écrit par : Géo | 07/11/2007
Bonjour, ami suisse...
très intéressant cette analyse de Tintin, qui ne trouve plus d'espace pour exprimer son goût de l'aventure et de l'héroïsme qui change le monde...
Je n'avais pas noté que pour une fois (contrairement notamment à "Tintin au Tibet"), c'est le capitaine Haddock qui part et Tintin qui reste dans un premier temps...
C'est vrai que ses derniers voyages sont soit d'agrément (Suisse-Alpes, Jakarta-Sidney) soit pour aider des amis (l'emir, Tournesol, Chang, Castafiore, Alcazar)... Oui, il y a une forme d'embourgeoisement, pas seulement du point de vue matériel, mais aussi du point de vue des amis qui l'entourent...
Écrit par : Loïc | 01/09/2008
Au temps de leurs créateurs et de leurs épigones les picaros semblaient passer pour les oeuvres amusantes divertissant l’humeur publique. Aujourd’hui les mêmes choses ne sont capables qu’évoquer l’amertume. Il n’en faut que saisir la nuance...
Écrit par : Lucas - Vienne Hotels | 12/05/2009
Bonjour,
Félicitations pour votre blog !
Avec des amis nous avons lancé le site www.bouquinduweb.fr
Ce site permet de mettre en ligne des écrits et de les rendre disponibles en téléchargement.
N'hésitez pas à nous rendre visite et à nous proposer vos écrits. Sur les fiches des auteurs, nous ajoutons l'adresse du blog ou du site internet si ces derniers en ont un.
A bientôt
Vincent
www.bouquinduweb.fr
Écrit par : Vincent | 17/04/2010
Merci de votre visite et à très bientôt donc.
Pierre Béguin
Écrit par : Pierre Béguin | 19/04/2010
We post I would like to thank you for the efforts you have made in writing this interesting and knowledgeable article
Écrit par : mens luxury watches | 16/04/2011
Un article très bon que tu nous as rédigé ici.
Tu écriras encore sur le sujet ??
Dans tout les cas, encore félicitations, et à bientôt.
Écrit par : poele-et-bois.com | 01/02/2012
Au temps de leurs créateurs et de leurs épigones les picaros semblaient passer pour les oeuvres amusantes divertissant l’humeur publique. Aujourd’hui les mêmes choses ne sont capables qu’évoquer l’amertume. Il n’en faut que saisir la nuance...
Écrit par : iphone repair reading | 17/02/2012
Un article très bon que tu nous as rédigé ici.
Tu écriras encore sur le sujet ??
Dans tout les cas, encore félicitations, et à bientôt.
Écrit par : iphone repair slough | 17/02/2012
Vous avez parfaitement lu. Vous pensez que l'UDC est d'extrême droite ? Pour moi l'extrême droite c'est précisèment le NSDAP et je suppose que vous conviendrez qu'ils n'en sont pas là ? Comme beaucoup d'habitants de ce pays j'ai été très choqué de la diabolisation de l'UDC et je pense que cela leur a profité...
Écrit par : iphone repair | 17/02/2012
Un article très bon que tu nous as rédigé ici.
Tu écriras encore sur le sujet ??
Dans tout les cas, encore félicitations, et à bientôt.
Écrit par : aerial installers amersham | 20/02/2012
Nous voilà d'accord...Cela dit je voulais voter à droite et j'ai voté radical. Cela ne me satisfait guère voyez-vous : l'aile gauche des radicaux est à la traîne des socialistes son aile droite court derrière l'UDC. Quant au PDC un de ses élus l'inénarrable Jacques Neyrinck soutient ouvertement le ticket de gauche pour les Etats...Le parti libéral est un groupuscule de vieillards séniles. Tiens oui Ecologie libérale peut-être. Mais je ne me sens pas aussi anti-nucléaire qu'eux.
Cela finira par me donner envie de voter UDC...D'autant qu'avec leur succès ils seront bien obligés d'abandonner leurs coups racoleurs ? Les cadres se distancent déjà de l'initiative contre les minarets...
Écrit par : solar panels for your home | 20/02/2012