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Blogres - Page 71

  • Roberto Bolaño, 2666

     

    Par Alain Bagnoud

    Roberto Bolaño, 2666

    2666 est-il terminé ? Impossible de le dire. 1300 pages en folio, un texte aux ambitions globalisantes, une leçon romanesque et cette question : que serait devenu le livre si Bolaño avait vécu un peu plus?

    Roberto Bolaño, né en 1953 au Chili, est mort en 2003 en Espagne après une vie de voyages, ou d'errance, c'est selon. En beatnik asumé, il a exercé des quantités de petits travaux (gardien de camping, plongeur, etc.), a considéré la poésie comme un exercice frénétique, a créé son propre mythe, qu'il a notamment mis en scène dans Les Détectives sauvages, où il se portraiture sous le nom de Belano.

    C'est à 38 ans qu'il a décidé d'écrire des romans. Pour des questions financières. La poésie paie beaucoup moins et Bolaño avait désormais un enfant à charge. Ont suivi plusieurs livres. (Amuleto, Étoile distante, Nocturne du Chili, La Littérature nazie en Amérique Des putains meurtrières, Anvers, Appels téléphoniques, Le Gaucho insupportable, Monsieur Pain, etc.) Enfin, 2666.

    Le roman parle de violence et de mal. Son centre géographique se trouve dans la ville de Santa Teresa, calquée sur Ciudad Juarez, où des centaines d'assassinats de femmes sont commis depuis des années, impunément. Le texte se compose de cinq parties.

    Quatre universitaires férus d'Archimboldi, un grand romancier allemand qui s'est fait invisible, se retrouvent au gré de colloques, se lient, s'aiment, forment un ménage à trois, se séparent, et plusieurs d'entre eux se retrouvent à Santa Teresa où Archimboldi a été signalé.

    Un autre universitaire basé, lui, à Santa Teresa, occupe la deuxième partie du livre. Il se souvient de sa femme folle, observe sa fille ravissante et sa vie qui s'effiloche.

    On s'attache ensuite à un journaliste noir qui vient commenter un match de boxe dans la ville. Il rencontre la fille de l'universitaire et la tire des mains des narcos.

    La quatrième partie parle des crimes. Bolano y décrit les cadavres de femmes retrouvés, meurtres pour la plupart non élucidés, et évoque des enquêtes dont la plupart n'ont pas abouti.

    La cinquième, enfin, décrit la vie d'Archimboldi. L'écrivain allemand, qui a été pris dans la deuxième guerre mondiale, a disparu ensuite, un peu à la manière d'un Thomas Pynchon. Finalement, on apprend qu'il est effectivement parti pour Santa Teresa, afin d'assister son neveu accusé d'être le tueur en série responsable des crimes.

    Roberto BolañoEn rédigeant le livre, Bolaño craignait que sa mort ne soit proche. Son foie était défaillant. Il était en attente de greffe. Son souhait était que les cinq parties de 2666 soient publiées séparément, l'une après l'autre, chaque année. Pour des motifs pécuniaires.

    Il pensait ainsi assurer mieux l'avenir de ses enfants. On lui a désobéi. On a bien fait sans doute. Si les histoires peuvent se lire séparément, l'ensemble fait résonner des thèmes, produit du sens.

    Roberto Bolaño disait qu'il y avait un centre caché dans son livre. Ce n'est peut-être pas une histoire mais un sentiment, un mélange de sentiments, une appréhension de l'univers : terreur, crainte, vitalité, gaspillage, beauté, cruauté, puissance anarchique et profuse de la vie, croissance et absurdité, présence continuelle de la mort et du mal, nécessité du changement.

    Tout ceci est peut-être suggéré par le titre, étrange, mystérieux.

    Dans les Détectives sauvages, Bolaño parle d'une révolution qui aura lieu dans les années 2600. Quant à 666, c'est un chiffre connu des lecteur de l'Apocalypse de Saint Jean. Le nombre de la Bête.

     

    Roberto Bolaño, 2666, Folio

  • Haines et amours de Régis Debray

    par Jean-Michel Olivier

    DownloadedFile.jpegIl y a à boire et à manger dans ces Modernes catacombes*, le dernier livre de Régis Debray, écrivain, essayiste, inventeur de la médiologie, cette science qui étudie les supports de transmission de message (codex, livre imprimé, toute-puissance du Web). L'auteur y ressemble des articles et des discours qu'il a tenus depuis vingt ans à diverses occasions. L'ensemble est donc un peu décousu, et académique. Mais c'est l'occasion, pour Debray, d'exprimer une fois encore ses admirations (Gary, Sartre, Semprun, Gracq) dans des textes d'une beauté pénétrante où il relie telle ou telle œuvre au courant de la grande Histoire en général, et de l'histoire littéraire en particulier.

    Frère d'arme de Che Guevara, longtemps emprisonné en Bolivie, Debray n'a dû son salut qu'à l'intervention obstinée de Jean-Paul Sartre (et de quelques autres). Il reste marqué par l'existentialisme, mais ses amours vont au-delà, comme en deça. Au loin, il y a Chateaubriand, indépassable, qui revient souvent dans ce livre d'hommage à la littérature française. Plus près de nous, André Breton, Malraux, Michel Foucault. Debray paye à chaque fois sa dette. Rappelle ce qu'ils ont apporté à la littérature : non seulement une esthétique nouvelle, mais surtout une éthique. Pour Debray, en effet, il n'y a de bonne littérature que liée au combat pour la liberté. La plupart des auteurs dont il parle ont traversé la guerre. La Grande guerre ou la drôle de guerre. Le sang et les larmes ont nourri leurs ouvrages. De Gaulle en est la figure de proue, auquel Debray voue un culte fidèle.

