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  • Germain Clavien : une vie en poésie

    images-2.jpegpar Jean-Michel Olivier

    C’est un livre grave et léger, plein de sagesse et d’expérience, d’émerveillements et de questions, que le dernier ouvrage de Germain Clavien, poète, chroniqueur et auteur de cette longue Lettre à l’imaginaire, dont le vingtième volume, En 2003, Rouvre, a paru en 2008.

    Notre vie* se présente comme une sorte de journal de bord poétique qui s’étend sur une année, d’avril 2009 à avril 2010. Il suit le rythme du soleil et des saisons. Il est plein de bruit et de fureur, de colères, de révoltes, de bonheurs indicibles. Son titre, déjà, est un programme : il s’agit de surprendre la vie qui vient et qui s’en va, avec son cortège de douleurs et de découvertes, de hasards heureux et d’insondables mélancolies. Une vie entière en poésie : De ce qui me tient à cœur/ Et oriente ma vie/J’ai retenu le meilleur/ Et l’ai mis en poésie. On suit le poète sur le chemin de la nature, accompagné de ses animaux tutélaires, le lézard, l’écureuil, le rossignol, en proie aux questions lancinantes : pour qui, pourquoi vivons-nous ? Quel est le sens de notre bref passage sur terre ? C’est dans la nature que le poète retrouve la source de sa parole. « Un poème au matin/ Éclaire une journée » écrivait le philosophe Gaston Bachelard. Clavien s’inspire de cet adage pour creuser la nature et les mots. Chercher l’image juste, le rythme qui colle à l’image, la musique qui donne élan et beauté à la phrase. On retrouve chez lui l’obsession de Livre de Mallarmé : le poète a pour mission de dire la nature et les hommes dans un Livre qui les cernerait au plus près, les contiendrait entièrement. Et ce désir du Livre est d’autant plus profond, chez Clavien, que la mort fait planer son ombre menaçante. « La mort on l’apprivoise/ Mais comment dire adieu/ À de telles merveilles/ Sans que le cœur se serre… »

    Il y a urgence, une fois encore, à dire le monde comme il va, ou ne va pas.

    images-1.jpegCette vie en poésie, Clavien nous le rappelle à chaque instant, c’est notre vie. Comme le monde plein de violence et d’injustices qui nous entoure est notre monde. Non pas un monde tombé du ciel ou venu de nulle part. Mais le monde que les hommes ont façonné à leur image. Un monde souvent déchiré par les guerres ou pollué par les bruits de moteurs (Clavien dédie même un poème aux tristes F/A 18  de l’armée suisse !). Oui, cette terre est celle des hommes. Nous n’en avons pas d’autre. Comme les mots du poète qui la chante sont les nôtres, assurément. Des mots simples et forts, directs et justes. Des mots remplis de sève et d’émotion qui traquent la vie dans ce qu’elle a de plus intense et de plus mystérieux.

    Notre vie est un magnifique chant d’amour, mais aussi un chant d’adieu, qui restera dans nos mémoires.


    * Germain Clavien, Notre vie, poèmes, Poche Suisse, L’Âge d’Homme, 2010.

     

  • Ma nature adore le vide

    Par Pierre Béguin

    désordre.jpgA chaque fois, j’ai la même impression. Ça ne rate jamais! Quand je découvre un intérieur – chez des amis, connaissances ou rencontres fortuites – je me dis que, décidément, je ne voudrais pas y habiter. Pire, je ne pourrais pas y vivre. Ce n’est pas une question de goût. Tous sont dans la nature, c’est bien connu, les bons comme les mauvais. Ni même une question d’ordre ou de désordre. Non! C’est une question d’espace. On dirait que leur nature a horreur du vide. Chaque petit centimètre carré doit être comblé. A tout prix. Par un objet, un meuble, un tapis. J’étouffe dans cette abondance, cette surcharge. Le moindre petit encombrement me paraît souk. J’aime les espaces vides, les pièces dépouillées. Le strict minimum dévolu à l’agencement. C’est à l’occupant de disposer de l’espace, non aux objets de l’envahir. Chez moi, c’est ma croix, ma bannière, mon combat quotidien.

