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  • Traduttore, traditore !

     

    Par Olivier Chiacchiari

     

    Une traductrice bernoise travaille actuellement sur la version allemande de ma pièce La Mère et l'enfant se portent bien. Tout se présentait pour le mieux avant qu'elle n'attire mon attention sur le titre. Quoi, le titre ? Il s'agit d'une satire sociale qui traite de l'incapacité d'un homme à assumer sa paternité. Plus la mère et l'enfant s'épanouissent, plus le père se sent exclu. L'expression consacrée paraît donc idéale dans la mesure où elle fait retentir l'absence du père avec ironie...
    En allemand, l'expression consacrée ne l'est plus tout à fait, me dit-on. Die mutter und das kind wohl auf, c'est plat, sans éclat, me dit-on. Impossible d'en juger par moi-même, je suis bilingue français-italien, pas allemand, bon sang ! Pourquoi ai-je négligé le Wir sprechen deutsch de ma scolarité, pourquoi ai-je préféré le lancé de gomme à la langue de Goethe, scheisse ! Oh, pardon… flûte !
    Il ne suffit pas de traduire littéralement, il faut penser, repenser dans la langue d'accueil, quitte à prendre des chemins de traverse pour redonner une cohérence à l'ensemble. Car au-delà du sens, la langue véhicule l'histoire, les symboles, les moeurs du peuple qui la pratique. Les mêmes mots n'évoquent pas les mêmes choses partout, toutes les expressions ne passent pas les frontières, il faut se montrer curieux, audacieux, inventif. Un travail d'écriture, en somme.
    Que faire ? Changer de traductrice ? Ça ne ferait que repousser le problème. Changer de titre ? Un intitulé passe-partout, genre Baby Blues ? Ça ne ferait que simplifier le problème. Le titre est sans doute annonciateur d'autres casse-têtes à venir. Alors quoi ? Oublier l'original, changer de langue, réécrire le tout ? Mais oui, voilà la solution ! Je me replonge dans le Wir sprechen deutsch et je réécris la pièce en allemand ! C'est le seul moyen d'éviter la trahison...

     

     

  • Terrains vagues, de Jérôme Meizoz

    Par Alain Bagnoud

    Magnifique et poignant, le dernier livre de Jérome Meizoz. De courts textes, des poèmes, des proses poétiques autour de terrains vagues et de personnages. Rimbaud à vélomoteur, qui ouvre le recueil, est l’évocation d’un poète qui « n’avait en tête que le Livre, la grande Phrase qui rachète tout », paysan, marginal, parcourant le pays en tout sens, buveur et habitué de la diatribe, méprisé par ses concitoyens, poursuivant obstinément sa quête jusqu’au soir où il s’est installé sur la voie ferrée pour attendre le train qui allait le tuer.
    Suivent dans le recueil d’autres individus poignants. Une femme « soûle du Saint Esprit » qui cherche obstinément à contredire le malheur et à consoler. Un pêcheur. Paulo, le beau Paulo détruit par l’amour.
    Toute une galerie de personnages se constitue ainsi. Des êtres qui sont un peu à part, touchés dans la grande fraternité des êtres. Des gens fragiles qui luttent, se relèvent, sont vaincus parfois,  près de qui Meizoz se tient avec une grande tendresse.
    Ce sont des portraits inspirés parfois par le réel. Dans le premier texte dont j’ai parlé, par exemple, qui traite de la question du suicide des écrivains et de l’incompréhension sociale qui les accueille, on reconnaît Vital Bender, de Fully, là d’où venait aussi Adrien Pasquali, qui s’est également donné la mort..
    Il y a d’autres choses encore dans ce livre. Des paysages, vallée venteuse, pierres, mer, caps, pics en novembre, en hiver. L’altitude, les rocs, le ruissellement, l’érosion.  Des lieux d’attente ou de départ. Des hangars, parkings, halls de gare, une bibliothèque où se réfugier. Un univers cohérent, évocateur, rude et présent, qui est dit dans une écriture juste, évocatrice, forte.
     
