Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Blogres - Page 75

  • portrait en creux

    Par antonin moeri


    hofer3_original.jpg


     

    L’avant-dernier chapitre de Moderato Cantabile m’a impressionné. J’ai rarement lu évocation plus épurée d’un dîner de grands bourgeois. J’aimerais m’en tenir à cette scène dont Peter Brook tira une séquence cinématographique assez banale en 1960.

    Habillé de noir et ganté de blanc, un homme apporte le saumon disposé sur un plat d’argent. Pendant ce temps, le canard à l’orange est apprêté en cuisine. Il y a quinze invités. Quand Anne Desbaresdes pose sa fourchette, on croit que le saumon la voit poser sa fourchette. Le saumon est assez près d’elle pour la voir passer sa main dans les cheveux, arborer un sourire fixe, boire du Pomerol les yeux mi-clos. Il voit les épaules nues, luisantes de celles qui se pourlèchent de mayonnaise verte, qui lèvent leurs bras irréprochables d’épouses ad hoc. Le saumon englouti, ce sera au canard de prendre le relais. Il voit les invités se servir, il les entend murmurer. Il entend Anne dire Non merci quand on lui propose une aile de canard. Il voit Anne lever sa main jusqu’à la fleur de magnolia qui se fane entre ses gros seins. Il entend les invités demander si Anne n’est pas malade. Il voit Anne demander un énième verre de Pomerol. Il voit ses seins magnifiques. Il perçoit les conversations qui s’allongent et Anne, il la voit sourire dans la lumière des lustres, prendre un peu de glace au moka, lever sa main dans le désordre de ses cheveux blonds, il l’entend dire «Nous allons partir dans une maison au bord de la mer, une maison isolée au bord de la mer».

    Aucun invité n’est décrit ni la salle ni la table ni les services ni les tableaux ni les domestiques. Et pourtant, j’ai rarement eu l’impression aussi nette d’assister à un dîner de grands bourgeois. Nulle emphase ni satire ni critique bébête des gens à fric pour suggérer, avec la plus extrême concision, ce rituel de gens occupant légitimement leur place. Et pour dynamiter ce monde de l’auto-satisfaction sereine, une scène en contrepoint. Celle de l’homme qui rôde Boulevard de la Mer, qui sent l’odeur des magnolias, qui va s’étendre sur la plage, qui scrute les fenêtres illuminées de la vieille demeure, qui regarde tantôt la mer, tantôt le parc, tantôt ses propres mains. Il quitte le Boulevard de la Mer, fait le tour du parc, observe les dunes, revient sur la grève, fixe à nouveau les stores blancs devant les baies illuminées, prend un galet, le jette dans la mer après avoir visé une des baies, se recouche au bord de l’eau. Le vent et l’odeur des magnolias passent sur ses paupières fermées. Il se relève, s’approche de la grille qu’il serre très fort dans ses mains. Il lâche la grille et regarde ses mains vides. En s’éloignant du parc, il sent de moins en moins l’odeur du magnolia, il ne sent plus que l’odeur de la mer. Quand Anne montera se coucher, elle regardera le boulevard par la fenêtre. «L’homme l’aura déjà déserté».

    Comment raconter plus efficacement l’affolement d’une femme qu’un désir obscur crucifie sur sa chaise Second Empire? Seule allusion à son corps: «Elle retourne à l’écartement silencieux de ses reins, à leur brûlante douleur». Pour dire la fulgurance du désir qu’une jeune femme riche éprouve pour un homme de la rue et l’ennui d’un monde dit «civilisé», Duras choisit le retrait pour mieux donner à voir. Elle fixe l’attitude du personnage depuis l’extérieur et n’entre pas en lui. Le lecteur ne verra que des phénomènes. Ce que Duras raconte ou suggère d’un geste très sûr, c’est ce que les mots ne peuvent pas dire: une sensation de brûlure.



  • Schuld und Schulden


    Par Pierre Béguin

    dette.PNGDans La Généalogie de la morale, le philosophe Friedrich Nietzsche, à partir d’une analogie phonétique en allemand, établit un lien entre le concept fondamental de la morale Schuld (la faute) et le concept très matériel de Schulden (les dettes). Contracter une dette, c’est inscrire l’action dans une double dimension morale: celle de la promesse (honorer sa dette à échéance) et celle de la faute (avoir contracté une dette).

    Ce qu’il y a de particulièrement pervers (et tout simplement insupportable) dans la logique instillée actuellement par l’économie de la dette, c’est qu’elle fait endosser la faute à ceux qui n’ont pas contracté la dette, ou qui ne sont pas a fortiori responsables (ou, pour le moins, principaux responsables) de son existence. Et je ne parle pas seulement des «parasites grecs» vilipendés dans la presse allemande. Partout, médias, hommes politiques, économistes pointent un doigt accusateur, du Portugal à l’Italie, avant de prononcer la sentence comme un couperet: «Coupables!» Coupable le Grec dont tout le monde sait que son sport national est de tricher aux impôts. Coupable l’Italien dont tout le monde sait qu’il est avant tout un magouilleur. Coupable l’Espagnol d’avoir construit des châteaux en Espagne. Bientôt coupable le Français de travailler davantage avec ses mandibules qu’avec ses mains, quand il travaille... (Et coupable aussi l’Irlandais d’avoir fait exactement ce que le dogme néolibéral qui le sanctionne lui disait de faire?)