    Même sentiment dans le domaine artistique. Beaucoup ne supportent pas le vide, l’absence de sens. Au point que la quantification du sens devient parfois critère de qualité, de hiérarchisation esthétique. Tenez! personnellement, j’aime le bel canto parce qu’il flatte mon sens auditif et non pas parce que l’auteur ou le metteur en scène a donné du sens aux coloratures; que la plupart des spécialistes s’accordent à dire que les coloratures de Strauss ont un sens alors que celle de Rossini n’en ont pas, par exemple, n’influence en rien mes préférences. Ou si cela devait l’influencer, ce serait en faveur de Rossini. L’ornement esthétique en lui-même me convient, la seule technique du soliste aussi. Qu’il soit capable de chanter un ré bémol aigu à tel endroit suffit à mon bonheur. Que ce ne soient que des voyelles, des sons, des ornements qui n’expriment rien, n’a aucune importance. L’esthétique est au-dessus des significations. Il doit l’être. Atavisme protestant? Ma forme d’esthétisme s’accorde avec le dépouillement. Et je ne comprends pas ces metteurs en scène qui se battent les flancs pour surcharger leur spectacle de significations souvent douteuses qu’ils se gaussent d’avoir trouvées là où d’autres n’avaient encore rien vu. Qu’ils s’effacent! Qu’ils laissent le texte parler, le chant s’exprimer! Qu’ils se contentent de suggérer. Délicatement. Au spectateur, au lecteur de venir habiter le spectacle, d’y mettre du sens, s’il en éprouve le besoin. La démarche contraire est une forme d’impolitesse, de tyrannie, d’esbroufe…

    Mais, me direz-vous, la poésie, précisément, ne se caractérise-t-elle pas, selon la formule de Valéry, par «l’ambition d’un discours qui soit chargé de plus de sens et mêlé de plus de musique que le langage ordinaire n’en porte et ne peut en porter»? Je vous répondrai que, si j’aime Valéry, je n’aime pas particulièrement sa poésie. Je lui préfère celle de Reverdy (je pense à Ronde nocturne, par exemple): du banal, de l’anodin, des espaces vides, en apparence; mais, dans les marges, entre les lignes, suggérés par petites touches délicates, la spiritualité, le mystère, l’irrationnel, la respiration légère de l’au-delà qui se devine dans le dépouillement du quotidien…

    Voire le Tam-tam d’Eden. Car c’est aussi, et surtout, par leur analogie avec ces espaces dépouillés que j’ai aimé le dernier recueil d’Antonin Moeri. Ces nouvelles sont comme un espace qui mettrait le meuble en évidence et où le meuble, judicieusement choisi et disposé, mettrait en valeur l’espace. A l’image d’une pièce dont le visiteur pourrait disposer à sa guise, dont l’agencement ne lui serait pas imposé a priori, elles n’imposent rien au lecteur, elles lui cèdent poliment la place, se limitant au mieux à suggérer des possibles ou même, par jeu, des fausses pistes. Comme ces poèmes avec de grandes marges blanches dont la principale qualité est non pas d’évoquer mais d’inspirer…

    «On rêve sur un poème comme on rêve sur un être» dit Paul Eluard. Et il faut une part de vide pour que le rêve puisse se déployer…

     

     

     

     

     

  • Jean-Edern Hallier, Carnets impudiques

    Par Alain Bagnoud

    A la fin de saJean-Edern Hallier vie, il était devenu très difficile de lire Jean-Edern Hallier (1936-1997). A cause du personnage. Ses provocations, ses interventions médiatiques, son acharnement à faire parler de lui à tout prix, ses mises en scènes, ses attaques contre tous et leurs côtés judas ou donneuse, sa prétention, sa mythomanie, ses airs de certitude paranoïaque, son narcissisme étalé... Il était devenu le clown agaçant du milieu littéraire parisien.