    Jérôme Meizoz, Terrains vagues, Editions de L’Aire
    (Publié aussi dans Le blog d’Alain Bagnoud)
     

  • Sur le silence des écrivains face à l'UDC (suite)

     

    Pour prolonger la réflexion entamée il y a quelques semaines et qui avait déchaîné quelques passions en ligne (à lire ici) , nous présentons aujourd'hui un article de Michel Moret - en charge des éditions de l'Aire - à paraître ces jours dans 24 Heures. En définitive, tout ce silence commence à faire du bruit...
    Les blogres


    La chute de Christoph Blocher était inscrite dans le ciel

     

    Par Michel Moret

    Tout le monde le savait, Blocher tribun zurichois, pensionné AVS ne représentait pas l’avenir pour son parti politique et encore moins pour son pays. En fait, il est victime de l’esprit suisse qui consiste à couper tout ce qui dépasse – esprit qu’il cultiva avec ardeur et qui se retourna contre lui. Comment ne pas penser au bourgmestre de Zurich : H. Waldmann qui au 15e siècle fut condamné à mort par le peuple qui ne lui pardonnait pas certaines mesures autoritaires notamment celle d’avoir interdit les danses publiques. On pense aussi aux grandes tragédies et aux paraboles bibliques où l’on constate qu’un homme ne parvient jamais à satisfaire tous ses désirs. Blocher a connu la fortune, le pouvoir et il voulait parfumer sa gloire avec le titre de Président de la confédération. Ce rêve lui échappera. Heureusement. On imagine mal les députés de son parti qui lui obéissent aveuglément lui dire : « Christoph, ton ticket n’est plus valable. » Et pourtant, un jour, il faut tourner la page. Cette éviction va faire un tri intéressant parmi cette députation d’extrême droite où l’on compte plus que l’on ne pense. Espérons que les délégués de cette famille exprimeront leur propre pensée et ne limiteront pas leur activité à lancer sempiternellement des initiatives xénophobes.
    Par ailleurs, quelque chose d’inconscient et d’oedipien a surgi parmi les parlementaires. Quelque chose d’animal aussi. Le besoin de changement de génération m’a fait songer à un troupeau de bouquetins qui éprouve à un certain moment la nécessité d’écarter l’ancêtre. La répétition des mots d’ordre et des discours unilatéraux finit par créer la lassitude. Reconnaissons néanmoins que Blocher, même s’il n’a pas confiance en l’homme, a marqué profondément sa génération. Pourtant, sa vie politique se termine par un double échec : sa non réélection au Conseil fédéral et sa non résolution du problème migratoire malgré l’étendue de ses pouvoirs. Dans sa biographie, ses échecs seront plus importants que ses victoires. Cela fait partie des mystères du destin.

  • Le Père Noël n'est pas une ordure

    Par Pierre Béguin 

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    Un atout dont je pouvais me prévaloir à 18 ans face à mes copains, c’était une petite voiture de sport que mon père, pourtant pur produit d’un protestantisme rigide, austère et peu enclin aux cadeaux, m’avait offert. Cette voiture m’a permis de décrocher le job le plus intéressant parmi tous ceux, divers et multiples, que j’ai effectués dans ma jeunesse: Père Noël. Voilà pourquoi, les 24 et 25 décembre 1972, de 17 à 24 heures, le Père Noël – un vrai avec un véritable déguisement, maquillage et tout le tintouin – sillonnait la ville et le canton de Genève en voiture de sport, en suivant un planning strict, organisé, précis: à 17 heures chez les Machin à Vésenaz, à 17.30 heures chez les Chose à Hermance…