    Bien sûr, l'Europe ne connaît plus de grandes guerres depuis près de 70 ans. DownloadedFile-1.jpegEt donc, selon Debray, plus de grands écrivains non plus. Sans taureau, ni menace d'être encorné, plus de corrida ! Ce qui donne à la littérature contemporaine des enjeux plus futiles (circonstanciels ou purement esthétiques). Debray regrette presque les guerres d'antan, qui faisaient les héros et les grands écrivains. C'est son côté passéiste. Mais il n'a peut-être pas tort.

    Certains hommages sont remarquables (celui consacré à Marc Fumaroli ou à Albert Londres, par exemple). Les détestations sont moins convaincantqes. En particulier celle qui ouvre le lire, consacrée à Philippe Sollers. Debray reproche au roi Sollers de faire sans cesse le paon, d'occuper les médias pour se faire valoir et de retourner sa veste à la première occasion. images.jpegCe n'est pas faux, bien sûr. Mais Sollers est aussi écrivain (plus de 70 livres!), romancier novateur, essayiste remarquable (plus de 3000 pages d'essais critiques). Voulant moucher Sollers, Debray ne prend même pas la peine de le citer, ce qui est tout de même assez curieux pour un esprit aussi subtil !

    Il n'empêche : on apprend toujours beaucoup en lisant Devray : sur notre époque, sur la littérature, sur les modes et les manies de Paris, sur ce qui reste, encore et toujours, à écrire.

  • Vuilleumier, Haldas et Kafka

    antonin moeri

     

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    Jean Vuilleumier parlait avec enthousiasme de «Une petite femme». Cette nouvelle de Kafka le fascinait. Il la relisait chaque année. Nous traversions la ville en compagnie de Georges Haldas. Nous avions mangé dans un restaurant tenu par un Lyonnais qui préparait les boudins blancs les plus savoureux. Une fois de plus, Jean évoquait la petite femme. Je ne me rappelle plus pourquoi il adorait cette nouvelle mais, la relisant aujourd’hui, je pense à lui et à son goût pour le comique.

    De quoi s’agit-il? Un narrateur évoque une petite femme mince, sévèrement corsetée, cheveux plats d’un blond terne, mains tout à fait normales. Une petite femme qui a toujours quelque chose à reprocher au narrateur qui se demande pourquoi il l’indispose à ce point. Elle pourrait oublier son existence qu’il ne lui a jamais imposée «et c’en serait fini de sa souffrance». Ce qui fait de la peine au narrateur c’est la souffrance qu’éprouve cette petite femme à cause de lui. Il semblerait qu’elle ne nourrisse qu’un seul projet: se venger du calvaire que le narrateur lui inflige.

    On tient le narrateur informé: la petite femme aurait passé une nuit blanche, sa migraine lui interdirait de travailler. Personne ne connaît la raison de son indisposition. Seul le narrateur la connaît. Il se demande si elle ne singe pas la souffrance pour que ses proches en arrivent à le soupçonner, lui. Et si, de cette manière, elle ne veut pas porter «l’affaire au tribunal de l’opinion publique». Mais elle n’y parviendra pas car, affirme le narrateur, «ce n’est que pour ses yeux à elle qu’il est fait de la sorte».

    Et si l’on venait demander au narrateur pourquoi il torture cette petite femme? Il lui serait difficile de répondre. L’opinion publique trancherait toujours contre lui, quoi qu’il dise. Il devrait alors changer d’attitude à l’égard de la petite femme. Tâche ardue car ce qu’elle ressent à son égard, c’est une insatisfaction foncière. Même si le narrateur se suicidait, rien ne pourrait faire disparaître cette insatisfaction. Quoi qu’il fasse, il verra toujours le visage chagrin de la petite femme, son regard inquisiteur, son sourire fielleux, sa pâleur et ses tremblements d’indignation.

    Un ami du narrateur lui conseille de prendre ses distances mais cela est impossible, car le narrateur se doit de rester à sa place et de tenir l’affaire loin des «guetteurs de coin de rue» et des «avaleurs de courants d’air». La communauté a reconnu comme un des siens ce narrateur inquiet, soucieux de trouver une solution au problème. Donc, cette affaire d’irritation permanente, il peut la recouvrir de sa main et poursuivre tranquillement «la vie qu’il a menée jusqu’à présent».

    Est-ce la férocité de Kafka, son sens aigu du détail ou sa jubilation à raconter des histoires qui fascinaient Jean Vuilleumier? Je ne saurais le dire aujourd’hui. Je me souviens de ses éclats de rire quand nous longions le bâtiment de l’opéra et de la façon qu’avait Georges Haldas d’écouter les propos de son meilleur ami.

     

     

    Frantz Kafka: A la colonie disciplinaire et autres récits II. Babel, 1998

  • Jean-Jacques Bonvin, Larsen

     

    Par Alain Bagnoud

    jean-jacques bonvin, LarsenLarsen est une plongée dans une Amérique qu'on a peu l'habitude d'écrire.

    L'Amérique profonde ? Effectivement, ça va profond, bien profond. Ça soulève le décor, on est plus loin, quand les conventions, les rêves, les topos ont explosé.

    Larsen, de Jean-Jacques Bonvin. Un autre texte du même auteur chez Allia désorganisait les poètes de la beat generation autour de la figure de Neal Cassady. C'était Ballast, excellent.