    Puis Haller est mort d'une crise cardiaque sur un vélo tout-terrain, près de la plage de Deauville, en 1997 et on l'a oublié. On peut désormais le relire sans préjugés. Par exemple ses Carnets impudiques.

    Ce journal rappelle qu'avant tout, le personnage avait une langue. Lui préférait le mot style. Je l'avais rencontré à Genève, quand il avait fui la France, se disant persécuté par Mitterand. Nous étions une dizaine de journalistes plus ou moins littéraires et de pigistes à la terrasse du Hilton, au soleil levant, face à la rade et au jet d'eau. Il nous avait fait un excellent numéro, lâchant des insinuations, des demi-aveux, essayant de manipuler les journalistes... Du grand art!

    Tout le milieu de l'époque (86-87) défile donc dans ces Carnets impudiques. BHL, Sollers, Pivot, Debray, Nabe, Bernard Frank, Duras. Jean-Edern a un mot méchant pour chacun. Il se met en scène aussi. On apprend tout sur ses conquêtes, sa sexualité, ses histoires passionnelles, destructrices, son goût d'emmener les femmes aimées au bout du monde. On comprend le personnage et ses outrances, sa fascination du pouvoir, son plaisir hautain de déplaire et son envie d'être aimé, et cette aspiration à la littérature, qui lui fait désirer, plus que tout, la postérité et l’œuvre. Il est parfois brillant, montre une grande culture, s’acharne à porter une tradition et à la dépasser.

    C’est bien, même si on sent toujours un peu de pose en lui. L'envie de sculpter sa statue.


    Jean-Edern Hallier, Carnets impudiques, Michel Lafon


    Ci-dessous: Hallier interrogé sur ses Carnets impudiques par Thierry Ardisson (Dailymoltion)

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • La fête au Rameau d'Or

    images-1.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Ne manquez pas, aujourd'hui, le rendez-vous rituel de la Librairie du Rameau d'Or (27 Bd Georges-Favon). À partir de 16h, vous pourrez y retrouver tous les auteurs suisses publiés cette année par les éditions L'Âge d'Homme. Et ils sont nombreux…

    François Hussy, Antonio Albanese, Georges Ottino, Germain Clavien, Mousse Boulanger, Bernard Antenen, François Debluë, Geneviève Piron, Ferenc Ràkoczy, Bernadette Richard, Uli Windisch…

    À cette occasion, hommage sera rendu à l'immense Georges Haldas (1917-2010) qui vient de nous quitter le 20 octobre dernier. Le journaliste Jean-Philippe Rapp, qui fut son confident et son ami, publie cette semaine Conversation du soir (éditions Favre), un recueil de moments forts sur la vie, la mort, le sens de notre destin et l'état de poésie. Il sera là, aussi, pour saluer la mémoire d'Haldas.

    Jean Vuilleumier, qui vient de recevoir le Prix de Littérature de la Ville de Genève, et Freddy Buache, le grand spécialiste de cinéma, seront aussi fêtés comme ils le méritent.

    On fêtera enfin L'Amour nègre, de votre serviteur, qui vient de recevoir, à Paris, le Prix Interallié. Qu'un auteur suisse soit primé à Paris est un événement rare, qui arrive environ tous les trente ans (Chessex en 1973, Borgeaud en 1986).

    Venez donc boire un verre à la santé d'Adam…

  • Laure Antoinette Malivert: le retour d'une auteure oubliée

    laure1_couleur.jpgRedécouverte d’une œuvre! La revue littéraire Coaltar consacre son dernier numéro à une écrivaine oubliée. Et qui n’est pas sans rapport avec Genève, puisqu’elle a vécu plus de dix ans dans une villa de Conches, où elle est morte en 1919.

    Petite biographie: Laure Antoinette Duparc est née à Lyon en 1853 dans une famille de drapiers. Très vite, elle s’intéresse à la littérature et tranche sur son milieu bourgeois. Sa famille, pour la calmer, lui fait épouser Charles Malivert, banquier plus âgé qu’elle et qui travaille avec la Suisse.