    A chaque adresse, je sais où sont entreposés les cadeaux et la lettre m’indiquant la nature des remarques destinées aux enfants. Je dispose de 2 ou 3 minutes pour en apprendre le détail. Puis je sonne et, derrière la porte, c’est l’explosion de cris de joie, de surprise, d’émerveillement. Le rituel est immuable. Sauf une fois…
    Entrer dans les familles à Noël, voir comment elles fêtent l’événement – et même y participer directement – constitue probablement une des études sociologiques les plus passionnantes. Mais qui peut générer des situations délicates – telles celles où des parents, désireux de prolonger la magie de Noël au-delà du raisonnable, m’exposaient au scepticisme d’enfants cherchant à tirer ma fausse barbe pour vérifier mon authenticité –, voire des scènes particulièrement déprimantes…
    Il est encore tôt lorsque je gare ma voiture près d’un immeuble cossu des Glacis-de-Rive (en ce temps-là, c’était possible). Derrière la porte, comme convenu, les cadeaux et la lettre. Seulement, là, en guise de cadeaux, se dressent un martinet et une verge (mais non, voyons!  Je parle de cet instrument de punition corporelle formé d’une poignée de brindilles liées dont on menaçait les enfants turbulents – mais ce devait rester une menace – qu’il fût l’unique présent du Père Noël). Un martinet et une verge. Rien d’autres! La lettre des parents trace le portrait des pires voyous de la République, pour le moins des futurs ennemis publics numéros un et deux. Tant pis, il faut y aller, c’est l’heure! Je sonne. Une explosion de cris de joie, comme d’habitude, et les bruits de pas juvéniles qui se précipitent vers la porte. Près du seuil, un peu en retrait, avec de larges yeux brillants où se lit un émerveillement teinté d’une nuance de crainte, deux enfants de 4 et 5 ans, bien habillés, me contemplent de la tête aux pieds, soudainement muets. Je dois prendre une voix grave et sévère. On me l’a précisé. Puis m’avancer un brandissant dans un geste de menace – mais seulement de menace! – la verge et le martinet. On me l’a souligné. Et commencer l’énumération de leurs fautes impardonnables, de leurs indisciplines répétées, de leurs manquements indignes aux convenances les plus élémentaires…
    Les enfants, un instant incrédules, puis franchement apeurés, regardent leurs parents et se mettent à pleurer, à hurler de concert. Le père intervient. Pas de fêtes de Noël! Le Père Noël l’a bien dit: vous ne les méritez pas! Au lit, immédiatement et sans discussion! Il me remercie. J’étais crédible, précise-t-il, pour commenter ma performance tout en me remettant les 25 francs convenus.
    Ce soir-là, aux Glacis-de-Rive à Genève, le Père Noël était vraiment une ordure… 

    André Gide prétendait que, en matière d’éducation, «les plus lamentables victimes sont celles de l’adulation». Encore une affirmation de vieux protestant! Non! Les pires victimes de l’éducation sont celles privées de la plus belle grâce accessible spontanément aux enfants et que les adultes regrettent toute leur vie d’avoir perdue: le merveilleux! Pendant un jour, laissons-les être des enfants rois, des rois uniques! Fût-il l’émanation d’une multinationale, le Père Noël ne devrait jamais être une ordure…

  • Les studios PIXAR croquent le monde en plein vol

     

    Par Olivier Chiacchiari

     

    A l'approche des fêtes de fin d'année, efforçons-nous d'entretenir un peu de magie pour divertir l'esprit des adultes et enchanter celui des enfants.
    PIXAR, pour ceux qui ne connaissent pas, est une société créée par Steve Jobs en 1986 (créateur d'Apple en 1976 !) qui produit des films d'animation connus dans le monde entier (Ratatouille, les Indestructibles, Toy Story, etc.).
    Leurs productions primées maintes fois à juste titre, comportent des courts métrages qui viennent de paraître dans un DVD réunissant pas moins de 13 opus. Et l'on peut dire que ces courts n'ont rien à envier aux longs, ça non, un véritable festival d'humour et de poésie, dont les prouesses techniques n'ont d'égal que l'excellence des scénarios.
    J'en veux pour exemple ce bijoux intitulé For the birds, métaphore des dérives grégaires d'une société représentée par une bande d'oiseaux agglutinés sur une ligne à haute tension. Cette communauté étriquée et belliqueuse se chamaille au coude à coude sur quelques mètres de câble (parmi des kilomètres existants), lorsqu'arrive un grand volatile débonnaire aux intentions amicales. Mais la démarche innocente du nouvel arrivant agace. Elle déclenche les railleries, puis la colère de la communauté qui se transforme progressivement en une meute avide de lynchage collectif... jusqu'à ce qu'un rebondissement hilarant renvoie toute la communauté à son propre ridicule !
    Une simple histoire muette qui s'impose comme une fable universelle, et le tout en moins de trois minutes ! Witold Gombrowicz a écrit dans son journal: «Si vous voulez me parler d'une manière efficace, ne le faites jamais directement». L'expression brève et ludique de PIXAR illustre parfaitement cette réflexion.