    Ce livre suit et prolonge. Sinon qu'on se trouve chez ceux qui n'ont pas le prétexte de l'art et la sauvegarde de l'écriture pour justifier une vie qui va, de toute façon, vers la catastrophe.

    Larsen, c'est le surnom d'un personnage. Un Suisse ex-taulard qui s'est installé depuis des décennies en Californie. Là-bas, il est une ombre : plus de permis, pas de papiers, plus d'identité officielle. Mais une vitalité. Énorme. Il construit, démonte, cultive, répare, arrange.

    Un premier petit empire a été édifié. Mais tout a disparu, incendié : sa maison, ses objets, ses machines. La faute à un court-circuit des puissantes lampes installées au sous-sol pour faire croître les plantations en serre, puisque, en plein air, les hélicoptères patrouillent...

    Le désastre n'a pas découragé notre homme. Il a recommencé, à côté, sur un autre terrain qui appartenait à sa femme. Pas tout seul. Autour de lui, il y a sa fille et une tribu de zouaves, des phénomènes, des allumés qui ont souvent abusé de substances.

    jean-jacques bonvin Un narrateur raconte ce séjour presque onirique dans une langue sans déchet. Pas de gras, directement à l'os. Ce narrateur, qui lit Roberto Bolaño est un ami de jeunesse de Larsen, et lui rend visite.

    Le milieu où il se retrouve, on sent que ce n'est pas le sien, pas exactement. Avec un mélange de ferveur, de distance, d'amitié, de fascination, il passe trois semaines là-bas, observe la tribu qui manucure les plantes de marijuana pour écarter les parties ligneuses, se fait emmener par eux à une soirée poétique ou dans un parc à phoques, élabore dans un état second des projets qui s'évanouissent.

    Trois semaines ou trente ans ? Les époques se superposent, les souvenirs se confondent. Il y a une lutte constante entre le sens et l'irrationnel, entre la construction et l'entropie, la créativité et la folie, la vitalité et la désorganisation.

    Larsen, l'hallucination américaine. Le sens de la survie. La furie d'entreprendre dans le désastre.

    Larsen, phénomène physique de rétroaction acoustique.

     

    Jean-Jacques Bonvin, Larsen, Allia

  • Parlez-vous le Bonnant?

    Aujourd’hui, Blogres accueille deux invités, Jacques Gürtner, professeur de latin et d’allemand, et Claude Duverney, Docteur ès – et professeur de – philosophie, tous deux au Collège Calvin. Ils souhaitent répondre à un billet de Marc Bonnant, paru le 3 février dans Le Matin dimanche,  où l'avocat s'en prend notamment, "à clichés en veux-tu en voilà", aux étudiants et aux enseignants du Collège calvin.

    Cher Maître,

    gauchiste2.PNGAprès lecture malheureusement tardive, mais attentive de votre billet «Le vrai Prométhée...», paru dans Le Matin dimanche du 3 février 2013, nous nous devons, en tant que professeurs au Collège Calvin, de réagir pour vous exprimer notre étonnement et notre agacement.

    En exorde, notre agacement. Nous savons que votre plume a trouvé ses thuriféraires au pays de l'Académie et que vous vous en gaussez à loisir. Nous aimerions toutefois vous dire combien ce genre d'exercice, qui se veut littéraire et savant, nous exaspère par son côté narcissique prononcé (le renierez-vous au demeurant, à l'exemple de Jean-Jacques?) Vous voulez donner l'impression (mais peut-être sommes-nous dans l'erreur), du haut de votre tour d'ivoire à l'aspect inexpugnable, d'y voir plus clair que nous, pauvre ramassis de gauchistes hébétés par des pédagogistes à la solde de Bourdieu et «décérébrant vos enfants». Si le précité «Narcisse» ʺdit explicitement l'homme ʺ, la critique acerbe que vous en faites peut aisément se retourner contre vous à la lecture du texte que vous avez commis, en digne représentant de la violence symbolique (cf. Bourdieu).

    Votre «vu(e) ʺlourdementʺ de droite», élitaire et méprisant(e) (mais «tout ce qui est excessif est insignifiant»), dont vous portez haut le pavillon, apparaît singulièrement éloignée de l’audace intellectuelle que vous appelez de vos vœux en professant la subversion culturelle (ou alors, vous avons-nous mal lu? – bis repetita placent). Sous votre plume, être de droite semble une vertu divine et une maladie honteuse d'être de gauche; l’esprit rebelle y est une seconde nature de diffusion transgénérationnelle chez les sages libéraux, et la libre pensée une impossibilité génétique chez les enseignants condamnés fatalement à la contestation de gauche. De grâce, épargnez-nous de si fades fadaises. À propos de «gardiens de temples» (nous vous demandons pardon, de Temples), vous nous permettrez de penser que le vôtre est bien étriqué. Vous êtes un «pantophile» et «polymathe» averti certes, mais derrière votre prétention de nous livrer force connaissances «encyclopédiques» (est-ce d'ailleurs bien dans ce sens que Diderot l'entendait?) nous percevons davantage votre superbe que votre supériorité, et ne saurions ainsi, tels des «femmes aimantes et extasiées comme il sied quand l'homme de génie parle...», nous confire en pâmoison. Car, si la forme de votre épistole, recherchant avant tout l'effet de manche, a le seul mérite de provoquer en nous une ire (ou un rire) irrépressible, souffrez que nous avancions quelques remarques quant au fond.

    Cela nous amène à notre second grief.