    Partout, des foules de glandeurs, surtout des fonctionnaires et des enseignants bien entendu, se dorent la pilule au bistrot, au bureau ou dans des salles de classe, quand ce n’est pas au soleil de leurs nombreuses semaines de vacances, pendant que d’autres, chefs d’entreprises, cadres, indépendants, haut responsables et financiers, triment comme des malades sous un ciel maussade pour le bien des nations. Sans oublier bien sûr les chômeurs, les retraités et l’Etat providence qui génère assistanat et paresse responsables de tous les maux. Tous coupables! Pendant ce temps, ces mêmes accusateurs accordent généreusement des brevets d’innocence aux prédateurs financiers de tout poil, tout en cautionnant des taux usuriers. Les dieux de l’Olympe ne sont jamais garants de leurs actes, aussi irresponsables soient-ils. C’est l’essence même de la tragédie...

    Ce que j’aime, ou plus exactement ce que je soutiens chez les indignés, et plus spécialement dans le mouvement espagnol «Yo no pago», c’est le refus de cette aliénation illégitime de liberté. Car la dette réquisitionne le futur, elle limite la liberté du contractant à l’horizon de son remboursement, elle s’approprie l’avenir du débiteur et le soumet à cette double dimension morale dont je parlais plus haut. C’est même pour cette raison qu’elle fut longtemps interdite dans les pays catholiques, le temps en général, et l’avenir en particulier, n’appartenant qu’à Dieu, et non pas aux créanciers. Le temps «à venir» doit rester ouvert, sous la forme du progrès ou sous celle de la révolution. La génération de demain, d’une manière ou d’une autre, n’aura pas d’autres solutions que de rejeter le poids d’une dette qu’elle n’a pas contractée, de secouer le joug d’une faute qui ne lui incombe pas, bref, de délivrer Prométhée. Il en va de sa liberté à s’inventer un avenir qui ne soit pas la simple répétition des restrictions qu’un système et quelques prédateurs de Goldman Sachs auront imposées à ses pères. Et je suis intimement convaincu qu’elle le fera sans état d’âme, quel que soit le prix à payer pour le système et ceux qui y sont bien installés, dont je fais partie. Question de temps. Les Rodrigue du XXI e siècle, c’est sûr, n’auront pas le cœur de sacrifier leur bonheur à l’honneur perdu de leurs pères...

    Au reste, à quoi peuvent bien servir des plans d’austérité à la chaîne lorsque l’endettement mondial creuse des abysses qu’on peine à chiffrer, si ce n’est à faire croire aux citoyens qu’ils sont collectivement responsables de la dette par les privilèges que leurs «droits» à la santé, à l’éducation, au travail, à la retraite, et même au logement, auraient indûment accumulés. Une nouvelle manière pour la toute puissance néolibérale, initiée au début des années 80 sur le modèle anti keynésien de l’Université de Chicago, de coloniser davantage l’espace social par le mercantilisme systématisé, de favoriser encore l’intrusion d’une idéologie du profit et de la performance dans chaque strate de l’activité humaine, dans chaque relation sociale entre individus, aux dépens de toutes les autres valeurs qui encadraient la société et qui en fondaient «le vivre ensemble». Nos enfants ne seront pas dupes: la soumission par la culpabilité ne tient jamais plus longtemps que deux générations...

    Voyez ce témoignage d’un étudiant américain paru sur le site du mouvement «Occuper Wall Street» ! Il dit tout et se passe de commentaires: «Mon emprunt étudiant s’élève à environ 75000 dollars. Bientôt, je ne pourrai plus payer. Mon père, qui avait accepté de se porter garant, va être obligé de reprendre ma dette. Bientôt, c’est lui qui ne pourra plus payer. J’ai ruiné ma famille en essayant de m’élever au-dessus de ma classe».

    Si le système économique devait s’écrouler, une chose est sûre: ce ne seront pas les 350 milliards d’euros de la dette grecque qui en sera le détonateur, mais peut-être les 16000 milliards de dollars de la dette publique américaine. A moins que les plans d’austérité à répétition ne fassent tout exploser avant...

     

     

  • Bastien Fournier, Pholoé

     

    Par Alain Bagnoud

    Pholoé est brûlante et glacée. Cette jeune fille en recherche de quelque chose qui la transcende, l'amour, la passion, l'absolu, expérimente des rencontres, découvre son corps et tente d'allumer ses sens à force d'amours plus ou moins désespérées et de sexe outrancier.

    Elle vit seule avec son père, puis tente de trouver son salut dans l'ailleurs. A Berlin, elle rencontre le beau Hannes, un mètre quatre-vingt, peau mate et dorée, cheveux châtain clair courts. C'est un moment de libération, de bonheur.

    Mais les amours ne durent qu'un temps, le devoir la rappelle et la revoici chez son père, qui sombrait sans elle dans la déchéance. Elle est finalement devant le vide d'une falaise, imaginant sa chute. Mais peut-être y a-t-il un espoir...

    Ce résumé ne rend pas compte de ce qui fait la force du court roman de Bastien Fournier. Fuyant toute psychologie, l'auteur prend le parti de décrire les gens, les décors, les gestes, dans une démarche qui rappelle celle du Nouveau Roman, mais actualisée, à la mesure du monde actuel que Bastien Fournier s'efforce de saisir dans une forme.