  • L’espace vide du monstre

     

     

    par Pascal Rebetez

     

     

    Lisez un des ouvrages les plus étonnants de cette année en Suisse romande. Il est l’oeuvre de la Fribourgeoise Isabelle Flückiger et ça m’a fouetté les sangs et « rebouillé » comme on l’est rarement dans nos vertes vallées. Outre l’intrigue - qui voit une jeune glandeuse, toute creusée par la vacuité de sa vie, tenter de se rendre exceptionnelle par la maîtrise de la vie des autres - il y a dans l’écriture de ce troisième roman une force, un tempo ensorcelant, une grâce d’écriture qui épatent.

    Est-ce qu'il existe une littérature femelle? En tout cas, celle-ci vous tient aux choses...

     

     

    C’est paru aux Editions de l’Hèbe en 2007.
  • La symphonie du loup, par Marius Daniel Popescu

    Par Alain Bagnoud

    Marius Daniel Popescu, c’est une personnalité. Quelqu’un qui fait réaliser à plein cette idée proustienne qu’en abordant un auteur, on se retrouve dans son individualité, dans sa vision du monde, qu’on a accès à sa subjectivité. Avec La symphonie du loup, événement littéraire de la rentrée, on est dans un roman original, mais on est aussi dans Popescu.
    Dans son histoire d’abord. La Roumanie, l’enfance, l’apprentissage de la vie, la mort du père, un personnage rebelle, ennemi du parti unique, grand séducteur, écrasé par un camion plein des briques qu’il destinait à construire une chambre pour que son fils puisse venir habiter avec lui. Et, en écho, Lausanne, la vie de famille, la femme et les deux fillettes du héros.
    On se trouve aussi dans une vision du monde. Une vision ample, englobante qui s’exprime dans des épisodes caractéristiques minutieusement racontés, intégrant l’exceptionnel et le banal tout aussi bien. Qui décrit un personnage singulier, un personnage qui ne peut être que Popescu, vu à travers la distance de la deuxième personne puisque le texte est médiatisé par le grand-père, qui semble s’adresser au héros.
    Tout ça est dit dans une langue très personnelle. Rythmique, répétitive, martelée, ample. Composées de longues phrases juxtaposées, avec un vocabulaire simple, peu de figures de style mais un pouvoir descriptif et évocateur très fort. Ce n’est pas une écriture de nuances, d’effets raffinés, de mesure à la française. Au contraire. Popescu n’est pas dans la miniature, mais dans la fresque.
    Bien sûr, j’ai entendu les reproches qu’on fait au livre : le texte n’est pas raffiné. La construction est faible. A côté de scènes évocatrices il y en a de tout à fait banales. Le volume aurait gagné à être raccourci. Il y a, particulièrement après la page 280 environ, des scènes complètement hors sujet dont la présence nous fait nous demander si les éditeurs de la maison José Corti sont arrivés jusque là dans leur lecture.
    Tout ça est peut-être juste mais n’est finalement pas très important. Parce qu’on reçoit ici un chef-d’œuvre brut, et le rapport qu’on a avec lui est le même qu’on peut établir avec une personnalité bien tranchée. Soit on ne supporte pas cette présence qui submerge le lecteur et on referme le livre, agacé par ces scènes dans lesquelles un être omniprésent semble dire : tout ce qui m’arrive est important. Soit on se laisse emporter par la vision, la verve, l’énergie, les torrents de sensibilité, le sentiment d’exception, l’envie de peindre sa vie comme une destinée et soi-même comme un personnage. Alors, on est emporté par Popescu comme par un ami généreux, libre, enthousiaste, débordant de vie, curieux, profondément personnel dans sa vision et dans son expression.
    Moi, vous l’avez compris, je fais partie de cette catégorie de lecteurs. J’ai marché dans ce texte hors normes, j’ai été séduit par le personnage et charrié par le flux du récit.
    On peut y préférer bien sûr certaines choses. Tout n’est pas de même force. Certaines scènes roumaines sont proprement hallucinantes (l’annonce de la mort du père, le cheval martyrisé, le colis reçu à l’armée, etc.) alors que les épisodes familiaux lausannois par exemple m’ont paru longuets, peut-être parce que le bonheur est toujours un peu ennuyeux. Mais globalement, il faut bien reconnaître que La symphonie du loup marque la littérature romande par sa puissance, son originalité, sa singularité.