    Que vous péchiez par orgueil, voilà rien que de très attendu, mais que vous soyez pris en flagrant délit de vacuité argumentatoire, voilà qui nous étonne et nous interpelle! Nous eussions souhaité trouver dans ce «billet» la preuve d’une rigueur que nous cherchons en vain dans les énormes clichés qui lui servent d’argutie.

    Nous vous surprenons, en effet, à nous soumettre, pour prémisses fondant votre conclusion sur l'abyssale ignorance de notre jeunesse mal enseignée, un micro-trottoir dérisoire* en quantité et dépourvu de la plus élémentaire précaution dans l'échantillonnage... Vous vous autorisez (horribile dictu) d'une pure inférence conjecturale que, pour notre part, nous désapprenons à vos interlocuteurs «zombiesques». Au lieu de la rigueur que vos maîtres du Collège Calvin ont dû vous apprendre, vous déversez simplement votre fiel pseudo-savant et atrabilaire (tiens, n'est-ce pas précisément le reproche que vous adressez à votre cher Jean-Jacques?) en ne convoquant que poncifs et lieux communs attristants: votre laus temporis acti, votre vision gauche droite réductrice (cf. supra) sentent la naphtaline et n'ont que le regrettable effet de nous dispenser de penser, quand il faudrait soutenir la réflexion exigeante...

    Et pour aller enfin ad hominem, nous avons cherché en vain dans votre texte «la pensée gambadante, aérée et allègre» de Diderot que vous chérissez tant et érigez en modèle inspirant. Nous n’avons vu que prose qui, placée devant son propre miroir, ne reflète qu'elle-même (nous revoilà à Narcisse dont vous savez fort bien la triste fin). Et de Prométhée mis en exergue par vos soins, à vous lire, n'apparaît que le frère en creux, une sorte de Palinméthée satisfait de lui-même. En bon rhétoricien que vous êtes, vous eussiez dû rédiger un texte riche de deux qualités, sources de plaisir et de progrès, hélas absentes, mais assurément chères à votre cœur: nos prédécesseurs ès culture eussent dit: docere et delectare.

    Mais nous nous en voudrions d'abuser de votre temps forcément compté et nous réjouissons de pouvoir sous peu nous nourrir à nouveau de vos idéaux riches et constructifs.

    Veuillez recevoir, cher Maître, l'expression de notre considération mitigée.

    Jacques Gurtner, professeur de latin et d'allemand, Claude Duverney, professeur de philosophie

    P. S. Toutefois, il sied aux hommes de bonne volonté d'écrire cum grano salis (Érasme ne nous eût pas démenti); n'allez ainsi pas croire que nous souhaitons vous jeter notre gant pour une joute sur des fronts étroits et opposés. Nous sommes à l'instar de votre personne (mais «c'était jadis ou naguère») le résultat du Collège de notre République... et de la démocratisation des études; nous nous tenons volontiers à votre disposition pour élargir le champ de la discussion, impossible à traiter dans le cadre d'une telle missive.

    *Note de Blogres: Peut-on vraiment imaginer Marc Bonnant effectuer un micro-trottoir dans la rue du Vieux-Collège auprès d’étudiants «zombiesques»? Il est des mondes qui ne se rencontrent pas! Et les lois de la physique n’y sont pour rien...

     

     

     

     

     

     

     

  • aventure littéraire

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

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    Imaginons deux écrivains petits-bourgeois, du même âge, et tous les deux de gauche. A est célèbre, ses livres sont lus. B n’est pas célèbre, ses poèmes sont imprimés dans des revues marginales. L’auteur célèbre «pontifie sur tout ce qui existe avec une pesanteur scolaire, sur le ton de l’homme qui s’est servi de la littérature pour atteindre une position sociale et qui, de sa tour de nouveau riche, tire sur tout ce qui pourrait ternir le miroir dans lequel il s’admire».

    B vient d’écrire un livre dans lequel il se moque de la célébrité de A. Au début, son livre passe inaperçu. Mais A publie, dans un des principaux journaux du pays, un compte rendu enthousiaste qui entraîne le reste de la critique. B se demande pourquoi A fait l’éloge de qui se moque de lui, lui qui se prend pour Unamuno.

    B écrit un nouveau livre. A réagit si vite que B se demande comment A a pu lire son livre dans un délai si bref. Il appelle la responsable commerciale de sa prestigieuse maison d’édition. A est venu chercher le livre quelques jours auparavant. B relit le compte rendu élogieux. Il se demande comment renvoyer l’ascenseur à A. Lors d’une soirée chez la comtesse de Bahamontes, on lui dit qu’un ami l’attend dans le jardin. B imagine qui ça peut être: un éditeur, un directeur de revue, A, une écrivaine qui désire le connaître?

    Au lendemain de cette soirée qui eut lieu à Madrid (B habite à Barcelone), B ne cesse d’appeler A. Sur le répondeur, les voix de A et d’une femme disent qu’ils ne sont pas là. B imagine la femme d’après sa voix. Il imagine A d’après sa voix. Il se demande pourquoi «ils parlent comme s’ils jouaient une pièce de théâtre». Serait-ce pour  «expliciter la joie qui les ravit en tant que couple?»

    En décidant d’écrire cet article, mon idée était d’évoquer le talent de satiriste de Bolaño car, dans une première lecture, je n’avais vu que la mise en scène d’un prince des lettres imbu de lui-même, chez qui l’autosatisfaction ruisselle sur des joues parcheminées. Ce qui apparaît dans une seconde lecture, c’est l’importance que Bolaño accorde à tout ce qu’imagine son auteur peu connu, à toutes les pensées que le moindre incident, le moindre signe ou la moindre contrariété déclenchent chez un personnage sans doute jaloux du succès de A mais qui sait reconnaître, chez ce parvenu imbuvable, la médiocrité d’une prose qui suinte la tristesse.