    Les phrases sont courtes, anaphoriques, entêtantes. Les ambiances qui sont ainsi créées, les scènes cliniquement rapportées donnent au texte une puissance évocatrice. Il y a une recherche constante de pulsion et de rythme. Un exemple : le début du texte qui raconte le réveil de l'héroïne :

    Bastien Fournier« Ombres et volumes bougent sur les draps. Une forme remue. La peau s'anime. Les nerfs augmentent leur tension. Chaque muscle se met en branle. Cœur et poumons accélèrent. Le sang afflue en plus grande quantité vers la tête et les membres. Les paupières s'ouvrent, s’abaissent, se lèvent, tombent. Les lèvres s'écartent. Les coudes se plient. Le crâne monte sur le cou, pivote et s'effondre. Sur la nuque, des poils courts relaient les racines des cheveux. Le corps se rendort, tout ralentit, tout se tait jusqu'à ce que les bips réguliers du réveil s'immiscent au fond des oreilles et frappent les tympans... »

    La suite dans Pholoé.



    Bastien Fournier, Pholoé, L'Aire

  • La valse des Prix

     par Jean-Michel Olivier

    DownloadedFile.jpegC’est une malédiction qui revient chaque année en novembre, comme le Beaujolais nouveau : les Prix littéraires. Impossible d’y échapper. Les éditeurs français misent tous leurs sous sur la rentrée de l’automne. Et les journaux, qui ne s’intéressent jamais à la littérature le reste de l’année, se lancent dans le jeu des pronostics. Qui aura le Prix Femina ? Qui le Renaudot ? Et qui le Goncourt, surtout, le plus prisé de tous les Prix, moins pour le talent qu’il consacre que pour les tirages faramineux qu’il laisse espérer à son éditeur. Sait-on, par exemple, que cette année, 1'300'000 livres se sont vendus au total entre mi-août et mi-octobre 2012, générant un chiffre d'affaires de 24 millions d'euros (source AFP) ?

    Les Prix sont d’abord une affaire de gros sous. Surtout à notre époque où les librairies se font rares, où certains éditeurs cachent mal leur misère, mendient des subventions ou mettent simplement la clé sous la porte. Un Prix permet de voir venir. D’éditer d’autres livres, tout aussi estimables qu’un best-seller, mais qui auront moins de succès. images-1.jpegUn bol d’air dans un monde asphyxié. Il permet quelquefois, aussi, de faire éclore un talent. Car les médias se passionnent pour les joutes littéraires de l’automne. Comme on vibre aux exploits de Nadal ou de Federer.

    À ce jeu, certains, même, deviennent fous. C’est le cas des médias français qui dégomment ou encensent, selon leur bon caprice ou leur bord politique, les prétendants aux récompenses suprêmes. Christine Angot idolâtrée par Libération et massacrée par le Figaro. Ou l’inverse pour Joël Dicker, salué par Le Point et descendu par Le Nouvel Observateur et Le Monde. Les Prix rendent fous. Les éditeurs qui jouent parfois à quitte ou double. Les écrivains qui alignent les sottises, à longueur d’interviews, comme on enfile les perles d’un collier. Les journalistes enfin, prêts à tout pour défendre leur poulain.

    images-2.jpegSouvenez-vous de Jacques Chessex ! Il a obtenu le Goncourt en 1973 pour un roman, L’Ogre, qui a beaucoup fait jaser en Suisse romande par sa violence, son impudeur, sa verve provocante. Non seulement un bon livre, mais un grand livre. Le premier et le seul Goncourt suisse. À l’époque, un coup de maître. Ensuite, logiquement, une longue traversée du désert. De bons, voire de très bons romans, mais moins d’échos. Car après le Goncourt, comme on sait, il n’y a rien. Peu d’écrivains y ont survécu. Chessex, oui, car c’était un grand écrivain, qui venait de la poésie. Comme Pascal Quignard ou Michel Houellebecq.

    Comme pour le Beaujolais nouveau, il y a de bonnes et de moins bonnes années. 2012 n’aura pas été un grand cru. Qui se souviendra encore de Patrick Deville (Prix Femina) ou de Jérôme Ferrari (Prix Goncourt) dans quelques années ? Qui se souvient des lauréats de l’an dernier ? Ouvrons les paris.

    Ainsi tourne la valse des Prix, une valse à mille temps, dont Paris bat la mesure, comme chaque automne, et qui ressemble à un roman.

  • DURASTYLE

    par antonin moeri

     

     

     

    Une septuagénaire scrute dans le miroir son «visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée». Un visage détruit par l’alcool et la mélancolie. Une image s’impose alors: le passage d’un bac sur le Mékong. Fille d’une institutrice postée en Indochine, la jeune passagère du bac fréquente le lycée français à Saïgon. Elle porte une robe de soie, des talons hauts et un chapeau d’homme aux bords plats. Sur le bac, une grande limousine noire. Assis à l’arrière, un homme élégant regarde le corps mince de l’adolescente, ses seins d’enfant. Elle se laisse regarder et désirer, car elle sait que ce corps mince, elle peut le vendre, son père étant mort, sa mère ayant perdu toutes ses économies dans l’achat d’une concession incultivable, que la mer détruit peu à peu.

