Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Quatre personnages en quête de gloire

    PAR SERGE BIMPAGE

    Voici quelque temps que Jacques-Etienne Bovard nous a habitués à son regard socio-ethno sur le microcosme helvétique. Son recueil de nouvelles, Nains de Jardin, fut un modèle du genre. A vrai dire, on ne s’habitue pas à la littérature de l’auteur lausannois, tant il nous réserve de surprises et d’audace en son regard affuté.
    La Cour des grands porte bien son nom. En en la dénonçant la prétention, Jacques-Etienne Bovard y entre de plain-pied. De quoi s’agit-il ? D’un voyage littéraire auquel participent quatre misérables auteurs suisses romands. Le narrateur, Xavier, judoka à ses heures, doté d’une inclination littéraire plutôt sportive. Charlène, belle autrice voyageuse, dont l’écriture se cherche autant qu’elle-même. Et Borloz, motard pornographe rédigeant ses romans à la pelle. Tous auteurs de piètres romans de gare mais heureux de leur vie et dépourvus d’arrière-pensées.
    On allait presque oublier la star du voyage : Pierre Montavon, l’Ecrivain, le détestable et admirable vieux maître (devinez qui dans la réalité) autant faisant la pluie et le beau temps de l’édition romande que connu en France. Lequel, en ce périple allant de Strasbourg à Paris à l’invitation d’une association culturelle française, ne cachera pas un seul instant son profond dégoût d’être entouré de si minable équipage.
    De trajets en autobus en stations à l’hôtel en passant par les réceptions et une émission de télévision, chaque participant à cette inopinée promiscuité en sera pour ses frais, cherchant pathétiquement à tirer son épingle du jeu. Propulsés dans le rôle de personnages de romans, les auteurs se voient précipités dans une rude confrontation avec leurs œuvres ainsi qu’avec eux eux-mêmes. La vraie vie est autrement bouleversante que tout ce qu’on peut en dire.
    Il est bien rare qu’un auteur, en particulier suisse, fasse autant rire. Qui plus est, l’humour de Jacques-Etienne Bovard est profond. Entre Albert Cohen et David Lodge, bien au-delà de la simple (et impitoyable) analyse sociologique, il conduit à une métaphysique emplie de poésie. « Et toi, est-ce que tu les reconnaissais ces petits livres aux couvertures lustrées, énergiques, lisses comme des miroirs, où rien pourtant ne se reflétait ? Est-ce que tu te reconnaissais toi-même dans ces titres simples, ces histoires stratifiées, ces personnages toujours les mêmes sous leurs oripeaux de marionnettes ? »
    En un scénario bien ficelé aux rebondissements savoureux, Jacques-Etienne Bovard articule ses marionnettes avec la jubilation et l’amour pour elles des grands auteurs. Très contemporaine, la langue est remarquablement maîtrisée. Et l’éternelle interrogation littéraire, qu’est-ce qu’écrire, qu’est-ce que bien écrire, discrètement présente au travers de ces désopilantes tribulations.  

    La Cour des grands, par Jacques Etienne Bovard. Bernard Campiche éditeur. 307 pages.


    Genève en sept balades

    Aussi bien les Genevois que les touristes découvriront avec bonheur Genève en sept balades. On doit cet opuscule au talent de Reynald Aubert, qui s’est associé pour le texte à Titan Lacroix, connue comme designer. Dessinés, les itinéraires proposés révèlent la beauté des lieux. Notices historiques, recettes de cuisine et calembours achèvent de faire de ce guide de Genève une référence insolite et incontournable.

    S.B.

    Genève en sept balades, par Reynald Aubert et Titan Lacroix.


    L’école vue par l’enseignant

    On aime les Editions de l’Hèbe, au travers de ses plus de cent parutions, pour ses effort de mise en page simple et belle. La plume de Leyla Tatzber, autrice genevoise, y fait écho. Peut mieux faire est le roman des vicissitudes d’un enseignant en proie aux absurdités du système et à la douleur des inégalités scolaires. Le titre porte bien son nom. Sociologiquement captivant, littérairement décevant.

    S.B.

    Peut mieux faire, par Leyla Tazber, Editions de l’Hèbe. 159 pages.


    Le Christ s’est arrêté à la Bible

    C’est le livre d’un humaniste, médecin, chrétien. Qui s’interroge sans complaisance et avec courage sur sa spiritualité vivante. Constate que cette dernière, inscrite dans le cerveau, peut trouver un équilibre travaillé entre science et foi. Et déplore les ajouts pervers des siècles successifs aux préceptes simples et justes du Christ, auprès desquels il faut revenir toutes affaires cessantes.

    S.B.

    Le Voyage existentiel, par André Charmay. Editions Slatkine, 88 pages.