    Quand B se rendra chez A, il découvrira un homme replet, grand, pâle, au sourire timide, qui lui demandera: Comment vas-tu? Très bien, dira B. Le foisonnement de pensées contradictoires que déclenchent la jalousie, la colère, l’envie, la frustration intéresse davantage Bolaño que la carrière météorique d’un homme qui «pontifie sur tout ce qui existe». C’est donc le point de vue de B que choisit Bolaño. Celui d’un double, pourrait-on dire. Ce qui lui permet d’éviter les complaisances de l’auto-fiction et de balancer dans l’arène un constat, plutôt cinglant, qui condamne le lecteur à l’incertitude, à un malaise propice à la réflexion.

     

     

    Roberto Bolaño: «Appels téléphoniques», Bourgois, Titres, 2008, 7 euros.

  • Vieillards suicidés au champ d'honneur


    Par Pierre Béguin

     

    Après lecture de mon livre Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, traitant du suicide assisté, quelqu’un m’envoie par mail, en écho à un passage du livre, un article paru dans The Guardian du 22 janvier 2013 dans lequel un politicien japonais prie ses concitoyens de mourir le plus vite possible avant d’être à charge de la société.

    Le ministre des Finances Taro Aso accable ses compatriotes âgés d’un lourd sentiment de culpabilité dans le cadre des réformes d’austérité qu’il impose au pays. Vu le vieillissement de la population, la sécurité sociale japonaise est aux abois. Le Japon compte en effet un tiers d’habitants (et d’électeurs...) de plus de 60 ans (environ 30 millions). Une facture lourde à digérer pour l’état nippon. Le grand échiquier japonais, également vice-Premier ministre, estime que les personnes âgées ne devraient pas prolonger inutilement la fin de leur existence. Mourir à temps - et si possible plus tôt que tard - est à ses yeux une bonne économie. «Que Dieu vous préserve de continuer à vivre alors que vous voulez mourir», déclare Taro Aso. «Je ne pourrais pas me réveiller le matin en sachant que c’est l’Etat qui paie tout ça pour moi».

    Le ministre de 72 ans, bien connu pour ne pas mâcher ses mots, affirme avoir ordonné à ses proches de l’euthanasier quand son heure serait venue. Dans son discours, il cible les «gens pendus au bout d’un Baxter» et leur entourage qu’il culpabilise avec des mots très durs: «La problématique des dépenses faramineuses en gériatrie ne sera résolue que si vous les incitez à se dépêcher de mourir». Enfin, il désigne les plus vieux patients incapables de se nourrir eux-mêmes des «tube people», précisant qu’un patient au stade final coûte plusieurs millions de yens par mois (toujours ce lien entre «dette et faute» dont je parlais dans un blog précédent Schuld und Schulden).

    J’adhère totalement au principe de l’aide au suicide, même si les médias français semblent s’obstiner à me faire dire le contraire, comme L’Express récemment encore. L’expérience de mes parents n’a sur le fond pas modifié ma position: «aux limites de l’existence, aux territoires de l’extrême solitude, personne ne peut rien imposer à personne» (p. 84). Et quand j’interroge le suicide assisté, ce n’est pas pour le remettre en cause mais bien pour en tester les limites. Après tout, le ministre japonais ne fait que réciter le credo néolibéral sans détour hypocrite (disons-le, avec une grossièreté hallucinante), poussant sa logique jusqu’au bout. L’intrusion d’une idéologie du profit et de la performance dans chaque strate de l’activité humaine, dans chaque relation sociale entre individus, aux dépens de toutes les autres valeurs qui encadrent la société et qui en fondent «le vivre ensemble», colonise l’espace social par le mercantilisme systématisé, atomise la personne par le culte du profit, et n’offre finalement au monde que le commerce comme valeur absolue, que l’idéal de la performance comme réalisation de soi, que l’obsession des belles voitures, des piscines privées ou des crèmes amincissantes comme stade ultime du progrès humain, que le nombrilisme, le narcissisme infantile («parce que je le vaux bien!») et le bien-être égotiste comme religion, qu’une dictature aux allures de libération comme modèle politique. Et logiquement au bout de la chaîne, pour les vieux, qu’un suicide au champ d’honneur pour le bien des finances de la patrie.

    J’exagère? Nous avons déjà un pied dans cette logique. Le vieillissement de la population et l’endettement abyssal des Etats conjugués forment un cocktail explosif, tout le monde le sait. Il faut désengager l’Etat à tout prix. Alors offrir comme solution à des personnes âgées des maisons de santé privées qui coûtent trois fois le montant de leur rente et leur faire signer, à l’entrée, une mise en gage de tous leurs biens, le cas échéant ceux de leurs enfants en cas de donation (et bientôt dans tous les cas), c’est déjà pousser le profit (ou la confiscation) aux limites de l’existence. On avait bien compris l’importance du marché des retraités, on a maintenant compris celui des agonisants. Et quand les assurances refuseront de prendre en charge, comme certaines commencent à le faire, des médicaments trop coûteux en fin de vie, quand la gravité d’une maladie se mesurera aux sommes nécessaires pour la soigner, expirer sera définitivement devenu hors de prix. A moins d’un infarctus libérateur, plus personne, à part quelques très riches agonisants, ne pourra se payer le luxe d’une mort naturelle. Et la grande masse des citoyens déprimés trouvera alors sous ordonnance, au prix fort dans la pharmacie du supermarché le plus proche, un rayon de médicaments euthanasiques dont la publicité aura préalablement vanté les mérites. Demain au Japon, après-demain chez nous! «Veillez donc, car le temps viendra – il s’approche – où vous connaîtrez tous le jour et l’heure ! Ce ne sera plus un choix personnel légitime mais un fait économique perfidement imposé à la conscience par une logique déshumanisée...» (Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, p. 144)