    L’image du riche Chinois adressant la parole puis invitant la gamine à monter dans la limousine, cette image obsède la narratrice septuagénaire. Elle découvrait alors l’amour, certes tarifé, mais un amour abominablement beau. Le Chinois arrache la robe et le petit slip, la porte jusqu’au lit de sa garçonnière. La peau de l’inconnu est d’une somptueuse douceur. La jouissance que l’ado connaît ressemble à un océan sans forme, incomparable. Une jouissance que sa mère institutrice n’a pas connue. Le Chinois essuie le sang, lave l’ado. Elle lui parle de ses deux frères, de sa mère malade, de l’argent qu’ils n’ont plus. Il dit qu’il lui en donnera, de l’argent.

    La manière qu’a Duras de rapporter les discours et de les mêler, ces discours, aux bruits de la ville, à de brèves descriptions, à des évocations sensuelles («il sent bon la cigarette anglaise, le parfum cher, il sent le miel, à force sa peau a pris l’odeur de la soie, celle fruitée du tussor de soie»), cette manière est une marque de son style. L’amour abominablement beau dure un an et demi. Le Chinois invite son amante, la mère et les frères de celle-ci dans les restaurants les plus chic de Saïgon. Les frères méprisent cet homme qui paie leur soeur pour la baiser.

    Refont alors surface le terrible roman familial: une mère qui devient folle, un grand frère toxico, un petit frère martyr, une fille déshonorée, et les débuts en littérature: la rencontre avec Drieu la Rochelle chez Ramon Fernandez et de Brasillach, peut-être, qu’elle aurait voulu mieux connaître, celle qui adhérera au Parti Communiste, «même débilité de jugement, même superstition qui consiste à croire à la solution politique du problème personnel».

    En relisant ces quelques lignes que je viens d’écrire au bord de la Méditerrannée, tout près de la frontière libyenne, je m’aperçois que je n’ai rien dit, ou presque, de ce style unique, fascinant. Duras convoque des images, des souvenirs, des odeurs, des sons qui n’existent que par la grâce de son écriture mais qui, inversement, ont déclenché l’écriture ou le rêve d’écrire. On retrouve ce va-et-vient entre les époques (années trente, Indochine, seconde guerre mondiale, années quatre-vingts) dans l’utilisation des temps verbaux: présent de narration, conditionnel, futur, passé composé. «Je lui ai parlé de moi. C’est le soir qui vient. De ma mère je me séparerai un jour». 

    On retrouve ce délicat maniement, je le répète, dans les paroles que prononcent les personnages et que la narratrice rapporte directement, indirectement ou librement. «Elle lui dit qu’elle ne fume pas, non merci. Il dit qu’il croit rêver. Alors il le lui demande: mais d’où venez-vous?» Plus loin, le lecteur ne sait plus s’il entend la voix des personnages ou celle de la narratrice. Les frontières s’estompent entre ces deux discours. On passe d’un point de vue l’autre dans un bruissement de soie. La syntaxe se modifie au gré d’une parole déliée qui favorise l’identification du lecteur à cette adolescente obéissant à l’injonction maternelle: trouver de l’argent. Et qui ne veut rien d’autre que ça: écrire.

    Sans doute peut-on parler des romans de Duras (les commentateurs de cette oeuvre sont certainement aussi nombreux dans la monde que les commentateurs du roman célinien) mais comment rendre compte de l’émotion que la lecture de ses romans suscite en nous? On ne peut répondre à cette question que par le silence et en saisissant d’un doigt fébrile, dans sa bibliothèque, la tranche usée du «Barrage contre le Pacifique».

     

     

    Marguerite Duras. L’Amant, Minuit, 1984

  • Jean-Pierre Rochat, L'Ecrivain suisse allemand

     

    Ils s'opposent en tout mais chacun est fasciné par l'autre. Il y a d'un côté le paysan de montagne, qui vit dans la ferme du haut, attaché au lieu par le travail et les bêtes, vivant dans des conditions qui n'ont rien à voir avec le luxe et le confort. De l'autre côté, un écrivain suisse allemand à succès, auteur de livres de voyages, séducteur, riche, nomade.

    Des années plus tôt, l'un, pas encore connu, a demandé s'il pouvait installer une caravane sur un coin du domaine de l'autre. Et depuis, l'auteur est revenu régulièrement, pour se reposer, se ressourcer, écrire. Une amitié est née petit à petit. Chacun est fasciné par l'autre et envie son existence. L'écrivain place dans le paysan une sagesse, un équilibre, des valeurs profondes que celui-ci ne se trouve pas. Et le paysan rêve de cette vie de luxe, de voyages, de conquêtes féminines.

    C'est ce dont parle Jean-Pierre Rochat dans L'Ecrivain suisse allemand. Plus précisément, le roman commence à la mort du littérateur, décédé dans sa caravane, entre les bras de sa jeune femme. La suite du livre est un composé de remémorations et d'implications. Des rappels du passé décrivent quelques épisode de leur amitié. On assiste à l'enterrement. Une fugue avec l'épouse suit : elle trouve une compensation à son chagrin dans cette aventure avec l'ami rustique du défunt.Tout ça est rythmé par la vie paysanne, le soin des animaux, la traite, ou l'évocation de la femme du paysan qui vit dans une autre ferme, la ferme du bas, avec sa sœur.

    Jean -Pierre RochatVoilà pour le contenu. Mais on ne dirait rien de ce livre si on ne parlait pas de son écriture et de sa force. Jean-Pierre Rochat travaille en pleine pâte, comme un peintre qui privilégierait l'épaisseur des matières, la force des couleurs, la consistance, la profondeur. Son style est dense, solide, rythmique, goûteux. Un exemple : le début du livre.