    Marius Daniel Popescu, La Symphonie du loup, José Corti

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud)

  • Quand la démocratie vacille...

    Par Pierre Béguin

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    Des élections en Suisse  souvent me renvoient à un jour de juillet 1987 à Bogota. A cette époque, Fernando Botero, le fils aîné du célèbre peintre et sculpteur colombien, s’apprêtait à faire ses premiers pas en politique en briguant une place au législatif de la Mairie de Bogota. Son parcours électoral devait impérativement passer par la visite d’un certain nombre de tuburios – comme on appelle les bidonvilles en Colombie –, l’objectif étant, bien entendu, d’en accumuler le plus possible dans la même journée. Par l’intermédiaire de son beau-frère d’alors, un Suisse installé de longue date, et avec succès, dans la capitale, il nous invita, un ami et moi, à l’accompagner dans sa campagne en milieu très défavorisé. Peu au fait à ses débuts, semblait-il, des réalités sociales de son pays, il allait monter dans sa BMW lorsqu’un responsable du parti libéral lui fit comprendre clairement que ce véhicule était peu approprié aux électeurs qu’il se devait de rallier à son panache, non pas blanc mais néanmoins certain, il faut bien le reconnaître. C’est donc dans un cortège de Jeeps, flanqués d’une dizaine de gardes du corps et autant de fusils mitrailleurs que nous commençâmes la campagne électorale de Fernando Botero, sans très bien comprendre, par ailleurs, le rôle que nous étions censés y jouer.

    Il nous apparut très vite que, derrière le discours politique stéréotypé, se tenaient en fait des tractations dignes d’un souk: le candidat libéral promettait généralement, en contrepartie des voix de tout le bidonville, un arrêt de bus et des canalisations. Mais promesses de politiciens sont promesses d’ivrognes, là-bas comme ici. Toujours déçus, les électeurs pauvres se méfient des beaux parleurs. Et c’est là, précisément, que nous entrions en scène. Fernando Botero donnait à notre présence, dans son discours, un caractère très officiel: nous étions deux émissaires de la démocratie helvétique, garantissant la parole et le sérieux du candidat que notre seule présence cautionnait. Ce qui valait à la délégation suisse, à chaque visite, un accueil fervent et empressé. Le problème fut que cet accueil s’accompagnait des inévitables libations à l’aguardiente comme test de virilité, libations que nous ne pouvions refuser sous peine de décrédibiliser notre candidat. Si bien que, dès le troisième bidonville, la démocratie suisse commença sérieusement à vaciller sur ses bases et à perdre de son prestige. La fin de la journée fut pathétique pour l’image de la Confédération et j’en demande humblement pardon à Micheline Calmy-Rey. Comme dit l’autre, ce ne fut pas Marignan, certes, mais ce ne fut pas Sempach. Dans tous les cas, je préfère vous en épargnez la description afin de ne pas heurter votre fibre patriotique.

    Pour sa première tentative en politique, Fernando Botero ne fut pas élu au législatif de Bogota. Je ne sais si le vacillement de la démocratie suisse en fut une cause indirecte, si ses émissaires manquèrent à ce point de résistance et de virilité qu’ils rendirent leur candidat peu crédible. Mais je sais que, sitôt après cet épisode, Fernando Botero entreprit une ascension fulgurante qui devait le mener sept ans plus tard – et ce fut la dernière fois que je le vis – à la tête du Ministère des Armées (autant dire Premier Ministre en Colombie) avant de s’emmêler les pieds dans des affaires de corruptions avec les narcotrafiquants et de chuter encore plus rapidement. Depuis son premier essai manqué dans les bidonvilles de Bogota, il avait renoncé à se servir de la démocratie suisse comme caution. Ce fut peut-être là son erreur…

  • Les temps modernes ne cessent de l'être

     

    Par Olivier Chiacchiari

     