     

     

     

  • Agonie et renaissance du personnage fictif

    Par Pierre Béguin

    Loin de se limiter à un abrutissement des masses, l’avènement de la télévision, plus généralement des genres audiovisuels, ont largement entamé le champ littéraire. Non pas tant par leur esprit de conquête ou leurs qualités intrinsèques que par la résignation des romanciers à voir le cinéma et le petit écran monopoliser l’action, les destins extraordinaires et les grandes passions. Proclamant sous-littérature les romans qui admettaient encore la distraction et la fiction comme deux recettes essentielles, des écrivains décrétèrent que la seule aventure romanesque licite était celle du langage. Ils limitèrent ainsi la création littéraire à des expériences formelles, réduisant du même coup le roman – en France tout spécialement – à une branche mineure de la linguistique ou de la sémiotique réservée aux séminaires d’un Roland Barthes ou d’un Jacques Derrida dont les élucubrations furent infiniment plus intéressantes que les textes sur lesquels ils fondaient leurs théories. Effet symptomatique de ce phénomène: l’appétit de fiction frustré dut se satisfaire de genres de substitutions comme la biographie et le roman policier. Et l’on vit même une Patricia Highsmith, considérée jusque là comme une bonne artisane de polars, élevée par la critique au rang d’artiste de haut niveau, avant que les gonfaloniers du formalisme, désertés par le public autant qu’encouragés par les succès d’une sous-littérature qu’ils avaient eux-mêmes désignée, n’envahissent ces genres de substitutions. Umberto Eco s’évade de la sémiotique pour imaginer un thriller moyenâgeux délicieusement macabre (Le Nom de la rose, 1980), Philippe Sollers, directeur de la revue Tel Quel, se met à écrire des romans mondains et érotiques (Femmes, 1983), J.M.G. le Clezio, dédaigneux de l’anecdote et imprégné de préoccupations formalistes, trouve enfin un large public en renouant avec une fiction traditionnelle (Désert, 1980) avant de publier un roman d’aventure dans la droite ligne d’un Joseph Conrad (Le Chercheur d’or, 1985) et de recevoir le Prix Nobel en 2008. En Espagne, un autre prix Nobel, Camilo Jose Cela, ressuscite la tradition du roman picaresque qu’on croyait définitivement enterrée (Mazurka pour deux morts, 1990) et Manuel Vázquez Montalbán écrit une série de romans policiers conduits par le détective Pepe Carvalho. C’est l’agonie de l’épisode formaliste et de la littérature intransitive – selon la formule de Roland Barthes – qui coïncide étrangement avec la reconnaissance académique de ceux-là même qui l’avaient incarnée: le prix Goncourt pour Marguerite Duras (1984) et le Prix Nobel pour Claude Simon (1985).

    L’agonie oui, mais pas la mort. L’ère du soupçon est achevée, voici venu le temps du scrupule. Car les héritiers du nouveau roman, s’ils renouent avec des modèles littéraires canoniques, ne se contentent pas de les imiter. Ils veulent faire du nouveau avec de l’ancien. C’est là tout l’intérêt, parfois même le génie, de cet important ensemble romanesque qui existe maintenant depuis trois décennies et qu’on appelle fiction biographique (l’autofiction n’en étant qu’un sous-ensemble). Si l’on voulait tenter une vague codification de ce genre littéraire contemporain, on en retiendrait les éléments suivants:

    Les romanciers préfèrent travailler avec des personnages historiques. Mis à mort par le nouveau roman, le personnage inventé manque encore de crédibilité, il ne séduit plus. En réponse à sa déconstruction en tant qu’élément de fiction, il devient maintenant réel, tangible. Dans cette galerie de personnages historiques, les choix privilégiés sont le plus souvent des figures d’artistes en ce qu’elles permettent une interrogation sur l’art et la création, sur les caractéristiques du génie, de même que des mises en abyme, des effets miroir par lesquels l’auteur se met en scène autant dans sa dimension autobiographique – introduisant en filigrane dans le texte sa vie ou ses souvenirs d’enfance – que dans son acte créateur – écrivant une aventure et montrant dans le même temps comment il écrit cette aventure. Comme si, par souci d’authenticité, on ne remontait pas le rideau à l’entracte pendant les changements de décors.

    En ce sens, l’écrivain est présent dans son texte comme narrateur. Il intervient pour souligner la part de doutes, d’interrogations, d’absence de maîtrise pleinement assumée qu’il entretient avec son récit, à l’image du narrateur du nouveau roman. Ce refus d’omniscience ne peut qu’engendrer une biographie partielle, incomplète, qui focalise sur une partie ou une dimension de la vie du personnage tout en revendiquant ses mutilations, ses parts de mystères, de hasards et d’hypothèses.

    Enfin, cette fiction biographique se veut aussi une spéculation sur ce genre littéraire: comment faire une biographie? faut-il respecter la chronologie, procéder par analepses ou séquences? quelles en sont les limites entre vérités, mensonges, inventions, oublis, hypothèses?

    Si l’on ne devait conserver (ou ne conseiller) qu’un seul livre représentatif de cette définition, ce serait sans hésitation Rimbaud le fils (1991) de Pierre Michon. Mais les figures d’artistes ne sont pas seules à retenir l’attention des écrivains. Une figure d’aventurier (et l’on s’aperçoit à quel point Blaise Cendrars fut un précurseur du genre, dans Rhum par exemple) permet de réinstaller les formes abandonnées du roman d’aventure et d’introduire un jeu de parodie du genre picaresque à l’intérieur même de la fiction biographique, comme dans Un Chasseur de lions (2008) d’Olivier Rolin. De même, une figure politique, dans son rapport aux événements, autorise une interrogation sur le fonctionnement de l’Histoire, sur ce qu’elle a engendré ou raté, accouché ou avorté, tout en introduisant dans le récit des accents mélancoliques pour le moins surprenants dans un genre littéraire qui se définit davantage par sa tonalité neutre. Ou encore une figure de sportif légendaire, comme dans l’excellent livre de Jean Echenoz (Courir, 2008) construit autour du phénoménal athlète tchèque Emile Zatopek, et prétexte à une interrogation sur l’avènement et la gloire d’un individu dans un système qui nie l’individu mais qui en instrumentalise la gloire comme un objet de propagande. Un cran plus loin, dans Les Onzes (2009), Pierre Michon s’émancipe de la caution du personnage réel dans une ultime pirouette: le célèbre tableau des Onzes (sorte de «cène révolutionnaire» où figure le Comité de salut public qui instaura le Terreur), ainsi que son peintre Corentin, nous sont donnés comme historiquement véridiques alors qu’ils ne sont que pure fiction. On pourrait voir dans ce mélange de fiction et d’Histoire, dans ce brouillage subtil, un signe annonçant la fin du temps des scrupules et le retour en grâce, sans fard ni masque, du personnage fictif.