    « Pour écrire un roman il faut être tellement souffrant que je n'y arriverai jamais.

    « Horriblement seul. Pour la fiction, pas une petite branlette de fiction, non, pour avoir le souffle de traverser mille millions de paysages intérieurs. Avec des personnages que tu inventerais, même avec un gros rhume, le nez bouché, sans bouger.

    « Non, je le jure, j'essaierai de me surprendre, de labourer tout le champ, vous savez comment, avec des chevaux, en levant à chaque bout la charrue qui pèse des tonnes... »

    Lisez la suite, vous ne le regretterez pas.

    Sinon, Jean-Pierre Rochat, né le 24 novembre 1953 à Bâle, est vraiment paysan. Jeunesse insoumise, dit Wikipédia, passage en maison de correction, puis berger en Suisse alémanique et dans le canton de Vaud : « à l'alpage l'été et comme journalier en plaine l'hiver. Depuis 1974, fermier, il exploite avec sa famille un domaine au sommet de la montagne de Vauffelin et assouvit sa passion des chevaux Franches-Montagnes dont il est un éleveur réputé, participant aux célèbres courses d'attelage du Jura. Il écrit depuis la fin des années 1970. »

    Il a publié neuf ouvrages, notamment en France (notamment Berger sans étoile aux Editions La Chambre d'échos). C'est son deuxième livre aux Editions d'Autre Part.



    Jean-Pierre Rochat, L'Ecrivain suisse allemand, Editions d'Autre part

  • La folie d'écrire

    par antonin moeri

     

     

    Seul dans une maison, égaré, très loin de tout. Une fenêtre, une table, de l’encre noire et une bouteille de Caol Ila. Cette solitude que l’écrivain choisit pour travailler, il pourrait la retrouver à Trouville, devant la plage, la mer, «les immensités de ciel, de sables».

    À la question «Pourquoi écrire?» l’auteur ne trouvera jamais de réponse. Or il n’y a que l’écriture qui ait un sens pour lui (elle). Ou la mort, ou le livre. Seule l’écriture peut la sauver, quand le personnage hurle, tue, est sans voix, saigne, pleure. «Les vrais pleurs, ceux des peuples de la misère».

    C’est dans le grand doute de la solitude que les mots peuvent advenir, dans «le doute premier du geste vers l’écriture». Quand les amis viennent lui rendre visite, elle les reconnaît à peine. Car elle a «rejoint une sauvagerie d’avant la vie». C’est au bord de la folie que M.D. a écrit ses livres, «dans le premier sommeil de l’humanité».

    Le livre fondateur, c’est «Le vice-consul», qui lui a demandé les plus gros efforts. Où elle a tout risqué, sans programmation, sans plan préconçu, sans horaire fixe. Elle ne voulait pas d’un livre propre, fabriqué, réglementé, fliqué. Plutôt retrouver cette intensité avec laquelle, dans l’attente d’un entretien avec une journaliste, elle regarda une mouche mourir. Elle a regardé comment une mouche ça meurt.

    Elle a essayé de voir «d’où surgissait cette mort, de quelle nuit elle venait». Le passage dans l’éternité, c’est sans doute ce que M.D. tente, non pas de fixer, mais de suggérer à l’orée des mots. L’écrivain a le droit de raconter ce moment d’absolue frayeur qui pourrait être celle qui vous envahit quand vous entendez «les cris, les hurlements sourds, silencieusement terribles de tous les peuples du monde.»

    Parler de son laboratoire intime n’est pas ennuyeux quand, avec les mots les plus simples, on suggère le travail à la table, dans le silence de la nuit où surgit le délire personnel. C’est ce qu’a fait Marguerite Duras en publiant chez Gallimard (elle avait quatre-vingts ans) ce court texte limpide: «Écrire». Dont l’anagramme est: CRIER.

     

    Marguerite Duras: Ecrire, Folio, 1996

  • Joël Dicker aura le Goncourt

     