     

     

     

     

  • Un lecteur prodigieux (Charles Dantzig)

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    par Jean-Michel Olivier

    De tout temps, il y a eu des lecteurs prodigieux. Le plus souvent, il venaient du monde l'Université : Thibaudet, J'ean-Pierre Richard, Jean Starobinski, Michel Butor et tant d'autres. Aujourd'hui, comme on sait, l'Université n'existe plus. Mais les grands lecteurs persistent et signent. Ce sont des journalistes et/ ou des écrivains, comme Jean-Louis Kuffer ou Philippe Sollers. Parfois des éditeurs, comme Charles Dantzig (à droite sur la photo, posant devant l'Olympia de Manet). Ou de simples amateurs.

    Quelles voix s'élèvent, aujourd'hui, pour dire à la fois le plaisir et les questions de la littérature ? Non seulement classique, comme on dit, mais aussi moderne, et même la plus contemporaine ?

    Je ne citerai que trois noms, qui valent tous les critiques universitaires : 3283024.image.jpegJean-Louis Kuffer, critique, écrivain, ancien journaliste de 24Heures, dont le blog (ici) est le journal de bord d'un lecteur au long cours, retraçant l'expérience singulière de la lecture, « cette pratique jalouse » selon Mallarmé, ses doutes et ses réjouissances, ses enthousiasmes et ses questionnements. En second lieu, un écrivain si souvent accusé de faire le paon, Philippe Sollers, qui, si l'on met de côté ses romans plus ou moins expérimentaux (et plus ou moins réussis), demeure un fantastique lecteur, à la curiosité insatiable, qui voyage à travers les siècles et les frontières, capable d'éclairer Hemingway, comme Joyce ou Proust, Lautréamont ou Aragon, Philip Roth comme La Fontaine. Sollers ? Un grand lecteur, passionné, érudit, intraitable. Si vous ne me croyez pas, lisez : La Guerre du goût (Folio), ou encore Éloge de l'Infini (Folio). Ou enfin, Fugues, qui vient de paraître chez Gallimard.

    images-3.jpegVenons-en, maintenant, au troisième cas exemplaire. Un lecteur prodigieux (par son érudition), agaçant (par ses partis-pris), à la fois empathique et critique : Charles Dantzig (né à Tarbes, en 1961). Il n'en est pas à son coup d'essai, puisqu'on lui doit, déjà, un formidable Dictionnaire égoïste de la littérature française (Le Livre de Poche), ainsi que divers opuscules tels que Pourquoi lire ? (Le Livre de Poche) et Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (Le LIvre de Poche). Cette année, il publie À propos des chefs-d'œuvre*, une réflexion à la fois personnelle et universelle sur ce qui fait la paricularité des grandes œuvres d'art (Dantzig élargit sa réflexion à la peinture, à la danse, à la musique).

    Qu'est-ce qui fait qu'un livre, ou un tableau, ou une musique, traverse le temps et reste, contre vents et marées, toujours d'actualité ?

    D'abord, un chef-d'œuvre appartient à son temps — mais il traverse aussi les âges. « Les chefs-d'œuvre ne sont pas détachés. Ils émanent de leur lieu, de leur temps, de nous. L'homme est capable de l'exceptionnel, dit le chef-d'œuvre. » Il est fait d'une pâte à la fois humaine et inhumaine. Il marque toujours une rupture (face à la convention, à la médiocrité « qui est toujours la plus nombreuse »). Rétrospectivement, le chef-d'œuvre donne sa couleur à l'époque. « C'est un présent qui donne du talent au passé. » Il ne peut être réaliste, puisqu'il repose sur la transfiguration de la réalité. « Le réalisme, note justement Dantzig, est une forme de paresse. Ceux qui le pratiquent recopient les choses nulles qu'ils ont vues et les sentiments condescendants qu'ils en ont orgueilleusement éprouvés, rien de plus. » « Le chef-d'œuvre est moins là pour donner du sens que pour révéler de la forme. Il est un combat gagné de la forme contre l'informe. » C'est pourquoi le plus beau des chefs-d'œuvre éphémère est un bouquet de fleurs coupées…

    Alors, bien sûr, comme tous les grands lecteurs, Dantzig a ses marottes. images-5.jpegIl n'aime pas Céline, ironise sur la grandiloquence du style de Marguerite Duras, sur l'ennui des films de Benoît Jacquot, tandis qu'il célèbre Proust ou Genet, Valéry et Cocteau, et certains livres du regretté Hervé Guibert. Dans son panthéon figurent quelques curiosités, tels Sur le retour de Rutilius Namatianus (texte latin datant de 420), La brise au clair de lune, de Ming Jiao Zhong Ren (Chine, fin du XIVe siècle), ou encore les œuvres posthumes de Desportes (1611). Mais aussi Mario Paz, Henri Heine, Gore Vidal, Jules Laforgue.