    Dans tous les cas, ces fictions biographiques se veulent une tentative intéressante, parfois encore engluée dans les scrupules, parfois très aboutie, de concilier certains vestiges de la littérature formaliste avec la tradition romanesque. Et ce n’est pas le moindre de leurs titres de gloire que d’être parvenues à dynamiser un héritage précieux certes, mais devenu aussi ennuyeux qu’élitiste, en en conservant les éléments essentiels et en leur conférant une dimension plus concrète et accessible.

    Que les bons écrivains reviennent enfin disputer au cinéma, à la télévision et à la sous-littérature le privilège de raconter des histoires, des destins, des aventures – comme l’a très bien fait notre compère de Blogres Jean-Michel Olivier avec L’Amour nègre –, constitue à coup sûr le seul chemin où pourront se retrouver littérature et grand public, à l’instar de ces temps où les auteurs n’avaient aucun scrupule à admettre le divertissement comme une composante incontournable de la dimension romanesque.

  • Antoinette et Elisabeth sortent de l’Institut

    Par Alain Bagnoud

     

    sriimg20070605_7894923_0.jpgOn commence à voir les premiers résultats concrets de la formation donnée à l'Institut littéraire suisse de Bienne.

    A sa création, cet établissement a partagé le monde en deux camps. Ceux qui affirmaient qu'on ne peut pas enseigner à écrire, et les tenants de l'apprentissage à l'américaine: séminaires d'écritures et cours de création.

    Deux livres, sortis récemment, de deux anciennes étudiantes de l'Institut, nous fournissent des éléments pour nourrir le débat. Celui d’Antoinette Rychner, Petite collection d'instants-fossiles, recueil de récits brefs, aux Editions de l'Hèbe (2010). Et celui d’Elisabeth Jobin, Anatomie de l'hiver, un roman paru aux Editions de L'Aire (2011).

    Eh bien, le résultat est convaincant. On devine à leur lecture que si l'Institut littéraire n'a pas fourni à ces deux auteures un talent qu'elles possédaient sans doute déjà, il leur a fait gagner plusieurs années de tâtonnement et les a aidées à purger leurs textes des maladresses du débutant.

    illustrationPrincipale.jpg&long=485&haut=363Les petits récits d'Antoinette Rychner s'attachent à des instants cruciaux, dramatiques ou comiques. Ils décrivent ces moments intenses où quelque chose se passe. Très dépouillés, visant à l'effet, fulgurants parfois, ces vingt-cinq petits flashs épinglent des sentiments, des révélations, des expériences personnelles ou artistiques.

    On sent un peu le séminaire d'écriture en les lisant, ont dit les grincheux. Eh bien, pas tellement, je trouve.

    Elisabeth Jobin, elle, nous pond un roman qui se passe dans un village jurassien. Le départ d'un habitant va avoir decouv_Jobin6.jpgs répercussions dans le temps figé et les relations déterminées du lieu.

    La disparition de Michaël affecte tout son entourage. Ses deux maîtresses, Alice, l'épicière, qui a quatre enfants de pères différents, Laura l'étudiante belle et amoureuse de son corps. Sa famille, la mère, le père travaillant à l'usine proche, sa soeur Emily, personnage central peut-être de ce microcosme romanesque. Ou encore Joël qui suit son exemple et quitte sa femme...

    Dans un contexte figé, les lignes se déplacent petit à petit. Le village impose ses formes, ses relations, son manque de communication et d'amour. Autour, il y a la nature très présente, les forêts, les renards... Ailleurs le lointain, le rêve d'autre chose, l'espoir d'un changement. Les personnages, pris entre ces forces, oscillent, choisissent, survivent, résistent ou se soumettent.

    Le roman est dense, bien écrit, maîtrisé. Naissance d'un talent.

     

    Antoinette Rychner, Petite collection d'instants-fossiles, Editions de l'Hèbe (2010)
    Elisabeth Jobin,
    Anatomie de l'hiver, Editions de L'Aire (2011).

     

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Jean-François Duval, écrivain-philosophe

    images-3.jpegpar Jean-Michel Olivier

    On ne présente plus Jean-François Duval : journaliste, écrivain et bourlingueur, né en 1947 à Genève, qui distille chaque semaine dans l'hebdomadaire M-Magazine, ses délicieuses chroniques « Minute papillon ». Après deux romans, Boston Blues (2000) et L'annéée où j'ai appris l'anglais (2006), Duval nous propose un recueil de textes courts et savoureux, petit traité de philosophie quotidienne. Dans Et vous, faites-vous semblant d'exister ?* Duval excelle dans l'art du portrait, comme celui, subtil, de la fable. À travers cent détails quoditiens, que nous avons perdu l'habitude de voir, il nous rappelle que le monde qui nous entoure demande sans cesse à être réenchanté. C'est-à-dire déchiffré, interprété, investi d'émotion et de sens. Mêlant les éléments de sa mythologie personnelle (la VW de ses parents, la corvée de bois, la prière du soir) aux fables d'aujourd'hui, plus massives, plus impersonnelles, Duval trace un petit état des lieux de notre société désenchantée et nous donne, peut-être, grâce à ce petit livre, les moyens d'y survivre. Entretien.