    La jeune femme découvre ainsi ce pays. Elle fait de fréquents séjours sur la Riviera, dans les bains de Champel, Loèche ou Évian, par plaisir ou pour soigner ses nerfs.

    C’est à Montreux, à 21 ans, qu’elle fait la connaissance de Robert Caze, un auteur français, qui a fui Paris après la Commune. Il enseigne la littérature française et l'histoire à l'Ecole cantonale de Porrentruy, écrit pour des journaux de Delémont.

    Cette rencontre provoque l’éveil littéraire de la jeune femme. Les deux écrivains restent liés jusqu’à la mort de Caze, tué en duel en 1886. Puis Laure Antoinette Malivert, établie à Paris avec son mari, ouvre un salon qui s’intéressera vite aux questions liées à l’émancipation de la femme. Enfin, en 1907, veuve et aspirant au calme, elle s’installe à Conches.

    L’étonnant est que cette femme, qui a toujours écrit, dont l’œuvre est étonnante (on en a des exemples dans Coaltar), n’a publié qu’une nouvelle, et traduite en espagnol encore. Elle a paru dans une revue argentine, El Mercurio de América, en 1898.

    C’est grâce à un Argentin, d’ailleurs, qu’on reparle d’elle. Un universitaire, Antonio Caula, auteur d’une thèse sur « La Commune de Paris et les écrivains », a reçu en 2008 une bourse pour une recherche sur Robert Caze. A Genève, il a découvert les écrits de Laure Antoinette Malivert et a contacté la revue Coaltar pour lui proposer un numéro sur cette écrivaine emblématique de la question féminine au XIXème et de la place de la femme dans le milieu des lettres.

    On trouve dans Coaltar des extraits de l’œuvre, une biographie, ainsi que des analyses de Philippe Renaud, Marina Salzman, ou Céline Cerny, qui s’intéressent à la forme des contes, aux figures féminines dans les textes ou au contenu social de l’œuvre de cette écrivaine.

    Une écrivaine « trop originale, trop différente, trop multiple, trop libre », dit l’éditorial de la revue. A découvrir sur http://www.coaltar.net/

     

  • Il est des blues heureux

    alain bagnoud.jpg

    par serge bimpage

     

    Dès l’instant où son ami Dogane - celui qu’il admire entre tous - lui avoue « Je sors du lit d’un mec ! », sa vie bascule du tout au tout. C’est-à-dire sa conception du monde. Enfin, sa manière de le regarder. Désormais de biais, avec un peu de méfiance. C’est-à-dire en se méfiant de sa propre façon de le regarder. Bref, le héros du Blues des vocations éphémères découvre la complexité des choses. Celle-ci heurte de plein fouet son éducation de fils de paysan de montagne valaisan descendu à la ville pour entreprendre des études.
    Le choc est plus rude que le sol de ses origines. Il conduit à une révolte à laquelle il ne tient pas vraiment, attaché qu’il est aux siens, à sa terre, à l’authenticité de ses repères. En même temps, comment résister aux sirènes de la ville, à l’enivrement de la rhétorique universitaire ? A la nouveauté désarçonnante des années septante et son lot d’expériences sexuelles, psychédéliques, intellectuelles et artistiques ?
    C’est sans doute afin de trouver un compromis que le narrateur décide de devenir artiste. En quoi, il ne sait trop. Les autres lui donnent des complexes. Voilà pourquoi il s’accroche au groupe de musiciens de bal de son village, The Dragon, qui lui permet d’entretenir l’illusion du succès.
    Tout le sel de ce troisième et dernier tome de la trilogie autobiographique d’Alain Bagnoud réside dans ces allers-retours entre la ville universitaire et son village natal. Ils constituent la métaphore du doute, douloureux mais sans lequel il n’est point d’intelligence. En malicieux démiurge, il convoque ses personnages complices de cette époque des années soixante-dix pour les laisser se risquer vers leurs certitudes. Le héros timide se borne à prendre des notes en attendant son heure. Et voilà comment le héros devient l’heureux chroniquer de son destin : l’ouvrage se lit d’un trait.