    Par Jean-François Duval

    Pourquoi Joël Dicker, avec son «La vérité sur l’affaire Harry Québert», obtiendra-t-il le Goncourt mercredi prochain?
    Simple :
    Certes, je peux me tromper, mais, en sus des nombreuses qualités de ce livre qui tient en haleine son lecteur sur 660 pages, plusieurs éléments extra-littéraires suivants me paraissent aller dans ce sens :
    1. Le jury aurait éliminé Dicker plus tôt si le genre du livre (grand public tendance polar) était rédhibitoire pour un Goncourt. Qu’on l’ait maintenu au nombre des quatre derniers finalistes est un signe.
    2. Le Goncourt a l’occasion rêvée de récompenser une petite maison d’édition (on reproche si souvent à Galligrasseuil de se partager les principaux prix littéraires, dont le Goncourt). De ce point de vue, Patrick Deville avec son «Peste et choléra» a l’inconvénient (!) d’être édité au Seuil. Et Actes-Sud, éditeur de «Le sermon sur la chute de Rome» de Jérôme Ferrari, celui d’avoir déjà obtenu le Goncourt en 2004 avec «Le soleil des Scorta» de Laurent Gaudé». (Evidemment, on peut arguer que Le Seuil n’a plus eu le Goncourt depuis 1988, avec «L’exposition coloniale» d’Erik Orsenna – Patrick Deville est donc la principale menace.)
    3. Côté Linda Lê, «Lame de fond» (Bourgois) : dans le contexte actuel, les ambitions strictement littéraires de son livre pèsent de peu de poids face aux attentes et aux exigences du marché (en ces temps difficiles pour la littérature, le prix Goncourt ne peut se permettre de les ignorer : aujourd’hui, le premier des impératifs est tout simplement d’amener les gens à lire).
    4. Enfin, le succès médiatique (justifié) d’un Joël Dicker qui n’a que 27 ans (et donc le profil souhaité par feu les frères Goncourt), les éloges qu’il reçoit d’un peu partout, les ventes et les contrats de traduction font que le jury du Goncourt (qui cherche à redorer son blason et à briller par ses choix) perdrait largement de sa crédibilité (notamment auprès des jeunes, qui adorent aussi ce livre) si le prix ne lui était pas décerné.
    Si ce pronostic devait se vérifier, quelle bonne nouvelle pour les amoureux de la lecture en Suisse romande: sur le plan des distinctions littéraires, cela devenait fatiguant de ne pouvoir faire référence qu’à «L'Ogre» de maître Jacques, couronné (grâce au stratège Bertil Galland), en 1974. Dicker nous fera-t-il entrer dans l'ère post Chessex?
    Une dernière considération, d’ordre plus littéraire :
    «La vérité sur l’affaire Harry Québert» a l’avantage de trancher dans la production française contemporaine ; l’auteur n’est certes pas un styliste (Jean-Christophe Rufin, qui remporta le prix en 2001 avec «Rouge Brésil», ne l’est pas non plus), sa langue est celle de tout le monde, quasi transparente (saupoudrée d’humour tout de même), mais la force romanesque et narrative emporte ici tout sur son passage, jusqu’aux considérations de style.
    Ainsi, ce roman vaut pour des qualités d’un autre ordre : paradoxalement, Dicker fait du neuf en réhabilitant une inventivité dans la construction romanesque dont on avait perdu le secret. Le roman se fait sous les yeux du lecteur, c’est un «objet» littéraire qui, au fur et à mesure qu’on en poursuit la lecture, prend des allures de mobile, joue avec les perspectives, se modifie lui-même en cours de route selon de multiples variations, à la façon d’une rivière qui prendrait plaisir à la découverte de ses propres méandres.
    En même temps, sans se priver aucunement du riche clavier de la rhétorique, Dicker n’hésite pas à typer ses personnages comme le faisaient Balzac ou Dickens, et à faire (provisoirement ?) comme si Woolf, Sarraute et bien d’autres n’avaient jamais existé. En ce sens, voilà bien un roman de la rupture : pour que naisse librement une histoire, peut-être faut-il parfois se libérer de la tradition et du passé (après tout, c’est bien d’un meurtre survenu en 1975 dont il est question dans ce roman qui se déroule en 2008) ? On saura gré à Dicker de s’y être risqué.

     

  • L'enseignement de l'ignorance II

    Par Pierre Béguin

    Il y a quelques années, j’avais consacré une note à un excellent livre de Jean-Claude Michea

    L’enseignement de l’ignorance, une attaque en règle de la politique de soumission de l'ensemble de l'appareil éducatif aux impératifs de "la grande guerre économique mondiale". J’ai retrouvé par hasard (c’est-à-dire en faisant de l’ordre) une interview donnée par l’auteur à la sortie de son livre (1999). Je ne résiste pas à l’envie d’en livrer quelques extraits sur ce blog, tant ces propos sont plus que jamais d’actualité, en France comme à Genève, surtout depuis la création du IUFE (Institut Universitaire de Formation des Enseignants).

     

    Quel est le point de départ de votre réflexion?

     

    Depuis une dizaine d'années, les enseignants que je fréquente, et cela quel que soit leur âge, abordent la rentrée avec la certitude que l'année scolaire qui arrive sera pour eux nécessairement plus difficile encore que celle qui vient de s'achever. C'est un sentiment étrange et nouveau. Quand j'ai commencé à Paris, en 1972, et pendant assez longtemps, il était évident que mon travail deviendrait de plus en plus facile, au fur et à mesure que j'accumulerais de l'expérience. C'est l'inverse qui est devenu vrai.

     

    Une dizaine d'années... Votre "sentiment étrange" s'installe avec l'arrivée à la tête de l'Education nationale de Lionel Jospin et de son conseiller spécial, Claude Allègre. Une coïncidence?

     

    En 1988 j'ignorais qui était Allègre et j'avais pour Jospin la plus parfaite indifférence. Pour moi c'était un politicien comme un autre. Or, on s'est vite aperçu que la nouvelle équipe était bien décidée cette fois, comme jamais un gouvernement ne l'avait été dans le passé, à briser tous les obstacles culturels et politiques qui s'opposaient à la restructuration libérale de l'enseignement telle que la Commission européenne, depuis le début des années 80, en définissait les formes et les conditions. Ces transformations avaient commencé à s'appliquer, par exemple, aux secteurs des Télécom, des compagnies aériennes. Elles commençaient à défigurer peu à peu un monde qui m'est cher, celui du football. Elles devaient bien sûr s'appliquer à l'Ecole, c'est-à-dire au "plus grand marché du XXIème siècle" selon l'expression symptomatique de Claude Allègre. Pour imposer à ce "grand marché" des réformes contraires à la fonction traditionnelle de l'Ecole - la transmission des connaissances -, il fallait beaucoup ruser. Dans l'imaginaire républicain, l'Ecole occupe une place centrale. La ruse d'Allègre et de Jospin fut d'utiliser pour ce travail les prétendues "sciences de l'éducation" et la nombreuse armée de naïfs ou de cyniques qui vivaient de ce mythe. La création des trop célèbres IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres) a été l'acte décisif de cette restructuration de l'Ecole.