    Ton livre est composé de très courts chapitres (de 1 à 3 pages), le plus souvent sans lien immédiat les uns avec les autres. Pourquoi le choix de cette forme brève et « disparate » ?

    — C’est Denis Grozdanovitch qui, dans sa préface à mon livre, parle de « disparate si savoureux ». Lui-même est l’auteur de Petit traité de désinvolture et de L’art difficile de ne presque rien faire, où il pratique la forme courte, à l’instar de son propre préfacier, Philippe Delerm. Moi-même, je n’ai jamais pu oublier une rencontre avec Cioran, chez lui, rue de l’Odéon, en 1979, où il m’a dit (c’était à la fois une justification de ses propres écrits, et un conseil qu’il me donnait) : « Il y a plus de vérité dans le fragment. » C’est vrai : il peut arriver qu’une exigence excessive de cohérence (c’est une fatalité qui guette beaucoup de romans) débouche sur des passages inutiles et factices. Cela dit, même si mon Et vous, faites-vous semblant d’exister ? est constitué de chapitres courts, un fil rouge court entre eux et les relie souterrainement.  J’ai pris grand soin à la construction de ce livre, à peu près autant que Noé à la construction de son arche (rires). Le monde est divers et il faut rendre compte de sa variété. Au travers des mini-événements quotidiens qui font la trame de notre vie, j’ai voulu et me suis amusé à laisser transparaître quelques anciens grands mythes. Le narrateur, sous une forme certes minimaliste, affronte un Déluge tel que Noé, il se réfugie sur une montagne, le MacBook qu’il y emporte lui est un canot de sauvetage, une arche, il redescend de ses sommets, se mêle à la foule de ses semblables, s’embarque pour une petite odyssée en tram. Dans l’ensemble du livre, il s’efforce de récolter, à la façon de Robinson Crusoé, les débris du naufrage… Le petit chien qui l’accompagne est son Sancho Panza. Il vogue d’illusions en illusions et tente tant bien que mal de se frayer un chemin à travers les mythologies contemporaines et la réalité telle que nous la vivons. Le mouvement général est plutôt celui d’une mini épopée…

    Plusieurs chapitres développent des éléments de ta mythologie personnelle, comme la VW familiale. Ce livre est-il une autobiographie déguisée ?
    — Non, ça n’est pas une autobiographie. Mais il est clair que je fais appel à des souvenirs, à des choses qui me sont personnellement arrivées. Je crois que tout est à peu près vrai dans ce livre, y compris lorsque je raconte qu’à six ou sept ans je suis tombé dans le Rhône, dont le courant allait m’emporter, n’était le bras secourable d’un pêcheur qui m’a… repêché. En principe, les Genevois qui liront ce livre devaient humer ce qui fait le fond de l’air de leur ville. Le livre a été écrit sous cette mer de brouillard que tous ici nous connaissons si bien, et à laquelle, dès le deuxième chapitre, j’attribue des vertus philosophiques. A Genève, nous avons la chance de vivre très concrètement dans la caverne de Platon. En revanche, ce qui relève peut-être de la fiction, c’est lorsque, au-delà de notre monde terrestre, le narrateur assiste à une joute oratoire entre des Inexistants. Ou encore, lorsqu’il s’envole littéralement pour rattraper son chien. N’oublions jamais la fantaisie ! Ni que le réel est troué comme une écumoire, pénétré d’humour.

    images-4.jpegOn pense, en te lisant, aux célèbres Mythologies de Roland Barthes, dont tu as suivi les cours. A-t-il eu une influence sur ton écriture ? Si ce n'est lui, quels autres écrivains ou philosophes t'ont influencé ?
    — Pas vraiment en fait, même si ta remarque est judicieuse, par exemple pour ce chapitre où j’imagine « la prière du soir » vue comme un objet des années cinquante digne de figurer dans un musée d’ethnographie. Là, je me sentais proche de l’esprit du gag qui animait des bédéistes comme Franquin, Martin Branner ou Winsor McCay, ou encore les cartoonists américains du genre Tex Avery. Quand j’écrivais, bien sûr, les ombres familières de quantité de grands auteurs se pressaient dans ma tête, sans qu’il y ait de rapport de cause à effet sur le plan de la qualité du résultat final. Parmi eux, Sénèque, Epictète, Montaigne, qui parle de son corps, qui adore digresser (le monde n’est-il pas labyrinthique ?) et qui se réfère lui-même aux dédales de toutes les bibliothèques. Et puis Swift, pour le point de vue de Sirius et pour la satire. Les moralistes français aussi, Chamfort, La Rochefoucauld. Enfin, pour une bonne part, La Fontaine et des auteurs de contes (je suis toujours ébloui par l’histoire du Chat botté, qui me paraît la meilleure illustration de la crise des subprimes). J’avais très  envie que le livre prenne, par endroits, le caractère de la fable. Pourquoi ? Parce que je crois que nos existences à chacun tiennent, beaucoup plus que nous ne croyons, à notre sens de la fable.

