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  • Jérôme Meizoz, Lettres au pendu et autres textes

    j_meisoz.jpgPas moins de deux livres de Jérôme Meizoz viennent de paraître, différents l’un de l’autre.

    On sait que notre auteur mène deux carrières. Celle de chercheur l’occupe professionnellement: il travaille à la faculté des lettres de Lausanne.

    Son ouvrage paru chez Slatkine Erudition, La Fabrique des singularités (Postures littéraires II) fait partie de ce côté. Du côté de chez l’université. Les textes parlent de postures, de politiques de l’écriture, de littérature et sciences sociales, et interrogent Rousseau, Céline, Ramuz, Jules Vallès ou Annie Ernaux. On me permettra de ne pas être plus précis: tout ce que j’en sais pour l’instant vient de ma lecture de sa table des matières. Mais nous reviendrons là-dessus bientôt.

    Le deuxième livre s’appelle Lettres au pendu et autres écrits de la boîte noire, et est paru aux Editions monographic. Il appartient à l’autre veine de Meizoz. La création littéraire.

    Le pendu, c’est l’écrivain Adrien Pasquali, qui s’est suicidé en 1999 à Paris. Il avait 41 ans et venait de publier son dernier livre, Le Pain de silence.

    Quelques lettres retrouvées de Pasquali ont servi de déclic. Meizoz s’adresse au mort et dresse un état des lieux. Il lui explique par exemple ce qu’est devenu le Nouvelliste, le journal du Valais. Ce quotidien, qui était jadis l’organe des catholiques conservateurs, énervait nos deux auteurs par son conservatisme et sa clôture sur les complicités locales. « En ce temps-là, le Nouvelliste était notre mascotte négative, on le détestait par conviction et par jeu, on l’affrontait comme un ennemi intime et invisible » écrit Meizoz, qui explique ensuite ce que le journal est devenu, après qu’« à la faveur d’affinités personnelles », l’esprit UDC l’a infiltré. « Aujourd’hui, une chose terrible a eu lieu, le passage à une révolution conservatrice qui allie consumérisme, populisme et paternalisme social. »

    Je me suis un peu attardé là-dessus par intérêt personnel, mais la politique n’occupe qu’une part de ces lettres, bien entendu. Elles parlent surtout d’écriture, d’identité, de trahisons sociales. De plus, elles ne constituent que le début du volume, qui se présente comme un recueil de textes divers.

    Certains sont parus dans des revues, d’autres sont des textes de présentation de peintres, des réponses à des enquêtes, des extraits de journal intime. On y trouve aussi une postface ou même un entretien. Ces contributions d’origines différentes sont cimentées par des inédits.2603081.image?w=480&h=296

    L’ambition déclarée de Meizoz dans Lettres au pendu est d’entrouvrir la porte de son atelier d’écriture. C’est tout l’intérêt de ces textes: ni études ou essais universitaires, ni pure écriture littéraire comme Fantômes ou Père et passe ou Terrains vagues, ses trois dernières parutions.

    On est ici dans le laboratoire, dans les tentatives et les approches de soi-même ou de la création, de ce qui la provoque, dans la réflexion ou la définition, dans l’interrogation sur le littéraire ou les images.

    On connaît l’intérêt de Meizoz pour les peintres. Ici encore son livre est illustré par le très intéressant peintre et plasticien André Crettaz, qui vit à Sierre, et a créé l’image de la jaquette de couverture.

     

    Jérôme Meizoz, La fabrique des singularités, Postures littéraires II, Slatkine érudition, Genève

    Jérôme Meizoz, Lettres au pendu et autres écrits de la boîte noire, Editions Monographic

     

    Quelques extraits de Lettres au pendu seront lus par le comédien Claude Thébert à la Librairie Le Parnasse 6, rue de la Terrassière, Eaux-Vives, Genève, ce samedi 7 mai à 12 heures

  • Requiem pour Ben Laden

    images-2.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Ainsi donc il repose, par mille mètres de fond, dans la Mer d'Oman, dévoré par les congres et les murènes.

    Comme les passagers des avions qu'il a fait exploser, un peu partout, dans le monde, depuis vingt ans, sans leur réserver d'autre sépulture que la mer immense.

    Honnêtement, qui s'en soucie ? Qu'un homme soit exécuté, assassiné, voire même torturé, puis livré en pâture aux requins, quand cet homme a lui-même organisé la mort de milliers d'innocents ? À part quelques nostalgiques de la guerre terroriste, une poignée de pusillanimes de gauche et de droite, effarouchés qu'on viole ainsi le sacro-saint « droit international », personne ne regrettera Ben Laden, triste pitre barbu, idéologue à la petite semaine, philosophe pour classes élémentaires. Quel autre message que celui de la violence — parfaitement aveugle – a-t-il porté au jour ? Quelle vision messianique ? Quel projet d'avenir ?

    Il repose, par mille mètres de fond, mangé par les requins, et bientôt on l'aura oublié. Seul restera le souvenir, indélébile, du sang qu'il aura fait verser.