    Dantzig brise une lance, également, contre la république des « professeurs restés élèves ». « Appliqué, citeur, roulant sur des vieux rails, pas rouillés, non, tellement empruntés et depuis toujours qu'ils brillent comme du neuf. En réalité, la littérature, il n'y comprend rien. En Angleterre, il peut s'appeler Georges Steiner, aux États-Unis ça a été Allan Bloom, en France il pourrait être Alain Finkelkraut. (…) Voici un grand secret : en matière de littérature, Barthes et Foucauld, Jakobson et Genette, De Man et Badiou ne sont pas l'essentiel. » On voit ici que Charles Dantzig, comme Brigitte Bardot sur sa Harley, n'a peur de personne…

    Alors, finalement, qu'est-ce qu'un chef-d'œuvre ?

    « Le seul critère irréfutable, c'est celui-ci : le chef-d'œuvre est une œuvre qui nous transforme en chef-d'œuvre. Nous ne sommes plus les mêmes une fois qu'il nous a traversés. Une œuvre de création normale, nous la maîtrisons ; un chef-d'œuvre s'empare de nous pour nous transformer. »

    * Charles Dantzig, À propos des chefs-d'œuvre, Grasset, 2013.

     

  • Lacan envers et contre tout


    Par Pierre Béguin

    Lacan.PNGMes années d’Université se sont déroulées sous l’influence (je devrais dire sous le joug, la tyrannie) des deux Jacques: Derrida et Lacan, élevés au rang de gourous par toute une caste d’étudiants. C’est donc à un détour nostalgique par mon passé que m’a convié la lecture du livre d’Elisabeth Roudinesco, Lacan, envers et contre tout (Seuil, 2011).

    Lacan: trente ans après sa mort, une visite de son œuvre, de sa genèse et de ce qu’il en reste, avec pour guide la meilleure spécialiste de la geste lacanienne, cette aventure intellectuelle et littéraire unique à une époque héroïque de la psychanalyse et de toutes les libertés.

    Pour cette jeunesse intellectuelle des années 1960 – 1970, Lacan fut un éveilleur de consciences. En génie du paradoxe, il réhabilita le désir de révolution tout en se voulant le garant d’une loi qui en sanctionnerait les excès. Les frissons de la transgression livrés avec la caution de la norme, en quelque sorte. De quoi séduire l’intellectuel par nature aussi avide de sensations que frileux sur leurs conséquences.

    L’originalité de Lacan (son génie ou sa supercherie?) tient dans sa volonté de se faire l’interprète d’une nouvelle orthodoxie fondée sur le retour aux textes de Freud, tout en les assaisonnant de linguistique saussurienne, de thèses empruntées à Roman Jakobson, de philosophie heideggérienne et, surtout, des théories structuralistes de Claude Levi-Strauss élaborées à partir de l’analyse des mythes. Selon Lacan, le fonctionnement de l’appareil psychique épouse la structure du langage. Autrement dit, l’inconscient est un langage, l’humain est habité par une parole qui le ramène sans cesse au dévoilement de son être, levant le voile des mots comme on soulèverait les jupes d’une femme. C’est en 1955, dans son magistral commentaire de La Lettre volée d’Edgar Poe, qu’il revêt sa théorie d’une trame narrative à même de séduire les littéraires (en 1930 déjà, son histoire de Marguerite Anzieu, connue sous le nom d’Aimée, qui faisait la synthèse de toutes les théories cliniques élaborées par la génération psychiatrique des années 30 lui avait valu l’admiration des écrivains, peintres et poètes, Crevel, Nizan et Dali en tête). L’histoire d’amour entre Lacan et les littéraires entrait alors dans sa phase de plénitude. Toute une génération de philosophes et de «lettreux» s’intéressèrent à son œuvre, notamment par l’enseignement de Louis Althusser.

    En 1957, Lacan poursuit sa théorie du signifiant en lui ajoutant l’idée, empruntée à Jakobsen, selon laquelle le déplacement freudien serait de l’ordre de la métonymie (glissement du signifié sous le signifiant) et de la métaphore (substitution du signifiant à un autre). De là, sa thèse de la chaîne signifiante: un sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant, qui le marque d’une empreinte langagière en donnant une signification au rêve, au mot d’esprit, au lapsus et aux actes manqués (on sait bien, par exemple, combien la voix d’Hitler a contaminé la représentation qu’on se fait de la langue allemande, sans que les plus jeunes n’en établissent plus consciemment le lien).

    Le romancier Pierre Rey, auteur notamment du best seller Le Grec, illustre très bien ce mécanisme dans un livre où il raconte sa thérapie chez Lacan (Une saison chez Lacan, Robert Laffont, 1989). Madame B, tous les dimanches, fait son tiercé. Souvent, elle rêve d’une combinaison à trois chiffres, toujours dans le même ordre, où le même chiffre, de manière absurde, revient deux fois. Le quatre, le quatre et le neuf. 4, 4, 9. Un signifiant qui la renvoie en fait, après analyse, à un trauma de sa prime enfance où, pour se venger de sa mère qui la délaissait avec son amant, elle lui avait souillé son manteau neuf avec ses excréments. Elle avait fait caca sur le manteau neuf. Caca neuf. 4, 4, 9. Oui, l’inconscient peut épouser la structure du langage. Dans le même livre, Pierre Rey raconte comment il transpose sa fascination du maître sous la forme d’un signifiant: avant chaque séance chez Lacan, il est irrémédiablement, et inexplicablement, attiré par une canne exposée dans une vitrine en face de l’appartement du thérapeute. Jusqu’à ce qu’il établisse le lien entre les deux signifiants: la canne – Lacan.