    — Tu évoques avec bonheur ce qui constituait sinon les mythes de notre jeunesse, au moins ses rituels, comme la corvée de bois ou la prière du soir, que tu déchiffres et relis précisément comme des fables. Quels seraient les mythes ou les fables d'aujourd'hui ?
    — Ah là, tu me poses une colle ! Sur ce plan-là, je crois que notre monde s’est beaucoup rétréci. Mais d’abord, je pense qu’il serait prudent de distinguer le mythe, ou les mythologies, de la fable. La fable ne prétend pas à autre chose que ce qu’elle est. Les mythes et les mythologies, eux, souvent n’hésitent pas à prétendre à la vérité. Comme je le dis dans le livre, tout ce qu’on appelle les « grands récits » (dont les religions ont longtemps été la clé de voûte) s’est aujourd’hui effondré. Les églises et les cathédrales étaient d’immenses vaisseaux qui nous portaient et nous transportaient –jusqu’à assurer notre salut ! Aujourd’hui, nous sommes tous des naufragés. En cela, il nous incombe chaque jour de jouer les Robinson Crusoé. Les ressources auxquelles nous pouvons faire appel sont d’ordre minimaliste… Notre dernier grand mythe, celui auquel nous croyons encore, c’est celui de la science, du discours scientifique. Les autres mythologies ont-elles complètement disparu ? Non. Un Mircea Eliade nous répondrait qu’elles sont partout présentes sous des formes camouflées – autant sinon plus qu’à l’époque où Barthes s’y intéressait. Eliade n’aurait aucun mal à débusquer les mythologies contemporaines dans Desperate Housewives, Urgences, Mad Men, Les Experts, et autres séries télévisées. Quand toi-même, dans ton roman L’Amour nègre, tu fais la satire décapante du monde people dans lequel nous sommes en train de basculer (nous y érigeons Brad Pitt et Angelina Jolie en héroïques et divines figures de la statuaire gréco-latine), j’ai l’impression que tu opposes judicieusement la fable – l’arme de la fable – aux mythologies actuelles, qui nous font prendre des vessies pour des lanternes.

    images-2.jpeg« Si l'on veut réenchanter le monde, écris-tu, ce ne pourra être que de façon minimaliste. Non pas par de grands récits, mais en tournant notre intérêt vers des éléments épars, débris des grands vaisseaux qui portaient autrefois notre pensée et nos croyances. » Pourquoi, à ton avis, le monde, aujourd'hui, est-il désenchanté ?
    — Je parle du monde occidental. Dans d’autres parties du monde, hélas, on lutte de manière très obscurantiste et fanatique contre le désenchantement et le doute, lesquels vont tout de  même de pair avec l’esprit critique moderne. Et l’on en appelle à des formes de convictions intégristes qui mènent au pire, comme on l’a vu. Si notre monde est désenchanté, c’est sans doute que nous devenons de plus en plus lucides. Et en particulier de plus en plus lucides sur nous-mêmes. Bien, sûr, la lucidité elle-même n’est qu’une sorte d’ultime illusion. Mais c’est le point où nous en sommes. J’ai intitulé l’un des chapitres du livre « Que croâââ-je ? ». De plus en plus, jusque dans le monde de la science où toute « vérité » ne le reste que le temps d’être invalidée par la vérification expérimentale, nous « savons » que nos savoirs sont d’abord faits de croyances. Notre problème, si c’en est un, c’est que nous ne sommes même plus sûrs de « croire ce que nous croyons ».

    Est-il possible de le réenchanter ?
    — Sans doute, mais c’est moins facile qu’autrefois. A nous de comprendre que ce n’est pas tant notre monde qui est enchanté – encore que sa simple existence a quelque chose du miracle – mais que c’est nous qui l’enchantons de notre regard, et que beaucoup dépend donc de son pouvoir de fertilité. Le minimalisme, c’est peut-être une façon de semer des graines, de donner à notre réel, non pas un sens, mais des sens, aussi minuscules et essentiels que les touches d’un tableau pointilliste.

    Ton livre se termine sur un autre mythe : Sur la route, de Kerouac. Tu évoques ta rencontre avec LuAnne Henderson, la belle Marylou de On the Road. Est-ce que la « beat generation » ne constitue pas le dernier mythe de la littérature ?
    — C’est toi qui m’y fais penser, mais c’est bien possible. Sur la route de Kerouac peut très bien, à l’heure actuelle du moins, être considéré comme la dernière épopée marquante, celle qui clôt toute une série inaugurée par L’Odyssée de Homère et, au début du XXe siècle par Ulysse de James Joyce. Sur la route est un poème, un chant d’exaltation. Kerouac y fait précisément preuve d’un regard fertile. Mais ce sera un chant déçu, au bout du compte. Kerouac lui-même a fini très tristement, les yeux dessillés. Désormais, nous sentons tous qu’il faudra nous coltiner un monde clos, avec de nombreux culs-de-sac. D’autres voies, d’autres chemins peuvent s’ouvrir devant nous. C’est affaire d’imaginaire d’abord. Les sociétés humaines, et le quotidien qui va avec, prennent la forme que leur a donnée notre imaginaire. Creusons la fable.

    * Jean-François Duval, Et vous, faites-vous semblant d'exister ? Paris, PUF, 2010.

  • La lumière des mots qui chantent

     

     

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

    jlk enfant.jpg

     

     

     

    Qu’il évoque un square parisien, les vagues du Grand Océan, une promenade à Tokyo, le tableau d’un maître ancien ou une nouvelle de Patricia Highsmith, Jean-Louis Kuffer a l’art de capter l’attention de celui qui l’écoute. Une lecture attentive des textes de Charles-Albert Cingria a certainement développé chez lui cette disposition. C’est à quoi je songeais hier soir, dans une cave veveysanne, où Kuffer a lu des passages de son dernier roman «L’enfant prodigue», paru aux éditions «D’autre part».