    Dessin de Patrick Chappatte, paru dans Le Temps du mardi 3 mai 2011.

  • désarroi

     

    par antonin moeri

     

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    John Cheever sait adopter le point de vue d’une fillette de trois ans. Pour cela, pas besoin d’inventer un langage “bébé”. Il décrit ce que pourrait voir, entendre, dire, ressentir ou faire la petite Deborah. Exemples: elle attend le dimanche matin dans sa chambre “un signe de son père indiquant qu’elle pouvait entrer dans la chambre de ses parents”. Elle répète les phrases prononcées par les adultes. Elle concocte des Martini dans le bac à sable. Elle choisit des vêtements dans les publicités d’un journal et dit “Je mets mes chaussures” en mettant la photo découpée sur ses pieds. Elle se dispute souvent avec Mrs Harley, la gouvernante qui s’occupe d’elle. Elle baptise ses poupées du nom de “Renée”, une comédienne au caractère instable à qui la gouvernante confie Deborah quand elle veut aller à l’église.

    L’intrigue se corse lorsque Deborah est confiée à la comédienne qui, ce jour-là, est vêtue d’un déshabillé ourlé de plumes. Son appartement est en désordre, des verres de whisky et des cendriers renversés traînent ça et là. La comédienne se prépare pour déjeuner avec une femme qui pourrait lui trouver un emploi. Deborah murmure alors:”J’ai une amie. Elle s’appelle Martha”. Au moment où Mrs Harley vient récupérer la gamine, celle-ci a disparu.

    Les parents et la police sont alertés. Toutes les pistes sont étudiées. Le père va trouver une femme qui interprète les rêves, étudie les astres et qui avait prédit cette disparition. La mère a le sentiment d’avoir sacrifié sa fille (elle est justement en train de lire l’épisode d’Abraham dans la Bible). Elle a également l’impression de devenir folle. Elle pense avoir été une mère exécrable, une épouse exécrable. Le père continue de participer aux recherches. Deborah est enfin retrouvée. Elle explique qu’elle devait retrouver Martha. Le père ne saura jamais qui est Martha.

    Voilà les ingrédients d’une histoire subtilement contée. Une ravissante fillette. Des parents qui travaillent et passent leurs soirées avec des copains. Une disparition qui pourrait être un enlèvement. Les standards du polar: recherche d’indices, flics, suspense, interrogatoire. Mais le lecteur, ici, ne reste pas prisonnier de ces standards. Car John Cheever a un autre projet: raconter les désarrois d’une classe moyenne dont le principal souci est de sauver les apparences. L’énergie déployée à cette fin est telle qu’un incident sortant de l’ordinaire provoque des réactions d’une violence inouïe.

    Serait-ce notre lot? Pourtant John Cheever écrivait ces nouvelles au milieu du siècle passé.

    John Cheever: L’Ange sur le pont.  Editions Le Serpent à Plumes 2001

     

  • Du côté des Cherpines

    Par Pierre Béguin

    Entre dogmatisme, ignorance, mesquinerie et intérêt, on entend beaucoup d'âneries sur la zone des Cherpines-Charrottons qui fera, le 15 mai prochain, l'enjeu d'une votation sur son déclassement. Celui qui a pris le temps d'aller voir sur place pour effectuer un véritable état des lieux devra remiser l'argument qui repose sur la préservation de «terres maraîchères uniques dans le canton»...

    Cette zone fut le terrain de jeu de mon enfance. Il me semblait que j'en connaissais chaque motte de terre. Car il n'y avait alors, à part quelques fermes ou maisons, que des terres cultivées sur lesquelles, il faut bien le dire, les enfants n'étaient pas vraiment les bienvenus. On a d'abord déclassé en zone industrielle la partie entre route de Base et route de Saint-Julien (eh oui! la plaine de l'Aire et ses «merveilleuses terres agricoles» ne s'arrête pas à la route de Base). Pendant des années, seuls l'usine l'Oréal et le garage Renault sont venus s'y implanter. Puis, dans les tristes années 80, dans l'indifférence générale pour ces fameuses «terres maraîchères exceptionnelles», on y a spéculé, on a bétonné tous azimuts, on y a laissé des surfaces commerciales vides et des trous énormes à l'abandon dès le début de la crise immobilière. Pas un cri, pas une indignation contre ce saccage! (Certes, ces industries font maintenant la richesse de la commune, qui s'en plaindrait?) Côté sud-est de la route de Base, tout a été construit en immeubles et villas. Idem côté Grand-Lancy dans le prolongement des Fraisiers. A ma connaissance, sans opposition, pour le moins sans votations.