    Lacan monologuait. «Moi la vérité, je parle» disait-il, sachant pourtant que la vérité ne peut jamais s’énoncer intégralement. Elle est «encore toujours» un «mi-dit», «un midi sonné». Lacan jouissait de sa propre parole (à cette époque, c’était le mot d’ordre, il fallait jouir pour tout, en écrivant, en lisant, et même en urinant), maniant le mi-dire avec une inventivité langagière qui le mena au commentaire éblouissant du Banquet de Platon, avant de se parodier lui-même et de sombrer dans la manie topologique et l’obsession du néologisme ou du mot-valise (savez-vous que le père du mot-valise est Lewis Caroll parce qu’il bégayait?) En s’inspirant du nom du philosophe André Lalande (auteur du Vocabulaire technique et critique de la philosophie), il invente le néologisme «lalangue» pour définir l’articulation du désir à la langue, puis des dizaines de mots pour désigner les actes de langage et de parole: apparoler, bafouille-à-je, lalanglaise, langagien, métalanguer, parlêtre, parlance, etc. Il nommait l’amour – «L’amour c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas» – entre âme et mourir: amourir, amort, âmer. Sans oublier le fameux néologisme «lituraterre» pour distinguer la lettre du «littoral» (qui renvoie à une frontière) et du «littéral» (qui n’en suppose aucune), créant ainsi une nouvelle série de termes: litura, lituratterir, etc. Parlez-vous le Lacan?

    Alors, bientôt Lacan hurla, imitant des cris d’animaux. Au-delà du langage. Ou en-deçà pour rappeler l’origine darwinienne du repas totémique. Onomatopées, bruits de gorge, gloussements, ruminations: le «père Orang» disait-il. Théâtral, ludique, hystérique, il invente des figures de discours exubérantes: «Je pense à ce que je suis là où je ne pense pas penser». Bref, il se parodie lui-même comme le gourou que ses admirateurs on fait de lui.

    Il reste toutefois le principal vecteur du structuralisme en littérature, lui qui affirmait que la biographie restait toujours secondaire au regard de la signification d’une œuvre. Sans le dire, il se référait à Igitur, personnage de Mallarmé atteint de folie se couchant dans le tombeau de ses ancêtres pour accomplir leur rêve immémorial d’abolir le hasard et d’accéder à la plénitude de l’Absolu. L’azur, l’azur, l’azur, l’azur. Et voilà pourquoi la révolution mallarméenne de la langue poétique apparut en ces années 70, aux yeux de toute une génération d’étudiants, comme le pendant de la révolution freudienne dont Lacan s’était fait le nouvel interprète.

    Mais Dieu que tout cela paraît lointain! Et suranné, maintenant qu’on a rétabli la primauté de la biographie dans l’œuvre...

     

    Elisabeth Roudinesco, Lacan envers et contre tout, Seuil, 2011

    Pierre Rey, Une Saison chez Lacan, Robert Laffont, 1989

    Stéphane Mallarmé, Igitur (1869)

     

  • Raymond Farquet, Les Jours s'en vont, je demeure

    Par Alain Bagnoud

    Enfin, un livre de Raymond Farquet !

    Le précédent, La lettre aux Bédjuis, datait de 1999. Rien d'autre depuis, sinon une réédition d'un de ses plus beaux textes, Le Voyage amoureux, qui l'a rappelé il y a deux ans au souvenir du milieu littéraire.

    Les jours s'en vont et je demeure vient donc ravir les admirateurs de cet auteur, dont je suis. Né en 1930, il a pris du temps pour écrire cet ouvrage, au beau titre qui est tiré d'un poème d’Apollinaire. Le lent mûrissement du texte est sans doute lié au projet qui le soutient, dans lequel on peut voir une ambition totalisante.

    Farquet ne serait pas d'accord, peut-être. Voici comment il présente son livre : « Ce n'est pas un mélange des genres littéraires : ce n'est pas de genres du tout. Ni récit, aucune intention romanesque, ni essai, ni nouvelle, pas une étude ni une critique. A la limite, des confessions disparates... »

    Beaucoup de sujets sont en effet abordés. L'enseignement, l'enfance, le vin, la cuisine les livres, Genève, le Valais, canton d'origine de Raymond Farquet, ce Valais aimé et critiqué, qui se refuse à lui et qu'il a voulu reconquérir par l'écriture.

    Valais présent dans les souvenirs, mais aussi dans ses écrivains. On savourera une comparaison entre Chappaz (« un monument de l'Ancien Testament ») et Zermatten (« Je n'ai jamais pu le lire sans penser à ses rêves de colonel dans l'armée suisse »). La voici : «  Il faudrait percevoir Maurice Zermatten comme un romancier en pantoufle alors que la poésie émotionnelle de Chappaz s’approche des sources avec des souliers à clous... »).

    Il y a évidemment bien d'autres choses dans ce livre : la nature, les bois, un petit-enfant, le participe passé des verbes irréguliers... Malgré tout, son unité est indiscutable.

    Elle se fait autour de la forte personnalité de l'auteur, de sa volonté de sauver des moments, des états d'âme, une expérience. Un même souffle anime ces pages. La presse, qui peut parfois être sensible, parle de livre bilan, de testament même.

    La cohérence se crée également, et peut-être surtout, grâce au style. Farquet a le sens de la formule. Il excelle à creuser une idée, à tourner autour d'elle, la précisant de plus en plus au long d'un paragraphe qui se termine par une conclusion implacable, comme un sculpteur ôte des fragments de marbre à coups de ciseau, jusqu'à atteindre finalement la forme parfaite qu'il cherchait.


    Raymond Farquet, Les Jours s'en vont, je demeure, L'Aire