    Le blues des vocations éphémères, par Alain Bagnoud. Editions de L’Aire, 204 pages.

     

  • Tam-tam d'Éden

    Dans un article paru dans le journal Le Temps, Eleonore Sulzer évoque avec beaucoup d'élégance les nouvelles d'Antonin Moeri, parues chez Bernard Campiche Editeur.

     

    Écouter les bruits du paradis.


    Dans Tam-tam d’Éden, Antonin Moeri se fait flâneur et nouvelliste agréablement nonchalant.



    Ce sont des nouvelles, mais un rythme court de l’une à l’autre le long du livre. Antonin Moeri installe une unité de ton, une énergie qui fait écho au titre déroutant de son recueil, Tam-tam d’Éden. Suivons la piste. L’Éden? Serait-ce ce lac Léman et ses bords où se promènent ses personnages? Ce lieu de vignes, d’eaux et de lumière, où ils festoient parfois, comme dans la nouvelle éponyme où l’Éden n’est pas un sage paradis mais bien plus un canaille jardin des délices…
    Tam-tam? Pour le rythme sans doute. Mais aussi pour ces bruits du monde auquel le «nouvelliste» – au sens presque journalistique du terme – semble être sensible. On l’imagine saisissant au vol des phrases lancées sur les terrasses d’été où il sirote un verre, tendant l’oreille, captant, notant mentalement puis brodant, débordant, exagérant, imaginant tout autour. Nulle prétention dans ces textes, mais une sorte de nonchalance de flâneur qui prend le temps de respirer.
    Ces nouvelles sont parfois noires, mais elles s’amusent des caricatures grinçantes qu’elles installent. Et puis, leurs motifs connus, famille un rien bourgeoise, voisins envahissants, se promènent au bord du vide, déjantés, en rupture, trop fous pour être ennuyeux. Si certaines nouvelles sacrifient aux lois du genre en abaissant le couperet d’une chute brutale, la plupart – les plus séduisantes – se terminent en suspens, interrompues tout à coup, comme par caprice, laissant le lecteur continuer la promenade tout seul.
    Il y a un genre de laisser-aller dans ces écrits. Certains y verront peut-être un défaut, une écriture par-dessus la jambe. D’autres y trouveront une énergie, un goût pour le farniente, pour le vagabondage et prendront avec plaisir ces chemins de traverse, même s’ils ne mènent pas forcément quelque part.



    ÉLÉNONORE SULZER
    , Le Temps

  • Mad Marx

    Par Pierre Béguin

    Karl Marx prédiKarl_Marx[1].jpgsait la fin inéluctable du capitalisme lorsque deux stades de son évolution seraient atteints: d’une part, l’impossibilité pour les marchés de futures expansions; d’autre part, le divorce de l’économie et de la finance, plus exactement l’émancipation de la finance par rapport à l’économie.

    Les notions même de mondialisation ou de globalisation suggèrent que la première condition est en passe d’être remplie. Certes, plusieurs gros marchés émergeants accordent à notre génération un répit important. Peut-être. Mais pour nos enfants…

    En revanche, certains signaux semblent indiquer que la deuxième condition est en passe de devenir effective. En deux étapes. La première, réalisée depuis belle lurette: la mise sous tutelle de la politique par l’économie, ne serait-ce que par les endettements énormes consentis par les Etats et qui ne rapportent pas aux prêteurs que des intérêts en monnaie sonnante; beaucoup de citoyens semblent maintenant avoir compris que le cirque politique fonctionne comme un trompe-l’œil démocratique tout juste bon à donner l’illusion que ceux qui dirigent sont bien ceux qui ont été élus; et si certains pouvaient encore en douter, la crise de 2008 – cette crise déjà terminée pour les financiers et qui n’en finit plus pour les démunis – est là pour leur signifier, de manière particulièrement abrupte, qui commande vraiment. Tous les acteurs de la finance – gestionnaires de fortune, banquiers privées et grandes banques, etc. –, directement responsables de l’appauvrissement d’une bonne part de la population, ont été sauvés à grands coups de milliards puisés dans les caisses publiques. Ce qui a eu pour effet d’affaiblir encore les Etats et, donc, d’augmenter encore leur mise sous tutelle en même temps que leur niveau de pauvreté par des plans de rigueur imposés par ceux là même qui les ont appauvris. Et pour les plus faibles, de les livrer aux usuriers.