    Pendant ce temps, dans la zone Cherpines-Charrottons précisément, on a aménagé des terrains de sport, de tennis, sans que personne ne s'élève contre la perte de terres cultivables. Même chose tout récemment avec les écoles de Commerce et de Culture générale. Entre temps, un Garden Center, avec un grand parking pour la clientèle, est venu s'ajouter à la marbrerie et aux deux carrosseries (qui, elles, occupaient les lieux bien avant le classement en zones) dans le prolongement des dépôts industriels de quelques entreprises de bâtiments bien genevoises qui ont longtemps entreposé leur matériel - bulldozers, grues et échafaudages en tête - sur «les belles terres arables» en toute illégalité et toujours dans l'indifférence générale. Un entrepôt, d'ailleurs, existe toujours, comme pour montrer que, «sur les plus belles terres maraîchères genevoises», tout peut pousser, à commencer par la ferraille et les gravats (je vous invite à aller visiter l'entrepôt; c'est facile pour garer sa voiture: il se trouve dans le prolongement du parking et de la marbrerie). Quant aux quelques maisons qui s'élevaient là dans mon enfance, elles ont été rénovées, elles se sont agrandies, des jardins privés ont poussé partout avec pleins de clôtures et de gazon, aux dépens de «terres maraîchères uniques dans le canton», au point que, si je confronte mes souvenirs avec la réalité actuelle, j'ai l'impression qu'elles se sont multipliées. Impression fausse de toute évidence puisque personne n'aurait pu obtenir de permis de construire dans cette zone de «terres agricoles exceptionnelles» - c'est fou néanmoins ce que les souvenirs nous trahissent! Car, voyez-vous, je jurerais que certaines maisons n'y étaient pas avant! Heureusement qu'on peut compter maintenant sur leurs propriétaires pour défendre ardemment «ces terres maraîchères qu'il faut à tout prix préserver» et qu'ils ont été les premiers à annexer à grands coups de gazon et de briques pour leur espace de vie personnel (cela dit, si j'étais à leur place, nonobstant l'incroyable paradoxe, j'aurais adopté la même position, tant cet espace paradisiaque mériterait d'être préservé au seul profit de ceux qui en jouissent).

    Mais que sont mes terres agricoles devenues, que j'avais de si près tenues, et tant aimées? Elles ont été trop clairsemées (merci Rutebeuf) entre espaces privés, commerciales, publics. Au point qu'elles ne doivent guère constituer maintenant beaucoup plus d'un tiers des 58 hectares restants. Et encore, en fait de «terres maraîchères», on y voit principalement des champs de blé, des pépinières et même des terrains en friche depuis des années sur lesquels ne poussent que les subventions de Berne (que voulez-vous, la terre est si basse et rapporte si peu, les légumes importés étant tellement moins onéreux!) Je m'y suis promené hier à la recherche de mes souvenirs. En cherchant bien, j'ai tout de même trouvé 50 m2 de carottes, quelques plants de salades et 4 ou 5 tunnels...

    Alors, moi, vous comprenez, quand j'entends ceux qui viennent maintenant s'indigner d'un bétonnage de 58 hectares «de magnifiques terres maraîchères» que, bientôt, plus personne - et surtout pas eux - ne voudra cultiver, je me dis qu'ils se foutent vraiment de notre gueule! De terres maraîchères aux Cherpines, il n'en reste presque plus. Que ne se sont-ils indignés plus tôt? Car la zone Cherpines-Charrottons, actuellement, ne ressemble à rien. Ce n'est plus une zone agricole, ce n'est pas une zone de logements. Et moi, comme Musset, je pense qu'«une porte doit être ouverte ou fermée». Soit on rend vraiment cet espace à l'agriculture, soit on l'ouvre à l'habitation. Mais je gage que, si le déclassement est refusé le 15 mai, les vainqueurs se garderont bien d'exiger le retour de cette zone à l'agriculture maraîchère; un retour, me direz-vous, en grande partie impossible... Qui sait? peut-être les propriétaires pousseront-ils l'argument de la préservation «des terres maraîchères exceptionnelles» jusqu'au bout de sa logique en acceptant l'expropriation de leurs jardins engazonnés pour les restituer à cette fonction première qu'ils défendent? (Bon, moi, j'avoue, si j'étais à leur place, je me contenterais de préserver mes nains de jardin de l'envahisseur.) Donc pas de logements certes, mais pas de salades non plus! Genève, en somme! Alors adieu cabus, artichauts, cardons, choux-fleurs de mon enfance! Vous n'existez plus aux Cherpines que dans les arguments fallacieux de quelques intérêts mesquins et dans l'idéologie de quelques verts citadins bien logés. L'Union Maraîchère de Genève ne s'y est d'ailleurs pas trompée qui soutient le déclassement de la zone.

    Quelle que soit l'issue des votations, l'histoire des Cherpines-Charrottons aura illustré une des grandes curiosités de ce canton: on peut presque tout faire de son territoire dans l'indifférence générale, sauf construire des logements (ou des routes) que, par ailleurs, tout le monde réclame à corps et à cris. Genève est décidément un lieu bien étrange, peuplé de gens bien singuliers. Un partisan d'Allende qui défilait devant la Moneda de Santiago avait écrit sur une pancarte: «Ce gouvernement est bordélique, mais c'est mon gouvernement». Presque 40 ans plus tard, je lui emprunte sa formule en guise de conclusion: «Genève est bordélique, mais c'est mon canton...» Hélas!