     

    Comment les réformes que vous dénoncez ont-elles été vécues dans votre lycée?

     

    Nos casiers en salle de professeurs ont commencé à déborder de circulaires - de ce côté, la production de l'Administration est incontestable. Des textes rédigés dans le jargon si particulier des "sciences" de l'éducation. L'élève devenait un "apprenant", le livre un "support visuel", l'enseignant, selon la formule de Philippe Meirieu, le tout-puissant directeur de l'lnstitut national de la pédagogie, un "pourvoyeur d'occasions", un "manager de l'aventure quotidienne de l'apprendre". Si mon stagiaire rappelle, au début du cours, les éléments du cours précédent, je dois rédiger un rapport où je précise qu'"en phase de démarrage d'une situation séquentielle le stagiaire interconnecte le nouveau et le déjà-là". Au début, tous les enseignants un peu sérieux ont éclaté de rire. Mais c'était nous qui étions des naïfs. Derrière la "novlangue" grotesque, une nomenklatura se mettait en place.

     

    A votre avis, quel était le but poursuivi?

     

    Délégitimer les enseignants d'une façon en apparence libertaire en appelant parents et élèves à dénoncer toutes les formes de l'autorité du "Maître". Or, le mot "maître" a deux sens très différents. En latin "dominus" désigne celui qui exerce une domination ou une oppression et "magister" celui qui possède une autorité conférée par un savoir. En ce sens Bakounine, qui était un anarchiste, pouvait écrire: "En matière de souliers je reconnais l'autorité du cordonnier". En rabattant la figure du maître - comme sujet supposé savoir - sur celle du maître - comme oppresseur -, on se donnait sous des apparences "révolutionnaires" les moyens de détruire toute transmission du savoir critique. C'est pourquoi, selon le dogme actuel, l'enseignant doit se contenter d'être un "animateur" qui aide l'élève à "construire son savoir".

    Est-ce la raison de votre abomination des pédagogues?

    Je ne connais évidemment personne qui nie la nécessité pour un enseignant d'être un bon pédagogue! La question est de savoir si la pédagogie est une science qui produirait des lois, à la manière du physicien dans son laboratoire, - ou un art qui, comme tout art, s'apprend sur le terrain et se fonde sur des connaissances non pas expérimentales, mais empiriques. Quiconque a enseigné, ou simplement élève des enfants, sait bien que c'est beaucoup plus une affaire d'intuition que de connaissances scientifiques. Tout ce qu'on peut dire c'est qu'on ne peut pas être un bon "pédagogue" si on n'est pas, d'une part, passionné par ce qu'on cherche à transmettre et, de l'autre, si l'on n'est pas attaché affectivement à ceux à qui on doit transmettre ce savoir. Tout le monde sait que cela ne peut s'apprendre mathématiquement. Tout le monde, sauf les pédagogues de profession. Je voudrais ajouter, c'est un secret de Polichinelle en milieu enseignant, que la plupart du temps les spécialistes de ces prétendues "sciences" de l'éducation sont d'anciens enseignants qui, pour une raison ou une autre, ont tout fait pour échapper à un métier où ils ne se réalisaient pas et pour ne plus jamais être confrontés à des élèves. C'est sur cette étrange armée en déroute, souvent amère et aigrie, que Claude Allègre et Philippe Meirieu ont eu le génie de s'appuyer pour briser la résistance du corps enseignant et rentabiliser "le plus grand marché du XXIème siècle".

    Votre réaction quand vous entendez Allègre plaider pour "l'égalité des chances"?

    Il faut comparer ce qui est comparable. Si quelqu'un, de nos jours, ayant un diplôme équivalent à bac + 2, possède un statut professionnel qui en termes de prestige, de sécurité d'emploi, d'intensité de travail et de revenu réel n'est pas sensiblement supérieur à celui qu'on pouvait avoir avec, il y a trente ans, un simple BEPC, c'est qu'il n'y a pas eu progrès mais, au contraire, paupérisation matérielle et symbolique. On peut très bien, sur le papier, être plus diplômé que ses parents et avoir une qualité de vie inférieure à celle qui était la leur. S'il faut avoir "bac + 2" pour livrer des pizzas, je ne vois pas en quoi il y a eu une démocratisation de l'ordre établi !

     

    Vous enseignez depuis 1972. Dans l'exercice de votre métier, qu'est-ce qui a changé?