    Je m'étais promis de ne pas le faire. Et pourtant je l'ai fait. C'est vrai. Mais si je ne me reconnais aucune excuse valable, j'invoque une circonstance atténuante: c'est l'avenir qui m'a forcé la main.
    Samedi dernier, j'entre dans une librairie avec un but bien précis. Je me dirige vers le rayon concerné, j'identifie mon objectif dans toute son imposante richesse et m'en empare sans hésiter, lorsque mon regard croise un autre objectif. Son alter ego. Moins encombrant. Plus complet. Au même tarif ? Allons donc !
    J'empoigne le concurrent déloyal. Soupèse, retourne, lis la notice. Dilemme cornélien: l'original volumineux dans une main et son prolongement électronique dans l'autre…
    A partir de là tout devient confus, je crois que je viens à bout du dilemme, je crois que je me dirige vers la caisse le regard fuyant, je crois que j'arrive chez moi la goutte au front et l'objet de la trahison à la main.
    J'allume mon ordinateur, déballe le CD-ROM, le glisse dans le lecteur, ça y est: la nouvelle édition du Petit Robert s'illumine devant mes yeux !
    Pour la première fois en 20 ans de compagnonnage, aux 2,1 kilos de cellulose et quelques 3000 pages de la version papier, j'ai préféré un disque polycarbonate de 16 grammes. Est-il possible que 60 000 mots y cohabitent ? Et quand bien même, quel intérêt d'informatiser le dictionnaire ?
    Je compulse le mode d'emploi. Clic. J'obtiens la définition souhaitée. Bon. Compulse encore. Clic clic. Chaque mot est interactif. Pas mal. Clic clic clic, étymologies, synonymes, citations en cascades, incroyable, le tout en liens hypertexte, vertigineux, je navigue à clics perdus dans les abysses de mon Robert numérique, comment ai-je pu vivre sans lui !
    Au paroxysme de mon exaltation, je me fige. Et lance un regard embarrassé en direction de l'ancienne version qui trône encore sur mon bureau. Little Bob, mon vieil ami cellulosique... qu'en est-il ? Finie l'odeur du papier, la texture du papier, le bruit du papier ? Peut-on tourner cette page d'un simple coup de clic ?
    Je m'étais promis de ne pas le faire. Et pourtant je l'ai fait. Mais qu'on se le dise: c'est l'avenir qui m'a forcé la main… clic !

  • Les cailloux du bonheur

     

     

     

    par Pascal Rebetez

     

     

    Il y a parfois une succession de petits bonheurs qui, assemblés, tels des cailloux pour la constitution d’un cairn, aide à la sensation verticale d’une existence que l’on sent plus intense et tenue. Encore faut-il les assembler, ces cailloux, en voir la règle d’équilibre, leur libre dépendance.

    J’ai vu l’autre soir le spectacle au Poche, Vacances de Viala et, comme c’était la première, il y avait Viala, vieux loup de mer et dialoguiste émérite, et puis les acteurs, le remarquable Thierry Meury, une gueule, une présence, un splendide rocher d’émotion contenue et sa partenaire Caroline Gasser, toujours juste dans sa singularité verticale elle aussi, avec cette sorte de grâce qui ne s’apprendra jamais dans les écoles. Et puis, les copains, beaucoup de Jurassiens pour l’occasion, la Castou, Maurice, Philippe, Lucia, et l’on boit, on rigole, on est contents du bon tour qu’on a joué à la vie, nés tout là-bas dans les confins et ici aujourd’hui…

    On rit à ressortir quelques expressions idiomatiques : mon « requeutzer » a grand succès, tant il est devenu rare dans les conversations.

    Et puis mardi, autre bonheur, celui de découvrir à travers son dernier roman le sud-africain André Brink, que, malgré sa célébrité, je n’avais jamais lu. Il était sur la pile des livres chez ma copine.

    A l’aube, rentrant chez moi, la tête toute pleine de L’amour et l’oubli et le corps pas prêt d’oublier tout l’amour échangé, je tombe sur trois sacs emplis de livres destinés au vieux papiers du mercredi matin. J’en emplis un entier de titres et d’auteurs passionnants. J’aime acheter des livres. J’aime encore davantage en trouver !

    Autre petit bonheur, celui d’avoir résolu quelques problèmes d’écriture, ou plutôt d’avoir l’impression de moments de grâce dans la rédaction de ce monologue commandé par une comédienne.

    Et puis, petit caillou telle une cerise sur le gâteau de ces jours heureux, la mise au pas de l’insolent Blocher, ce père Ubu, renvoyé à sa réaction et à son usine chimiques.

    Pas un petit caillou, plutôt le souvenir du pavé...