    C’est dans un état voisin de la transe qu’il a rédigé ce livre. Les bonheurs d’écriture y sont si nombreux qu’un lecteur de ma sorte ne peut que donner son adhésion. L’enfance, la découverte des mots, puis des premiers émois liés à ce qu’il est convenu d’appeler la sexualité, la naissance et le premier fou rire d’une fille du narrateur, le lyrisme de nos dix-huit ans, le roman familial, la conscience de la finitude et de la mort, l’aube où le conteur ressaisit les parfums, les sonorités, les grondements, les soupirs et les couleurs d’un monde avec lequel une réconciliation est enfin possible, tout cela est raconté dans une langue de jubilation et de foisonnement qui vous entraîne comme un swing ou un quatuor de Shostakovitch.

    Foisonnement des comparaisons, des propos entendus, des images, des mots à tout faire, des verbes surprenants, des cadences et des répétitions. Kuffer fait danser la phrase, lui insufflant une efficacité mimétique. Il nous fait voir ce qu’il imagine, il nous promène dans le cirque de sa mémoire avec la verve d’un prestidigitateur. Il ne se contente pas de décrire ou de faire parler des personnages, il apprivoise les mots, les nourrit, les soigne, les charge d’un sens particulier. Il fait chanter les oiseaux qui nichent en eux. Comme si le logos était notre seule défense contre la mort.

    Et c’est cela que nous communique l’auteur. Par-delà bien et mal, un amour véhément de la vie qui n’évacue pas l’attention aux autres, à la femme demeurée que violentent les lascars du quartier, au petit Mickey méprisé par son père, battu par sa mère, et qui choisira la mort violente en se jetant sous un train. «L’enfant prodigue» est un long et magnifique poème que nous sommes invités à habiter.


     

    Jean-Louis Kuffer: L'enfant prodigue, éditions d'autre part, 2011

     

     

     

     

  • Libéral contre libéral

    Par Pierre Béguin

    Selon la Tribune de Genève du 17 janvier, devant l’explosion des prix de l’immobilier à Genève, notamment dans les coins les plus privilégiés, le maire de Cologny se serait exclamé: «On assiste à une OPA en provenance de l’est». Un cri du cœur qui ressemble à une plainte. Depuis quand un bon libéral s’oppose-t-il à une OPA, même une OPA de l’ex bloc communiste? C’est qu’il y a libéral et libéral. Les grosses fortunes étrangères (russes par exemple) peuvent allègrement concurrencer les grosses fortunes suisses, d’autant plus que les forfaits fiscaux dont ils bénéficient leur donne un avantage certain qu’ils peuvent facilement reporter sur le prix de leur maison, contrairement à l’indigène libéral qui, pourtant, soutient férocement les forfaits fiscaux (vous suivez?) Libéral riche contre libéral aisé! Combat fratricide déséquilibré dont les conséquences sociales, notamment sur le patrimoine en cas de succession, pourraient se révéler dramatique: les libéraux aisés devront-ils quitter Cologny? Quand on sait qu’un libéral, en général, reste libéral tant que les bienfaits du libéralisme lui profitent, on est en droit de s’interroger: le Parti Libéral genevois demandera-t-il une loi ou une intervention étatique pour protéger les plus démunis d’entre eux? Le feuilleton s’annonce passionnant…

  • Le Roman des Romands 2011

    Par Alain Bagnoud

     

    testasonny.jpgDeuxième édition du Prix du Roman des Romands: c'est Philippe Testa qui est le lauréat. Son roman, Sonny, était le plus rock'n'roll et le plus trash de la sélection.

    Le tour final a eu lieu au Centre Dürrenmatt de Neuchâtel, mardi passé. J'y étais, puisque j'accompagnais les délégués de deux classes qui avaient participé au concours. Il y avait eu, avant, trois mois de lecture intensive, des commentaires, des votes, des découvertes heureuses et des grincements de dents...

    Là, c'était le grand moment. Une trentaine de lycéens représentant autant de classes de la Suisse romande, c'est-dire 700 élèves, autour d'une table, à argumenter et débattre avec passion, entourés par les toiles du maître, dans le bunker en béton signé Botta. Ça valait le coup d'oeil.

    On peut avoir un reflet de cette rencontre et une présentation de l'ensemble du prix en écoutant Entre les lignes du jeudi 20, émission RSR2 dans laquelle Jean-Marie Félix a notamment reçu Fabienne Althaus-Humerose, présidente du comité d'organisation, âme et cheville ouvrière du prix.

    Ce qui a motivé le choix final?

    testa.jpg"Comme délégués, nous avons particulièrement été touchés par :

    La structure de ce texte en 2 parties distinctes qui montre d’abord une description de la société de consommation actuelle, puis la fuite illusoire et destructrice dans une sorte de rêve américain.

    "Nous avons également apprécié le style riche en dialogues captivants.

    "Enfin, le livre nous plonge dans une atmosphère que l’on pourrait qualifier de « psychédélique », tant elle allie l’espace, la musique et des sensations diverses.

    "Toutes ces qualités nous ont séduits, ainsi que sa nature polémique..." (Communiqué de presse du jury).

    La remise officielle du prix aura lieu ce soir, 19h, au cinéma le Capitole, bd du Théâtre à Lausanne. Cérémonie publique.

     

    Philippe Testa, Sonny, Navarino

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • affolement du récit

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

    carver.jpg

     

     

     

     

    Une nouvelle de Carver se déroule en général à huis clos. On dirait une pièce de théâtre. Il y a les paroles que prononcent les personnages et il y a les indications scéniques, du genre: “ayant vidé son verre, il tendit la main vers la bouteille”. Ici, c’est la première didascalie signalant l’état dépressif du protagoniste et son irrépressible besoin de se pocharder.

