Agonie et renaissance du personnage fictif (30/01/2011)
Par Pierre Béguin
Loin de se limiter à un abrutissement des masses, l’avènement de la télévision, plus généralement des genres audiovisuels, ont largement entamé le champ littéraire. Non pas tant par leur esprit de conquête ou leurs qualités intrinsèques que par la résignation des romanciers à voir le cinéma et le petit écran monopoliser l’action, les destins extraordinaires et les grandes passions. Proclamant sous-littérature les romans qui admettaient encore la distraction et la fiction comme deux recettes essentielles, des écrivains décrétèrent que la seule aventure romanesque licite était celle du langage. Ils limitèrent ainsi la création littéraire à des expériences formelles, réduisant du même coup le roman – en France tout spécialement – à une branche mineure de la linguistique ou de la sémiotique réservée aux séminaires d’un Roland Barthes ou d’un Jacques Derrida dont les élucubrations furent infiniment plus intéressantes que les textes sur lesquels ils fondaient leurs théories. Effet symptomatique de ce phénomène: l’appétit de fiction frustré dut se satisfaire de genres de substitutions comme la biographie et le roman policier. Et l’on vit même une Patricia Highsmith, considérée jusque là comme une bonne artisane de polars, élevée par la critique au rang d’artiste de haut niveau, avant que les gonfaloniers du formalisme, désertés par le public autant qu’encouragés par les succès d’une sous-littérature qu’ils avaient eux-mêmes désignée, n’envahissent ces genres de substitutions. Umberto Eco s’évade de la sémiotique pour imaginer un thriller moyenâgeux délicieusement macabre (Le Nom de la rose, 1980), Philippe Sollers, directeur de la revue Tel Quel, se met à écrire des romans mondains et érotiques (Femmes, 1983), J.M.G. le Clezio, dédaigneux de l’anecdote et imprégné de préoccupations formalistes, trouve enfin un large public en renouant avec une fiction traditionnelle (Désert, 1980) avant de publier un roman d’aventure dans la droite ligne d’un Joseph Conrad (Le Chercheur d’or, 1985) et de recevoir le Prix Nobel en 2008. En Espagne, un autre prix Nobel, Camilo Jose Cela, ressuscite la tradition du roman picaresque qu’on croyait définitivement enterrée (Mazurka pour deux morts, 1990) et Manuel Vázquez Montalbán écrit une série de romans policiers conduits par le détective Pepe Carvalho. C’est l’agonie de l’épisode formaliste et de la littérature intransitive – selon la formule de Roland Barthes – qui coïncide étrangement avec la reconnaissance académique de ceux-là même qui l’avaient incarnée: le prix Goncourt pour Marguerite Duras (1984) et le Prix Nobel pour Claude Simon (1985).
L’agonie oui, mais pas la mort. L’ère du soupçon est achevée, voici venu le temps du scrupule. Car les héritiers du nouveau roman, s’ils renouent avec des modèles littéraires canoniques, ne se contentent pas de les imiter. Ils veulent faire du nouveau avec de l’ancien. C’est là tout l’intérêt, parfois même le génie, de cet important ensemble romanesque qui existe maintenant depuis trois décennies et qu’on appelle fiction biographique (l’autofiction n’en étant qu’un sous-ensemble). Si l’on voulait tenter une vague codification de ce genre littéraire contemporain, on en retiendrait les éléments suivants:
Les romanciers préfèrent travailler avec des personnages historiques. Mis à mort par le nouveau roman, le personnage inventé manque encore de crédibilité, il ne séduit plus. En réponse à sa déconstruction en tant qu’élément de fiction, il devient maintenant réel, tangible. Dans cette galerie de personnages historiques, les choix privilégiés sont le plus souvent des figures d’artistes en ce qu’elles permettent une interrogation sur l’art et la création, sur les caractéristiques du génie, de même que des mises en abyme, des effets miroir par lesquels l’auteur se met en scène autant dans sa dimension autobiographique – introduisant en filigrane dans le texte sa vie ou ses souvenirs d’enfance – que dans son acte créateur – écrivant une aventure et montrant dans le même temps comment il écrit cette aventure. Comme si, par souci d’authenticité, on ne remontait pas le rideau à l’entracte pendant les changements de décors.
En ce sens, l’écrivain est présent dans son texte comme narrateur. Il intervient pour souligner la part de doutes, d’interrogations, d’absence de maîtrise pleinement assumée qu’il entretient avec son récit, à l’image du narrateur du nouveau roman. Ce refus d’omniscience ne peut qu’engendrer une biographie partielle, incomplète, qui focalise sur une partie ou une dimension de la vie du personnage tout en revendiquant ses mutilations, ses parts de mystères, de hasards et d’hypothèses.
Enfin, cette fiction biographique se veut aussi une spéculation sur ce genre littéraire: comment faire une biographie? faut-il respecter la chronologie, procéder par analepses ou séquences? quelles en sont les limites entre vérités, mensonges, inventions, oublis, hypothèses?