     

    Tout! Mais avant tout les élèves. L'ennui c'est que les sociologues, sous l'influence qui reste prépondérante des théories de Pierre Bourdieu, n'analysent pas très bien cette évolution. Ils continuent, par exemple, de réfléchir comme si la famille était encore le lieu privilégié de la transmission des comportements de base culturels. Or, comme l'école de Simon Laflamme, un sociologue canadien, l'a récemment établi, le marquage par la famille - qui reste évidemment fondamental -, est de plus en plus oblitéré par celui qu'opère le spectacle. Je ne sais pas si les gens en ont toujours bien conscience mais nous avons devant nous la première génération qui ait été, dès le début de sa vie, structurée de façon décisive par l'industrie des médias et du divertissement. Ceci ne peut pas être sans conséquence, et tous les parents peuvent mesurer quotidiennement à quel point le pouvoir de former la personnalité de leurs propres enfants est de moins en moins entre leurs mains. Certes, on savait depuis longtemps qu'un homme ressemble plus à son temps qu'à son père ". Mais quand ce temps est celui du spectacle triomphant et de la consommation devenue culture et mode de vie, cela signifie que, désormais, les jeunes devront ressembler de moins en moins à leurs parents et de plus en plus à ce qui a été décidé pour eux par la célèbre "culture jeune" qu'élaborent tous les médias du système. Concrètement, ils ressemblent donc de plus en plus au monde de Bill Gates, Nike, Mc Donald, Coca Cola et à ses diverses traductions médiatiques de Skyrock aux "Guignols de l'info ", de N.T.M. à "Hélène et les garçons", de la Loveparade à la Gay Pride. Bref à toute cette culture de la consommation, que l'adolescent, qui lui est assujetti, vit toujours comme un comportement "rebelle" et "romantique ", alors même qu'elle assure sa soumission réelle à l'ordre médiatique et marchand. Ce qui saute aux yeux quand vous rentrez aujourd'hui dans une classe, c'est de voir à quel point la plupart des élèves - et, il faut bien le dire, pas mal de parents - ont intériorisé, avec le plus grand naturel, la logique des comportements du consommateur. Du jeune des cités, dans les établissements "sensibles", à l'adolescent des nouvelles classes moyennes, il y a, par delà les différences encore éclatantes, l'unité de ce nouveau type d'attitude que le capitalisme de consommation a su si bien leur inculquer, sous des formes parfaitement complémentaires.

    Propos recueillis par Jacques Molénat

     

  • Alain Favarger, Magnétique Amérique

     

    Par Alain Bagnoud


    Magnétique Amérique de Alain FavargerC'est un livre passionnant que propose Alain Favarger en convoquant les mythologies américaines contemporaines. Quarante-six textes se succèdent dans Magnétique Amérique pour, comme le dit joliment la présentation, tenter « de faire vibrer un désir d'Amérique ». Un désir d'Amérique qui est aussi désir de littérature, et dans le contenu du livre, et dans sa forme.

    Alain Favarger, né en 1953, est chroniqueur littéraire au journal La Liberté de Fribourg et l'auteur de quatre autres livres dans lesquels la culture occupe une grande place. C'est aussi par ce biais-là surtout qu'il aborde l'Amérique. Par le cinéma, la photographie, l'art moderne ou la littérature.

    On croise donc au fil de ces pages quelques personnages-clés, lesquels ont façonné et proposé une image de ce pays qui n'a pas de nom, comme disait Jean-Luc Godard. A peu près. A moins qu'il ne parlait de ses habitants. Corrigez-moi !

    Kerouac, donc, Nabokov, Malamud, Bukowski, Chateaubiand, Updike : écrivains invités. Pour le septième art, Favarger convoque Bacall, Bogard, Mickey Rourke, Ava Gardner, Liz Taylor ou Polanski. Les photographes sont représentés par Larry Clark, Robert Frank ou Mark Morrisroe. La peinture par Roy Lichtenstein ou Edward Hopper. Le rock par Patti Smith ou l'évocation du festival de Woodstock.

    Quelques trajectoires singulières émergent aussi. Celle de Patty Hearst, riche héritière qui, transformée par le syndrome de Stockholm, a rejoint le camp de ceux qui l'avaient enlevée. Celle de Joyce Maynard, jeune fille séduite par un Salinger vieillissant. Celles de Mohamed Ali, de Nixon...

    Il y a bien d'autres personnages dans ces textes. Ils ont en commun d'incarner une certaine destinée américaine et de nous proposer par leur œuvre, leur vie ou leur destin, à nous, Européens, des fables sur ce pays qui fascine depuis toujours par ses espaces immenses, son dynamisme, sa créativité, ses tumultes.

    _alain-favargerCependant, rien de figé dans ces évocations. Il ne s'agit pas, pour Alain Favarger, d'établir un catalogue de caractéristiques. Pas plus que de dresser la carte d'un pays réel. L 'imaginaire l'intéresse plus.

    Servi par une écriture de haute tenue, l'auteur s'intéresse à ce qui, venu de ce pays, nous a formé aussi, qui a créé une partie de notre identité. Ce qu'il retient de l'Amérique n'est pas un conservatisme inégalitaire ou une violence économique, clichés actuels, mais au contraire de la vivacité, et surtout le goût de la transgression. Ce qu'il veut en retracer, c'est l'histoire d'une culture énergique, vivifiante qui donne un supplément d'âme.

    Il y a quelque chose de fondamentalement vivant dans ces images américaines qu'il manipule. Une énergie rebelle qui remue les certitudes et s'oppose à l'inertie. Une énergie dont les ennemis ont un nom.

    Favarger les appelle des sépulcres blanchis (quatre entrées dans le livre). Ce sont des dissimulateurs sournois, morts spirituellement, intérieurement, et à l'apparence trompeuse.

    « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux par dehors, mais qui, au dedans sont remplis d'ossements de morts et de toute impureté. » (Matthieu 23-27)

    Ne les rejoignons pas ! Lisons Favarger !



    Alain Favarger, Magnétique Amérique, Editions de L'Aire