    La “Rencontre entre deux avions” se passe dans un bar de l’aéroport de Sacramento, capitale de l’État de Californie. Les, le narrateur, y a donné rendez-vous à son père qui apporte un cadeau pour ses petits-enfants (boules de gomme dans un sachet). Le père va raconter dans le détail comment, avant son divorce, il a trompé sa femme (mère de Les) avec une jolie vendeuse à domicile. Le lecteur navigue entre la situation d’énonciation (le bar de l’aéroport où une femme rit en tenant deux hommes sous chaque bras) et le récit de la tromperie avec la petite Sally: “J’ai senti sa langue qui se pressait pour entrer dans ma bouche”. Plus la confession se précise, plus la situation dans l’établissement public échappe au contrôle du barman: la femme éméchée “tendit les bras au-dessus de sa tête en traçant des petits cercles sur le plancher”.

    Le fils garde le silence et s’impatiente. Le père aimerait qu’il diffère son départ: “Laisse-moi te payer encore un verre”. Il veut lui raconter comment il fut un jour surpris dans le lit de Sally par le mari de celle-ci et comment il fracassa une baie vitrée pour s’enfuir. Il voit que son fils ne peut rien comprendre à son aventure et qu’il est préférable qu’il prenne son avion. En volant vers Chicago, Les s’aperçoit qu’il a oublié le sachet de bonbons dans le bar. “C’est sans importance”, se dit-il.

    La sensation de vertige, que provoque la confession dans la tête du lecteur, fait valser la femme éméchée avec une énergie grandissante. Ou inversement: la danse de la femme éméchée augmente la sensation de vertige que fait naître la confession. La valse des points de vue (celui du fils écoutant et observant, celui du père racontant) nous donne le tournis. Un égarement qui me rappelle celui que j’ai connu quand, pour la première fois après son AVC, j’ai revu un ami qui ne trouvait plus ses mots pour parler.

     

     

    R.Carver: Parlez-moi d’amour, STOCK, 2003

     

  • Bob Dylan dans le souffle du vent

    Par Pierre Béguin

     

    Dylan.PNGEn été 1963, le trio folk Peter Paul & Mary enregistre une chanson – écrite en 1962 par une jeune chanteur de 21 ans alors inconnu, un nommé Bob Dylan – qui se révélera d’emblée un tube phénoménal. Lorsqu’à son tour, Dylan entonne Blowin’ In the Wind de sa voix nasillarde, la cause est déjà entendue. La nouvelle génération nord-américaine s’empare immédiatement de la chanson pour en faire l’hymne de toute une jeunesse en révolte luttant pour les droits civiques (le Civil Rights Movement, alors en plein essor). Dans la foulée, la chanson est reprise par quasiment toutes les stars de la musique dans les registres les plus variés, du jazz au music hall en passant par le rock, et pour toutes les générations: Duke Ellington, Janis Joplin, Joan Baez, Elvis Presley, Marlene Dietrich, etc. Sans compter que Blowin’ In the Wind va devenir très rapidement, et pour longtemps, le thème favori d’une jeunesse gratouillant la guitare au coin du feu en refaisant le monde sous la bannière du Peace and love. Quels éléments – à la fois intrinsèques aux paroles même de la chanson et dépendants de son contexte socio historique – pourraient contribuer à expliquer la subite métamorphose de ces trois couplets et de son refrain en un hymne mondialement connu épousant l’air du temps et tout ce qui «souffle dans le vent» des 60’s?

    Tel fut l’un des sujets soumis à la sagacité de mes collégiens et collégiennes de maturité lors de la dernière session d’épreuves semestrielles. Bien entendu, le sujet n’était pas catapulté ex nihilo, ni les étudiant(e)s livrés à leurs seules neurones. Il s’inscrivait dans l’étude de l’excellent livre de François Bon Bob Dylan une biographie (Albin Michel, 2007) et, plus largement, dans l’étude du renouveau du genre biographique. François Bon, d’ailleurs, parle abondamment de la genèse de Blowin’ In the Wind et avance un certain nombre de raisons susceptibles de répondre à cette question, que ce soit par l’étude de l’art de l’écriture chez Dylan ou par une analyse approfondie du contexte socio politique du début des 60`s aux Etats-Unis.

    Voici une liste (presque) exhaustive des arguments que j’ai relevés dans les dissertations correspondant à ce sujet, arguments que je me contenterai de retranscrire à ma manière sans les commenter ni les développer:

    La chanson s’inscrit dans un contexte raciste, tendu, qui va lui servir de caisse de résonnance. Comme, par exemple, l’assassinat de Medgar Evers, le 12 juin 1963, par un membre du Ku-Klux-Klan au Mississipi (Dylan écrira une chanson sur ce fait divers tristement célèbre – Only a Pawn in Their Game – et Alan Parker en fera un film – Mississipi Burning). Et surtout, elle est chantée la première fois lors de la marche pour les droits civiques, devenue fameuse entre autres par les mots de Martin Luther King «I have a dream», un événement auquel elle restera indéfectiblement liée.

    Elle contient une dimension prophétique, même si elle n’appartient pas vraiment au genre des prophetic songs – dont la principale caractéristique est d’être écrit au futur – un genre où Dylan excelle tout particulièrement (The Times They are a Changin’When the Ship Comes inA Hard Rain’s Gonna Fall). En ce sens, elle a su capter l’air du temps avant même de s’incarner dans des événements ou des faits divers. Preuve en est qu’elle s’est quelque peu envolée avec le vent qui la portait: la jeunesse actuelle souvent l’ignore.