Si l’on ne devait conserver (ou ne conseiller) qu’un seul livre représentatif de cette définition, ce serait sans hésitation Rimbaud le fils (1991) de Pierre Michon. Mais les figures d’artistes ne sont pas seules à retenir l’attention des écrivains. Une figure d’aventurier (et l’on s’aperçoit à quel point Blaise Cendrars fut un précurseur du genre, dans Rhum par exemple) permet de réinstaller les formes abandonnées du roman d’aventure et d’introduire un jeu de parodie du genre picaresque à l’intérieur même de la fiction biographique, comme dans Un Chasseur de lions (2008) d’Olivier Rolin. De même, une figure politique, dans son rapport aux événements, autorise une interrogation sur le fonctionnement de l’Histoire, sur ce qu’elle a engendré ou raté, accouché ou avorté, tout en introduisant dans le récit des accents mélancoliques pour le moins surprenants dans un genre littéraire qui se définit davantage par sa tonalité neutre. Ou encore une figure de sportif légendaire, comme dans l’excellent livre de Jean Echenoz (Courir, 2008) construit autour du phénoménal athlète tchèque Emile Zatopek, et prétexte à une interrogation sur l’avènement et la gloire d’un individu dans un système qui nie l’individu mais qui en instrumentalise la gloire comme un objet de propagande. Un cran plus loin, dans Les Onzes (2009), Pierre Michon s’émancipe de la caution du personnage réel dans une ultime pirouette: le célèbre tableau des Onzes (sorte de «cène révolutionnaire» où figure le Comité de salut public qui instaura le Terreur), ainsi que son peintre Corentin, nous sont donnés comme historiquement véridiques alors qu’ils ne sont que pure fiction. On pourrait voir dans ce mélange de fiction et d’Histoire, dans ce brouillage subtil, un signe annonçant la fin du temps des scrupules et le retour en grâce, sans fard ni masque, du personnage fictif.
Dans tous les cas, ces fictions biographiques se veulent une tentative intéressante, parfois encore engluée dans les scrupules, parfois très aboutie, de concilier certains vestiges de la littérature formaliste avec la tradition romanesque. Et ce n’est pas le moindre de leurs titres de gloire que d’être parvenues à dynamiser un héritage précieux certes, mais devenu aussi ennuyeux qu’élitiste, en en conservant les éléments essentiels et en leur conférant une dimension plus concrète et accessible.
Que les bons écrivains reviennent enfin disputer au cinéma, à la télévision et à la sous-littérature le privilège de raconter des histoires, des destins, des aventures – comme l’a très bien fait notre compère de Blogres Jean-Michel Olivier avec L’Amour nègre –, constitue à coup sûr le seul chemin où pourront se retrouver littérature et grand public, à l’instar de ces temps où les auteurs n’avaient aucun scrupule à admettre le divertissement comme une composante incontournable de la dimension romanesque.
09:08 | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
La fiction, je pense, n'a de justification que quand on sort de l'espace physique ordinaire. Les Anciens le comprenaient ainsi: Cicéron en parlait de cette façon, l'ordre de la fiction poétique étant différent de celui de l'histoire, ne se situant pas sur le même plan. La fiction réaliste a quelque temps bénéficié du poids de la fiction poétique et fabuleuse acquis justement depuis Cicéron, mais il est clair qu'en rejetant le fableux, le roman n'allait plus nulle part, car si on veut du réel, pourquoi lire de la fiction? L'histoire est préférable. J'en ai parlé dans un article auquel renvoient mes initiales ci-dessous, si on clique dessus, à propos de Robinson Crusoé, qui s'inspiré d'une histoire vraie, en a fait un mythe, et puis a donné lieu à un roman réaliste de Tournier, cela n'a plus trop de sens, d'un certain point de vue. Si on cherche le réel, on retournera à la source historique. Même Houellebecq et Dantec créent du fabuleux, à travers la science-fiction, et "L'Amour nègre" se pose aussi d'emblée comme fable. Au fond, c'est logique. La fiction doit s'assumer.
Écrit par : RM | 30/01/2011
Lire: "Robinson Crusoé, qui s'est inspiré d'une histoire vraie, qui a été transformée en mythe [par Defoe], et puis" (erratum).
Écrit par : RM | 30/01/2011
"J'ai déjà été l'homme d'un destin qui aurait pu être !" Les Mélodies de Crucifiale. Sans destin possible que les votres ; sorti en septembre 2013 ; le livre est le résumé, le développement et la réussite énigmatique de cet article, le bizarre d'un échec sublime vrai, et l'erreur exacte parfaite ; moi. Je suis atroce et grand ; faible. Très faible. MATHIEU GARAT (Mournn de Tristannaverniles).
Écrit par : Garat | 23/10/2013