    Au tour de la finance de s’émanciper de l’économie réelle pour mobiliser de plus belle à son seul profit les maigres ressources des états affaiblis. Après la Grèce, l’Irlande, soumise elle aussi à des taux impossible à honorer par les marchés obligataires, mais justifiés par un déficit public abyssal de 32% du PIB, dont 20% imputables aux banques (décidément, on ne répétera jamais assez que seule l’incroyable stupidité des banques est plus abyssale encore que les déficits qu’elles contribuent à creuser). Viendront ensuite le Portugal et l’Espagne, nous dit-on, puis l’Italie, la Hongrie, dans un jeu de domino dont on ne sait où il s’arrêtera, s’il s’arrête. Si la Grèce pouvait être montrée du doigt pour sa corruption, l’Irlande en revanche passait pour l’élève modèle du libéralisme européen, celui qui appliquait avec zèle les recettes miracles bien connues de nos amis les libéraux: réduction massive des impôts pour attirer les entreprises et les investissements étrangers, promesses de rentrées fiscales et plein emploi (etc. – tout le monde connaît la chanson). Oui mais… Taux d’intérêt trop bas, immigration trop forte, salaires insuffisants qui ne suivent pas la courbe de productivité, banques qui prêtent à en veux-tu en voilà, bulle immobilière (etc. – là aussi tout le monde connaît la chanson). Bref, après le boom, le boum. La chienlit. Le monde sens dessus dessous, la droite qui demande l’intervention de l’Etat, les états appuyés par les milieux économiques qui lancent des appels émus à la moralisation du capitalisme – effets de manches inutiles tant l’on sait qu’éthique et argent sont comme feu et glace –, appels destinés avant tout à calmer l’ire de la population au moment où on s’apprête à lui faire payer les excès de ceux qui ont gagné beaucoup d’argent sur son dos par leurs excès même (là encore tout le monde connaît la chanson). Sauf que la musique s’emballe et ne suit plus ni partition ni chef d’orchestre. La finance se la joue désormais solo…

    C’est ce que soulignent les dernières réunions des cinq plus grandes économies européennes en marge du G20. Lorsque présidents, chancelière ou premier ministre veulent, au nom des responsabilités engagées, une répartition publique privée pour assumer les coûts du sauvetage du «Tigre celtique» à l’agonie, la riposte financière est immédiate: envol des marchés obligataires, taux usuriers, (etc. – on connaît…). L’ironie de cet affrontement réside dans le fait que, désormais, toute tentative politique d’imposer une réglementation des marchés ou des responsabilités aux investisseurs se retournent contre les pays les plus faibles. Pour les états, vouloir se protéger contre la volatilité des marchés, c’est s’en rendre plus vulnérable encore.

    Il serait urgent, s’il n’est pas déjà trop tard, de dépasser les gémissements, les moralisations inutiles, les pétitions de principe, les menaces. Voici venu le temps des lois, dernière arme du politique. Pour ramener la finance à la raison, la réconcilier avec sa compagne indispensable l’économie, on connaît la seule recette efficace: surtaxer toutes les transactions spéculatives purement financières et sous taxer, voire exonérer, les investissements dans l’économie réelle. La principale mamelle des revenus financiers, la spéculation, ne peut disparaître que si elle n’est plus rentable. Il est vrai qu’une telle loi engendrerait d’autres conséquences désastreuses, à tel point qu’on peut comprendre l’hésitation des politiques, pour autant qu’ils aient encore la liberté d’action.

    Marx aurait-il donc raison, inéluctablement?