    Elle reprend un standard folk chanté par Odetta (No More Auction Block, un vieux chant d’esclaves déjà dans toutes les oreilles), ce qui lui donne une force mélodique évidente doublée d’une capacité à s’imposer immédiatement dans l’inconscient collectif.

    Ses paroles sont construites sur des répétitions, des anaphores (How many – before) qui leur confèrent un côté lancinant, tenant à la fois de la berceuse et du cantique. Son refrain énigmatique et, surtout, ses tournures essentiellement interrogatives renvoient l’auditeur à lui-même en l’interpellant directement (my friend).

    Le texte reste simple, très dépouillé et accessible, à l’opposé d’autres chansons de Dylan foisonnantes de métaphores déconcertantes à influence rimbaldienne (Desolation Row ou Ballad of a Thin Man). Son message est à la fois clair et suffisamment imprécis pour s’adapter à «différentes sauces», contrairement à A Hard Rain’s Gonna Fall qui aurait tout aussi bien pu revendiquer sa place dans la mythologie des 60’s mais dont les flèches, malgré les dénégations de Dylan qui n’était pas dupe de cette faiblesse, ciblaient trop directement la guerre froide et la menace nucléaire. Ainsi Blowin’ In the Wind a-t-elle pu faire écho aux principaux événements de la décennie, à commencer par la guerre du Vietnam.

    François Bon précise, à propos de cette chanson, «qu’elle ne ressemble pas à une chanson de Dylan», qu’elle aurait surtout servi «à porter un chanteur de l’autre côté d’une ligne invisible». Autrement dit qu’elle a ce petit côté racoleur, opportuniste, nécessaire à tout succès planétaire. Pour autant, elle reste authentique, spontanée, reflet d’un chanteur dans le souffle de ses débuts et qui ne s’est pas encore perdu dans la drogue et le show business.

    Personne, pourtant, n’a cru bon d’ajouter cette précision élémentaire en guise de conclusion: que le chef d’œuvre résulte avant tout d’une alchimie incompréhensible, qu’il ne se réduit pas à l’addition de ses composantes pas davantage que les mets d’un grand chef ne se réduisent à leur recette ou les grandes œuvres classiques à l’application stricte de leurs règles, n’en déplaise aux doctes dont Molière s’est si souvent moqué. Encore faut-il qu’il y passe le souffle du vent, le souffle du génie…

     

     

  • Robert Caze, écrivain jurassien

    Par Alain Bagnoud

     

    Caze+Martyre+Annil.jpgC'est l'affaire Laure Antoinette Malivert qui m'a conduit à lire les romans de Robert Caze, cet écrivain bien oublié aujourd’hui, mais qu’on présentait à l’époque comme un concurrent de Maupassant.

    On peut trouver facilement certains d’entre eux. Le Martyre d'Annil, et La Sortie d'Angèle, par exemple, ont été republié par la Société jurassienne d'Emulation & Du Lérot éditeur en 2010.

    La Société jurassienne d’Emulation? Ça s’explique très bien.

    Robert Caze, en effet, est arrivé en Suisse au printemps 1873, à 20 ans. Toulousain d’origine mais né à Paris, il fuyait cette ville où il se croyait sous la menace d'une condamnation à mort, parce qu’il avait été secrétaire du délégué aux relations extérieures de la Commune.

    Le 18 novembre de la même année, il se déclare résident de Delémont sous une fausse identité. Marie Robert Alfred de Berzieux. Il travaille pour des journaux radicaux et libéraux, éblouit les Jurassien par sa verve, ses paradoxes, sa bonne humeur.

    En 1875, il est nommé professeur d'histoire, de français et de littérature à l'Ecole cantonale de Porrentruy, où il a pour élève Virgile Rossel, futur auteur d'une œuvre importante qui comprend notamment une Histoire littéraire de la Suisse romande des origines à nos jours (Genève 1889-1891).

    Rossel le décrit comme un pédagogue nul, avec « d'étranges inégalités d'humeur, tantôt camarade et tantôt despote ». Mais passionné et consciencieux.

    Et pour compléter son intégration, bientôt, en 1876, Caze épouse la fille d'un imprimeur qui dirige La Tribune du peuple, journal progressiste.

    Cependant, très vite, des frictions se créent avec la direction de l'établissement scolaCaze(Robert).jpgire. Caze a le goût de la polémique. Il ne peut s'empêcher d'écrire dans les journaux et d’y prendre des positions déconcertantes pour ses ex-amis. Si bien qu'il se met finalement tout le monde à dos et quitte la Suisse en 1880, à la faveur de la loi sur l'amnistie des communards votée par la France le 11 juillet.

    Il reprend alors sa carrière à Paris. Courte carrière: six ans plus tard, il se bat en duel, est blessé au foie. Il en mourra six semaines plus tard.

    Et voilà ce qui amène aujourd'hui la société juratienne d'Emulation à rééditer deux de ses romans. On reparlera d’eux ici, bientôt.

    Précision encore: les détails de la vie de Caze au Jura, je les ai tirés de l'excellente préface qu'Arnaud Bédat et René-Pierre Colin ont donnée à cette édition. Rendons à César...

     

    Robert Caze, Le Martyre d'Annil, et La Sortie d'Angèle, Société jurassienne d'Emulation & Du Lérot éditeur en 2010.

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud