Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Blogres - Page 74

  • L'année Rousseau

    images-2.jpegNé à Genève, il y a 300 cents ans, et mort en France, à Ermenonville, en 1778 (avec un passeport prussien !), Jean-Jacques Rousseau aura mené la vie d’un vagabond, tantôt adulé par les grands de ce monde et tantôt pourchassé pour ses idées progressistes. On se souvient que sa bonne ville natale, à l’exemple de Paris, a brûlé deux de ses livres, L’Émile et Le Contrat social, sur la place publique, en 1762. Il a refusé les honneurs et les compromissions. Il s’est battu, sa vie durant, pour son indépendance irréductible. Il a aimé des marquises et des comtesses, mais a passé trente ans avec Thérèse Levasseur, une blanchisseuse qui ne savait ni lire, ni écrire, selon la légende, et qu’il a épousée, lui, l’adversaire farouche des conventions.

    L’année qui se termine aura été l’année Rousseau. Publications et republications (dont l’œuvre complète en version numérique chez Slatkine). Colloques. Pièces de théâtre. Opéras. Films et téléfilms. N’en jetez plus, la cour est pleine ! Il y aura eu à boire et à manger dans cette frénésie commémorative. images-4.jpegDu bon, et même du très bon, comme le livre de Guillaume Chevevière, Rousseau, une histoire genevoise (Labor et Fides), et la pièce de Dominique Ziegler, Le trip Rousseau. images-3.jpegUn opéra plutôt moyen : JJR (Citoyen de Genève). Une série de courts métrages : La faute à Rousseau, où le meilleur côtoyait très souvent le pire. Mais Rousseau n’était-il pas l’adversaire acharné du spectacle ?

    Moi qui ai eu la chance de parler de Rousseau à New York, à Paris et en Californie, j’ai pu me rendre compte de l’extraordinaire actualité de sa pensée, qu’elle soit politique (elle a influencé le mouvement Occupy Wall Street et celui des Indignés), pédagogique (on lit encore L’Émile dans tous les instituts de formation des maîtres), musicale ou botanique (on considère Jean-Jacques comme le précurseur de l’écologie). Sans parler, bien sûr, de son influence littéraire. Son roman épistolaire, La Nouvelle Héloïse, a fait pleurer des générations de lectrices. Et les Confessions, chef-d’œuvre d’introspection rusée, a montré la voie à ce qu’on appelle aujourd’hui l’autofiction, représentée par Annie Ernaux, Delphine de Vigan ou Christine Angot.

    images-6.jpegCette année aura été également celle de Jean Starobinski, écrivain et critique genevois qui vient de fêter ses 92 ans et de publier, coup sur coup, trois livres extraordinaires. L’un sur Rousseau*, le deuxième sur Diderot** et le dernier sur l’histoire de la mélancolie***. Que serait Jean-Jacques sans Staro, comme l’appelaient ses étudiants ? Le professeur genevois a contribué, comme nul autre, à faire (mieux) connaître, la pensée de Rousseau : l’importance du regard dans son œuvre, son désir constant de transparence, ses ruses pour séduire ses contemporains tout en les accusant, son tempérament mélancolique.

    Oui, il faut relire Rousseau, tous les jours, comme Starobinski nous le conseille : c’est une mine, un trésor d’humanité, de liberté et de poésie.

    * Jean Starobinski, Accuser et séduire, Gallimard, 2012.

    ** Jean Starobinski, Diderot, un diable de ramage, Gallimard, 2012.

    *** Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie, Le Seuil, 2012.

  • La stupeur de se savoir composé d'immondices

     

     

    par antonin moeri

     

    revolte-1937-02-1-g.jpg

     

    Le monde du crime fascinait Duras. Elle aimait les voyous, les hors-la-loi, les braqueurs, les prostituées. Un de ses amis, Georges Figon, a passé quinze ans derrière les barreaux. Elle en parle dans «La vie matérielle». Elle l’a écouté pendant des heures, des journées, des nuits. Ces quinze ans à Fresnes, Figon aurait voulu les raconter dans un livre. Mais comment faire pour raconter ça à des gens qui ne sont jamais allés en prison?

     

    Il faudrait, dit Duras, qu’entre «celui qui a vécu la chose racontée et celui qui l’écoute, il y ait des lieux communs de l’existence, le travail, le métier, la morale etc.» Figon a été heureux en prison quand il fomentait un livre sur l’existence des prisonniers, sur l’appareil judiciaire qu’il connaissait bien, sur le personnel pénitentiaire. Or Figon «s’est embourbé, perdu, dans la véracité des faits, le bourbier du réel». Pour réussir son coup, il eût fallu tout oublier et tout réinventer. «Il aurait fallu qu’il triche, qu’il refasse tout pour les autres de ce qu’il avait subi, lui».


    Cet oubli, cette réinvention, cette mise en fiction ou tricherie, Figon n’a pas su les mener à bien. Il n’a pas réinventé l’interminable nuit du prisonnier qui ne trouve pas le sommeil et à qui on refuse les somnifères, les hurlements et les menaces proférées pour obtenir des cigarettes. Il n’a pas imaginé les couloirs éclairés au néon, les portes qui claquent, le cliquetis des serrures, les hommes à la promenade ou au réfectoire, les brimades, les complicités avec les gardes. La fidélité de Figon à l’événement l’a éloigné de la possibilité du roman. Pour réussir dans cette entreprise, l’homme Figon aurait dû renoncer à sa «pureté».


    Ce qui retient l’attention dans ce passage de «La vie matérielle», outre la fascination de MD pour l’univers du crime, c’est sa capacité à se glisser dans le camp de ceux qui se sont délibérément mis en marge de la société, à se mettre dans la peau du hors-la-loi. Ce n’est pas un goût pervers du pittoresque qui l’attire dans les tribunaux, où se déroulent des procès d’assises, dans les prisons, vers le fait divers et l’histoire des accusés, ce n’est pas un simple désir de fraternité, c’est une nécessité, une manière de sonder la chambre noire qui grouille de crotales, de scorpions et de mygales, et dont la porte, dans telle ou telle circonstance, peut brusquement s’ouvrir.


    Peut-être parce que la littérature, pour reprendre les mots de Bataille, se doit de plaider coupable. Si elle s’éloigne du mal, disait l’auteur de «La part maudite», elle devient vite ennuyeuse. Duras a sans doute connu la stupeur de se savoir composée d’immondices. Elle ne cesse de dire cette stupeur dans le Barrage contre le Pacifique, dans l’Amant de la Chine du Nord, dans L’Amante anglaise.

     

     

    Marguerite Duras: la vie matérielle, Folio, 2012

  • L'abécédaire de Michel Moret

     

    Par Alain Bagnoud

    Lundi passé, Michel Moret était invité par la Compagnie des mots à l'occasion de la sortie de son dernier livre, Abécédaire d'un homme libre. La rencontre, conduite par notre ami Serge Bimpage, a permis de retracer la trajectoire atypique de cet homme libre et de faire mieux connaissance avec ses croyances et ses valeurs.

    Trajectoire atypique : ou comment un fils de paysan devient un des éditeurs les plus importants de Suisse romande. Michel Moret a arrêté ses études à 15 ans pour s'occuper en urgence de la ferme paternelle, située dans l'enclave catholique de Ménières, au milieu de la Broye fribourgeoise. Enfin libéré de ces obligations, il fait un apprentissage de facteur.

    Mais les livres l'attirent. Il lit les 500 livres de poches qui existaient à l'époque, et dans l'ordre de leur numérotation, s'il vous plaît ! Cet intérêt le décide, à 22 ans, déjà chargé d'une famille, à faire un apprentissage de libraire. Il est chargé ensuite de la formation de ses jeunes collègues, puis, à 34 ans reprend le fond des Editions Rencontre, en sommeil depuis 6 ans. Il crée les Editions de L'Aire en 78, avec une devise reprise de René Char : « Que le risque soit ta clarté. »

    La suite est connue. Moret mène son entreprise de main de maître, solide dans le beau temps comme dans les turbulences. 1500 titres paraissent. Ses auteurs principaux sont Yvette Z'Graggen, dont les ventes importantes donneront une assise à la maison, Adrien Pasquali, qu'il découvre, Jacques Mercanton, dont les œuvres complètes coûteront cher à l'entreprise, ou encore Maurice Chappaz, Corina Bille, Alice Rivaz, Jacques Chessex ou Gaston Cherpillod, pour citer quelques grands anciens. Beaucoup d'autres auteurs encore vivants de nos jours, bien entendu, qu'on peut retrouver sur le site de L'Aire.

    Moret a également publié cinq livres, dont le contenu tourne autour de sa vie d'éditeur. Le dernier, juste paru, s'appelle donc Abécédaire d'un homme libre. Il s'agit d'un petit dictionnaire personnel et portatif. « Au fil de mes lectures, » explique l'éditeur, « certains mots clignotent dans ma tête et j'ai eu l'envie d'en Michel Moretcoucher quelques-uns sur du papier d'une manière concise. En résulte une pochade libératrice pour l'auteur et peut-être ludique pour le lecteur. »

    On apprendra ainsi que l’œuf est l'origine du monde, qu'il faut aimer la vie plus que le sens de la vie, que Io est un bovidé qui fait le bonheur des cruciverbistes... et bien d'autres choses encore.

    Dans ce parcours savoureux, le lecteur lève souvent le nez pour goûter le poivre d'une définition ou la méditer... Car Moret, l'anticlérical qui prophétise que toutes les religions disparaîtront par manque d'amour, fait montre d'une sagesse sereine. Un mysticisme tranquille, apaisé, montre ici et là le bout de son nez, entre le A (« ABEILLE : Il faut quatorze mille heures à une abeille pour produire un kilo de miel, le même temps qu'à un écrivain pour écrire un roman de deux cents pages (les deux ont à peu près la même valeur matérielle). ») et le Z (« ZIGZAG : Parcours emprunté par le voyageur sans objectifs ou par le lecteur d'un abécédaire ! »)

     

    Michel Moret, Abécédaire d'un homme libre, L'Aire

  • Patrick Roegiers, un Belge heureux

    DownloadedFile.jpegLes peuples heureux n'ont pas d'histoire, dit-on. C'est le cas de la Suisse, dont l'histoire est secrète, pour ne pas faire trop d'envieux. C'est le cas, également, de la Belgique, petit pays de 9 millions d'habitants, coincé entre la France, l'Allemagne et les Pays-Bas, dont on sait peu de choses, finalement. Grâce à Patrick Roegiers — écrivain, journaliste, spécialiste de photographie — cela risque bien de changer…

    « Ce sont les artistes qui font un pays. Et les hommes politiques qui le défont. » Ce credo, Roegiers l'applique à la lettre dans son dernier roman, Le bonheur des Belges*, qui aurait dû avoir le Prix Goncourt, si les jurés lisaient les livres qu'ils reçoivent. Mais c'est une autre histoire…

    Dans ce roman au souffle picaresque, Roegiers passe en revue (et à la moulinette) toute l'histoire de son pays, qu'il a quitté il y a 25 ans, pour s'établir en région parisienne. Il se glisse dans la peau d'un garçon de onze ans, sans prénom ni parents, qui va revisiter l'histoire et la géographie de la Belgique. Dans chaque chapitre (il y en a 9), il rencontre un personnage fameux qui l'entraîne à sa suite. DownloadedFile-2.jpegAinsi a-t-il pour guide Victor Hugo qui l'accompagne sur la morne plaine de Waterloo et refait, pour lui, la sanglante bataille. Quelle faconde ! Puis il rencontre le grand Jacques Brel, qui a donné ses lettres de noblesse au « plat pays », comme la Malibran lui a donné naissance. DownloadedFile-1.jpegQuelle puissance !

    On se rend, par la suite, à l'exposition universelle de Bruxelles (1958), dont l'attraction était l'Atomium, qui reste encore dans toutes les mémoires (dont la mienne). On file le train aux champions de la petite reine (le vélo a été inventé par et pour les Belges, non ?), aux Merckx, de Vlaminck, Vandenbroucke, Van Steenbergen, Van Loy, etc.

    Autant dire qu'on file un train d'enfer. Le lecteur, époustouflé, peine parfois à retrouver son souffle. Quel rythme !

    On croise Hugo Claus, auteur du Chagrin des Belges, dont le livre de Roegiers est le pendant joyeux. Mais aussi Verlaine, à peine sorti de prison après avoir tiré sur son jeune amant, Arthur Rimbaud. Et puis Nadar, qui nous emmène faire un tour dans sa nacelle et prendre des photos. Et Tintin, bien sûr, avec son ami Gaston Lagaffe, symboles mêmes de la fantaisie belge. On croise le fantôme de Simenon et l'ombre inquiétante de Marc Dutroux. Quelle imagination !

    Bref, on ne s'ennuie pas, mais pas du tout, dans le dernier roman de Patrick Roegiers. Il est bourré de vie et de couleurs comme une toile de Breughel (dont il parle longuement, avec une érudition savoureuse).

    images-2.jpegRien à dire : la Belgique est un grand pays. Elle a donné des myriades d'artistes et de sportifs, des chanteurs, des peintres, des architectes, des écrivains. Roegiers les fait revivre dans une langue éblouissante, jouant sur tous les styles et les registres (théâtre, poème, récit épique). Plus qu'un éloge de la Belgique, son roman est une ode à la langue — à toutes les langues, puisqu'ici le français se mélange souvent au flamand, à l'anglais, à l'allemand.

    On rêve d'écrire, un jour, le Bonheur des Suisses…

    * Patrick Roegiers, Le Bonheur des Belges, roman, Grasset, 2012.

  • lire à voix haute

     

    antonin moeri

     

    arnulf.jpg


    Lu cette nuit plusieurs fois un même texte. Succession de phrases courtes sans mots de liaison. On appelle ça je crois parataxe. Mais alors, comment se fait-il que je fus aspiré dans un tourbillon que je ne saurais évoquer sans résumer la chose.


    Un homme serait assis dans l’ombre d’un couloir. À quelques mètres de lui, une femme couchée. Sous la soie, le corps nu ruisselle de sueur. Elle ouvre les jambes. L’homme fixe les lèvres du sexe écartelé «dans sa plus grande possibilité d’être vu». L’homme sort du couloir, éjacule sur le visage de la femme, inonde ses seins. De son pied, il fait rouler le corps avec brutalité. Ébloui par le soleil, il pose son pied sur un sein et dit «Je t’aime». Il appuie fort. Elle crie. Il serait retombé dans son fauteuil. Elle pénètre dans la fraîcheur du couloir. Elle lui dit «Je t’aime». Elle s’accroupit pour la mettre à nu. La prend dans sa bouche. De ses mains elle l’aide à venir. «Il crie doucement une plainte d’intolérable bonheur». Il la repousse, s’allonge sur elle et la pénètre. Elle désire être frappée. Le brouillard monte. Il commence à gifler. Elle dit que oui, que c’est ça. Il frappe de plus en plus fort, sur le visage, les seins. L’homme insulte et frappe. Le ciel se couvre. D’autres gens semblent regarder. Un orage d’été se prépare. L’homme pleure couché sur le corps de la femme.


    Résumant la chose, on ridiculise, on tue ce qu’a voulu Marguerite Duras: mettre le lecteur dans tous ses états. Pas tellement par ce qui est raconté, mais par la manière d’agencer les mots de tous les jours dans une phrase sans fin, de modifier les points de vue (car il y a une femme qui assiste au spectacle pour essayer d’en rendre compte et, parfois, c’est son point de vue qui est adopté). Par la manière de mettre en scène des morceaux de corps. Relisant ce texte au milieu de la nuit, j’eus envie de l’entendre sur une scène. Ça s’appelle «L’homme assis dans le couloir». C’est paru chez Minuit en 1980 (36 pages). Je me demande si ça se trouve encore en librairie. Je l’ai trouvé dans un coffre, au grenier, chez une femme qui vient d’acheter une vieille maison, dans la banlieue parisienne.


  • 4 4 3 3 au Miel de l'Ours

     

    Par Alain Bagnoud

    4 4 3 3. C'est le titre énigmatique de ce recueil publié au Miel de l'Ours. Des chiffres qui livrent leur secret quand on en arrive au sous-titre  : anthologie du sonnet romand contemporain.

    4 4 3 3 : deux quatrains et deux tercets. La forme poétique française classique par excellence.

    Pour fêter ses 25 premiers ouvrages parus et dresser un petit état des lieux récent et local du sujet, l'éditeur Patrice Duret a donc demandé à 54 auteurs contemporains de se pencher sur les quatorze vers traditionnels, chacun gardant toute liberté d'interpréter la contrainte à sa guise, mais en respectant la disposition typographique classique. Le résultat donne un panorama intéressant et varié de la poésie actuelle en Suisse romande.

    On y trouve des auteurs parnassiens, comme notre ami Jean-Michel Olivier, qui a choisi rigoureusement l'alexandrin, a respecté un système de rimes suffisantes ou riches, se fixant une dépendance supplémentaire en n'en gardant que deux (« Sur la scène apprêtant le corps nu du ballet, / Elle passe, éventail, d'un mouvement allègre, / Parmi les arlequins et les danseuses nègres/ Voguant de bras en bras... »).

    Patrice DuretIl y a les avant-gardistes facétieux, comme Ramiro Chiriotti, dans un poème librement inspiré de Barbara, de Jacques Prévert, et qu'on peut chercher à décrypter (« 25/8 ' 25/9 32/4 2/ 2/8, / 31/1 31/2, 31/1 33/3, 1/3 » etc.)

    Et entre deux, il y a tout l'éventail de la créativité, dans les sujets et dans la forme. On trouve des observations ironiques (Rue du Jura d'Alain Boyer), de l'exotisme (Sonnet aux chardons de Nicolas Couchepin), un moment quotidien aux saveurs de haïku (Crépuscule de Catherine Fuchs), une évocation de mère défunte (Pierre Voélin), un acrostiche autobiographique (Jacques Zürcher)... Bien d'autres choses encore.

    Variété de tons, mais aussi de position, de proximité ou de distance par rapport au sonnet, entre la révérence à la forme fixe, le jeu sur la tradition ou la mise à distance amusée.

    C'est le mélange qui fait le prix, crée la surprise, provoque la découverte. Un mélange qui rend ce petit recueil passionnant.

     

    4 4 3 3, Anthologie du sonnet romand contemporain, Le Miel de l'Ours.

  • Mon ami Germain

    DownloadedFile.jpegIl y a longtemps, dans l’autre siècle, mais c’était hier, je musardais dans une librairie de Genève. J’étais jeune étudiant. J’avais des maîtres prestigieux : Jean Starobinski, Michel Butor, Georges Steiner. À l’Université, il n’y avait de bonne littérature que française. Ramuz mis à part, l’on ne connaissait pas un seul nom d’écrivain romand. « La honte ! » dirait ma fille.

     C’était à la librairie du Rond-Point, sur Plainpalais. Je flânais parmi les nouveautés françaises, les seules dignes d’intérêt pour un étudiant genevois. C’était l’époque du Nouveau Roman. Tout le monde lisait donc Alain Robbe-Grillet ou Nathalie Sarraute, les Marc Lévy de ces temps-là. On n’avait pas le choix. On est toujours l’esclave de son époque.

    Un inconnu m’a abordé. Il portait une veste à carreau. Il avait les cheveux en bataille, un accent rocailleux et chantant. Il m’a demandé si je connaissais Georges Haldas ? Hein ? Et Maurice Chappaz ? Pardon ? Et la sublime Corinna Bille ? Pour moi, de parfaits inconnus. Il s’est brusquement animé, m’a emmené dans un recoin secret de la librairie, a sorti des rayons plusieurs livres qu’il a étalés sur la table.

     « Il faut les lire tout de suite ! m’a-t-il dit. S’ils ne sont pas meilleurs que vos Français, au moins sont-ils différents. Et c’est cette différence qui nous constitue, nous autres Suisses romands. Et vous verrez : quelle langue ! Quelle musique ! »

    Je n’avais pas d’argent. Il a souri avec douceur. DownloadedFile-1.jpegIl est allé chercher dans les rayons un roman d’Étienne Barillier, un autre de Gaston Cherpillod et de Nicolas Bouvier et, finalement, un livre intitulé Un Hiver en Arvèche*, d’un auteur (de moi) parfaitement inconnu.

