Le Père Noël n'est pas une ordure (23/12/2007)

Par Pierre Béguin 

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Un atout dont je pouvais me prévaloir à 18 ans face à mes copains, c’était une petite voiture de sport que mon père, pourtant pur produit d’un protestantisme rigide, austère et peu enclin aux cadeaux, m’avait offert. Cette voiture m’a permis de décrocher le job le plus intéressant parmi tous ceux, divers et multiples, que j’ai effectués dans ma jeunesse: Père Noël. Voilà pourquoi, les 24 et 25 décembre 1972, de 17 à 24 heures, le Père Noël – un vrai avec un véritable déguisement, maquillage et tout le tintouin – sillonnait la ville et le canton de Genève en voiture de sport, en suivant un planning strict, organisé, précis: à 17 heures chez les Machin à Vésenaz, à 17.30 heures chez les Chose à Hermance…

A chaque adresse, je sais où sont entreposés les cadeaux et la lettre m’indiquant la nature des remarques destinées aux enfants. Je dispose de 2 ou 3 minutes pour en apprendre le détail. Puis je sonne et, derrière la porte, c’est l’explosion de cris de joie, de surprise, d’émerveillement. Le rituel est immuable. Sauf une fois…
Entrer dans les familles à Noël, voir comment elles fêtent l’événement – et même y participer directement – constitue probablement une des études sociologiques les plus passionnantes. Mais qui peut générer des situations délicates – telles celles où des parents, désireux de prolonger la magie de Noël au-delà du raisonnable, m’exposaient au scepticisme d’enfants cherchant à tirer ma fausse barbe pour vérifier mon authenticité –, voire des scènes particulièrement déprimantes…
Il est encore tôt lorsque je gare ma voiture près d’un immeuble cossu des Glacis-de-Rive (en ce temps-là, c’était possible). Derrière la porte, comme convenu, les cadeaux et la lettre. Seulement, là, en guise de cadeaux, se dressent un martinet et une verge (mais non, voyons!  Je parle de cet instrument de punition corporelle formé d’une poignée de brindilles liées dont on menaçait les enfants turbulents – mais ce devait rester une menace – qu’il fût l’unique présent du Père Noël). Un martinet et une verge. Rien d’autres! La lettre des parents trace le portrait des pires voyous de la République, pour le moins des futurs ennemis publics numéros un et deux. Tant pis, il faut y aller, c’est l’heure! Je sonne. Une explosion de cris de joie, comme d’habitude, et les bruits de pas juvéniles qui se précipitent vers la porte. Près du seuil, un peu en retrait, avec de larges yeux brillants où se lit un émerveillement teinté d’une nuance de crainte, deux enfants de 4 et 5 ans, bien habillés, me contemplent de la tête aux pieds, soudainement muets. Je dois prendre une voix grave et sévère. On me l’a précisé. Puis m’avancer un brandissant dans un geste de menace – mais seulement de menace! – la verge et le martinet. On me l’a souligné. Et commencer l’énumération de leurs fautes impardonnables, de leurs indisciplines répétées, de leurs manquements indignes aux convenances les plus élémentaires…
Les enfants, un instant incrédules, puis franchement apeurés, regardent leurs parents et se mettent à pleurer, à hurler de concert. Le père intervient. Pas de fêtes de Noël! Le Père Noël l’a bien dit: vous ne les méritez pas! Au lit, immédiatement et sans discussion! Il me remercie. J’étais crédible, précise-t-il, pour commenter ma performance tout en me remettant les 25 francs convenus.
Ce soir-là, aux Glacis-de-Rive à Genève, le Père Noël était vraiment une ordure… 

André Gide prétendait que, en matière d’éducation, «les plus lamentables victimes sont celles de l’adulation». Encore une affirmation de vieux protestant! Non! Les pires victimes de l’éducation sont celles privées de la plus belle grâce accessible spontanément aux enfants et que les adultes regrettent toute leur vie d’avoir perdue: le merveilleux! Pendant un jour, laissons-les être des enfants rois, des rois uniques! Fût-il l’émanation d’une multinationale, le Père Noël ne devrait jamais être une ordure…

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