    Ces dernières années, l’Argentine, mise en faillite par la corruption de ses politiciens et l’avidité des multinationales, a bradé en Patagonie des terres à des familles très fortunées. Des terres (voire des territoires entiers, certains aussi grands que la Suisse) qui offrent plus d’avantages que les îles d’abord recherchées: ressources beaucoup plus variées, communications plus faciles et, surtout, aucune menace de montée des eaux. La Patagonie semble donc destinée à devenir, pour les grandes fortunes, l’Arche de Noé du futur déluge financier prêt à s’abattre sur notre monde en perdition. Les plus riches l’ont déjà compris, non pas tant par la lecture de Marx que par celle des marchés financiers. Pour les autres, sera-ce la noyade? Ou le retour à une sorte de Moyen Âge, comme l’annonce une littérature et filmographie post apocalyptiques dressant le portrait d’une humanité qui s’étiole ou qui est revenue à l’état de barbarie?

    On pense notamment aux Anges mineurs d’Antoine Volodine, une sorte de Fin de partie où l’humanité, dépourvue d’espoir, de futur, devant un horizon de vide et de saleté, retourne à l’animalité ou chute dans le cannibalisme. Et c’est peut-être l’annonce de cette future Patagonie post diluvienne que nous découvrons dans ce diagnostic impitoyable du narrateur sur l’état de délabrement de nos sociétés modernes: «Devant nous s’étend la terre des pauvres, dont les richesses appartiennent exclusivement aux riches (…), nous avons devant nous leurs valeurs démocratiques conçues pour leur propre renouvellement éternel et pour notre éternelle torpeur, nous avons devant nous leurs machines démocratiques qui leur obéissent au doigt et à l’œil et interdisent aux pauvres toute victoire significative, nous avons devant nous les cibles qu’ils nous désignent pour nos haines avec une intelligence qui dépasse notre entendement de pauvres et avec un art du double langage qui annihile notre culture de pauvres, nous avons devant nous leur lutte contre la pauvreté, leurs programmes d’assistance aux industrie des pauvres, leurs programmes d’urgence et de sauvetage, nous avons devant nous leurs distributions gratuites de dollars pour que nous restions pauvres et eux riches, leurs théories économiques méprisantes et leur morale de l’effort et leur promesse pour plus tard d’une richesse universelle, nous avons devant nous leurs organisations omniprésentes et leurs agents d’influence, leurs propagandistes spontanés, leurs innombrables médias, leurs chefs de famille scrupuleusement attachés aux principes les plus lumineux de la justice sociale, pour peu que leurs enfants aient une place garantie du bon côté de la balance, nous avons devant nous un cynisme tellement bien huilé que le seul fait d’y faire allusion, même pas d’en démonter les mécanismes, mais d’y faire simplement allusion, renvoie dans une marginalité indistincte, proche de la folie et loin de tout tambour et de tout soutien…»

    Après tout, de Marx à Mad Max, seuls deux siècles nous contemplent…

  • Grégoire Müller, Insoumis

    Par Alain Bagnoud

     

    Couverture%20GregoireMullerB.jpgIl y a toujours, dans les journaux intimes publiés, un risque d’exhibitionnisme. Et, en face, chez le lecteur, une envie de voyeurisme, bien sûr. L’auteur, sa femme, ses enfants, ses maîtresses, ses ennemis... On est à l’affût de révélations, de croustillant.

    Ce n’est pas que cet aspect soit absent du journal de Grégoire Müller, mais il est dépassé par la cohérence de l’ensemble et la position de l’auteur, en même temps franche, confiante et pudique. Du coup, le lecteur se retrouve non pas à guetter derrière une porte, mais comme avec un ami qui vous parle, qui vous explique sa peinture, qui ne cache pas ses problèmes, qui s’indigne de la marche du monde...

    Insoumis, le titre est bien choisi. Insoumis, Grégoire Müller l’est dans son existence, dans sa vision du quotidien, dans ses prises de position politiques, mais aussi dans sa conception de l’art. Il ne s’est jamais plié aux dogmes et aux oukases des milieux dominants, qu’il a pourtant fréquentés de près, dont il a fait partie, notamment lors de son séjour dans les milieux de l’art à New York où il a dirigé la revue Arts Magazine entre 1970 et 1972. Il y a noué des relations avec des artistes importants, Rauschenberg, Warhol, Dali, Sol Lewitt, Walter De Maria, Phil Glass, Richard Serra, est devenu un apparatchik de ce milieu.