    « Je m’appelle Germain Clavien. C’est moi qui l’ai écrit. Vous verrez, je suis sûr qu’il vous parlera. Pour comprendre la Suisse, il faut lire ses écrivains. »

    L’homme a payé la pile de livres, une petite dizaine, il s’est tourné vers moi : « Je vous les offre, m’a-t-il dit. À une condition : il faut que vous les lisiez tous ! »

    Pendant des années, je n’ai pas revu Germain Clavien. Il est parti vivre à Paris, puis il est retourné dans son Valais natal, une région qu’il adorait. Il s’est occupé de ses vignes, de son verger. Il a écrit des livres magnifiques. Son grand œuvre, c’est la Lettre à l’imaginaire, (22 volumes publiés à ce jour) une chronique de la vie quotidienne, en Valais et ailleurs, une vie en état de grâce et de poésie, un regard affûté sur notre époque obsédée par l’argent, le tintamarre médiatique, la destruction de la Nature.

    J’ai revu Germain des dizaines de fois. C’était un bon vivant et un fin connaisseur des vins de sa région. Nous sommes devenus des amis. Une amitié née grâce aux livres et poursuivie pendant vingt ans. Toujours, en lui, il a gardé ce feu de la révolte et de la poésie. Il est mort dans la nuit de samedi à dimanche dernier, entouré de sa femme et de sa fille. C’était un écrivain qui compte et un homme épatant, drôle, passionné, généreux. Germain va nous manquer terriblement. Heureusement, il nous reste ses livres.

     * Germain Clavien, Un Hiver en Arvèche, Poche Suisse, L’Âge d’Homme, 1995.

  • Jubilation du conteur

     

     

    par antonin moeri

     

    marina1.jpg

     

    Tout est dans la manière. Oui, je crois. La manière de parler, de dire, de raconter, d’évoquer des personnages, des ambiances, des ruelles ou des tragédies. Celle de Marina Salzmann est unique. Sans avoir l’air d’y toucher et avec une écriture exigeante, elle emmène le lecteur dans une contrée qui pourrait être celle du conte de fée. Ainsi une narratrice entre-t-elle dans un café, sort une feuille et un stylo. Elle aurait habité juste en face, autrefois. Elle se souvient des chansons de France Gall et de Sardou qu’écoutait le locataire du premier. Elle, elle préférait Janis Joplin et Jimmy Hendrix.

    Dans le studio qu’elle louait alors habite désormais Franca. La narratrice imagine le pied nu de Franca toucher la fourrure de son chien. Comme autrefois, les trams passent dans la rue, des bagarres éclatent, un quidam raconte comment il a sauvé la victime d’une tentative de meurtre (cou tranché), les agents du Mossad espionnent, des écrivains vont boire au lieu d’écrire. La narratrice voit Franca prendre place à ses côtés. Franca raconte comment c’est arrivé. Un jour comme aujourd’hui. L’homme la regardait. Ils se sont assis dans un bar pour boire le vin noir. Le dernier tram venait de passer. Franca fait glisser l’étoffe de son foulard. La narratrice voit la cicatrice au cou.

    C’est l’art de Marina: choisir l'extrême concision, une sorte de légèreté et la jubilation du conteur devant son auditoire pour suggérer l’ombre qui finit par cerner ceux qui passeront à l’acte. Sans mettre sur le banc des accusés ni les individus ni la société, en se gardant de tout dire avec les mots et avec une agréable dose d’ironie, elle tente de lever le voile sur une parcelle du cauchemar dans lequel chacun est abandonné à lui-même.

     

     

    Marina Salzmann: Entre deux, nouvelles, Bernard Campiche 2012

  • L'Affaire de Claude Darbellay

    Par Alain Bagnoud

    Il y a un buzz autour de L'Affaire, dans les cantons de Neuchâtel et du Jura notamment. Des références circulent. L'affaire Hainard. L'affaire Lachat. Ça se prolonge jusqu'à Genève. L'affaire Müller. Le dernier livre de Claude Darbellay serait-il un roman à clés ?