    Mais pas longtemps. Alors que tout le monde célébrait l’abstraction ou le conceptuel, il a décidé de revenir vers la figure humaine, qui lui a paru être le centre définitif de toute la grande peinture occidentale. La sienne, expressionniste, puis réaliste, fait le bilan de notre époque, une époque de violence, dans des tableaux dont l’ambiance semble souvent sortie d’un rêve – ou d’un cauchemar.

    Il s’agit beaucoup de ça dans son journal, tenu pendan76259.jpgt cent jours entre juillet et octobre: de peinture, de création, et des questions passionnantes qui y sont liées. Mais on y trouve aussi les détails du quotidien: ses relations avec sa femme, les problèmes de ses filles, ses virées, ou le menu de ses repas.

    Grégoire Müller s’est fixé ces 100 jours comme une limite, sans savoir s’il s’agirait tout compte fait d’un carnet personnel ou d’un document destiné à la publication. Son but était de s’interroger sur cette alchimie qu’est la peinture, et de donner un aperçu de sa « façon d’être à l’œuvre ». L’exercice a pris de l’importance au fur et à mesure du temps qui s’écoulait. Il nous livre finalement bien plus. Non pas seulement un journal de peintre, ni un ensemble de fragments et de scènes, qui nous renseigneraient sur les fréquentations, les rencontres et les malheurs de quelqu’un, mais le portrait d’un artiste dans toute sa générosité et sa complexité, qui a pris le parti de résister au malheur, à la soumission et au conformisme.

     

    Grégoire Müller, Insoumis, Cent jours d’une vie de peintre, Journal, L’Aire, 2010

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Le Prix de littérature à Jean Vuilleumier

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    par Jean-Michel Olivier

    Voici, enfin, un Prix amplement mérité. Je ne parle pas de L'Interallié, qui est allé à L'Amour nègre (sic). Mais du Prix de Littérature, remis tous les quatre ans, par la ville de Genève, et doté de 40'000 Frs.. Après quelques erreurs de casting (la dernière s'appelait Jean-Marc Lovay), on célèbre enfin comme elle le mérite l'œuvre, exigeante et singulière, de Jean Vuilleumier, l'une des grandes voix de notre pays.

    « Je pourrais parler de consécration, s’il n’était pas si mal venu pour l’intéressé de le dire. » précise l'auteur avec sa modestie coutumière. Depuis Le mal été (l'Âge d'Homme, 1968), Vuilleumier a publié près de trente livres, pour la plupart des romans au titre lapidaire (La Désaffection, L'Écorchement, L'Allergie), qui disent la difficulté d'être et le désir d'une vie plus accomplie. Mais aussi des essais sur son grand frère en écriture, Georges Haldas, et son ombre tutélaire, le genevois Henri-Frédéric Amiel (La Complexe d'Amiel). Vuilleumier excelle aussi dans l'art de la nouvelle (Les Abords du camp, 1987), un genre qui lui convient parce qu'il conjugue rapidité et dépouillement. En outre, Vuilleumier est un poète de premier ordre. Je tiens son recueil Interzones (1984) pour un sommet de prose poétique.

    Son dernier livre, Les Fins du voyage*, rassemble trois nouvelles assez extraordinaires, à l'atmosphère onirique, aux personnages singuliers, un peu perdus, vivant leur vie sans savoir où elle les mène. On pense à Truman Capote, à Carver, à Thomas Mann aussi.

    Ce Prix récompense un écrivain discret, qui fut journaliste à La Tribune de Genève pendant 40 ans, mais aussi chroniqueur apprécié, critique plein d'empathie pour tous les écrivains de Suisse romande.

    Ce Prix de littérature, ainsi que d'autres Prix artistiques, sera remis le 11 mai 2011 au Grand-Théâtre.