    Il raconte la trajectoire d'un Conseiller d'Etat, sa montée et sa chute. Et, effectivement, on repère quelques épisodes dont des journaux se sont fait l'écho. La sortie de route de cet éminent personnage cantonal, par exemple, est inspirée d'un fait réel. On se souvient que François Lachat (ancien Conseiller national PDC jurassien), avait été victime d’un tel accident en compagnie d’une jeune femme, et que des allégations de boulevard avaient été rapportées dans la presse avant d'être démenties.

    Et puis lorsqu'un Neuchâtelois raconte la chute et la démission d'un politicien important, bien entendu, le souvenir de Frédéric Hainard n'est pas loin, ce Conseiller d'Etat qui a démissionné après de sévères critiques sur ses méthodes de travail et des accusations d'abus d'autorité,

    L'Affaire évoque bien, un peu, tous ces personnages, mais ce n'est en rien le portrait définitif et masqué d'un personnage réel. Ce n'est pas non plus une étude psychologique. Darbellay s'attache moins à la connaissance du personnage ou à ses motivations qu'aux ressorts qui font bouger une affaire, qu'il retrace avec distance, froideur et ironie. Il a aggloméré des caractéristiques, a créé un type, a cherché à retracer une réussite, quelques compromissions, une chute. Rien que du plausible.

    claude_darbellaySon Conseiller d'état à lui a plusieurs casseroles. Une comptabilité douteuse. Un achat de terrain contestable. Une sexualité débordante. Marié avec deux filles, il entretient des relations avec Sonia, maîtresse régulière. On le voit régulièrement au cabaret. Il assiste à des spectacles ou passe des moments en privé avec les hôtesses. Enfin, il fréquente le discret établissement de Madame F. qui lui organise des séances sado-masochistes.

    Rien de tout ça pris séparément ne lui coûterait sa tête, mais un journaliste pugnace, alerté par son accident de voiture, fouille, écoute, relate. Ce qu'on demande à un homme dans sa fonction, c'est d'être impeccable. L'homme politique est donc petit à petit lâché par tout le monde : les caciques de son parti, sa femme, sa maîtresse, ses électeurs... Finalement, sa seule solution est de démissionner.

    Un livre qui a valeur d'exemple. Plausible, on l'a dit.

     

    Claude Darbellay, L'Affaire, Editions d'Autre Part

  • La mémoire brûlée de Boris Cyrulnik

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegLa vie de Boris Cyrulnik est un roman, tragique et édifiant. Longtemps, ce roman est resté prisonnier d'une crypte, enfermé dans les oubliettes de sa mémoire. Il en savait des bribes. Il essayait de mettre bout à bout les images de ce film demeuré trop longtemps muet. Car pour attester un souvenir, surtout lointain et flou, il faut la présence d'un témoin. Sinon, la folie guette à chaque instant…

    C'est une enquête sur son passé, mêlant récit autobiographique et réflexion sur la mémoire, que mène Cyrulnik dans son dernier livre, Sauve-toi, la vie t'appelle*. Le jour de sa première naissance, en juillet 1937, il n'était pas là, raconte-t-il. Son corps vient au monde, mais il n'en garde aucun souvenir. Il est obligé de faire confiance aux autres. À la parole des autres. Sa seconde naissance a lieu en 1944. Elle est en pleine mémoire. Des soldats allemands viennent l'arrêter. Son père, qui s'était engagé dans l'armée secrète de la Résistance, a été emprisonné, puis déporté à Auschwitz. images-3.jpegSa mère (à droite, avec Boris âgé d'un an) suivra hélas le même chemin sans retour. Il s'en faut de très peu pour que le petit Boris, parqué avec d'autres Juifs dans une synagogue, parte à son tour pour les camps de la mort. Mais il parvient à s'échapper. Une infirmière le cache sous un matelas, sur lequel agonise une jeune femme qu'on transporte à l'hôpital. C'est sa chance. À partir de ce moment-là, la vie de Boris Cyrulnik est une suite de miracles. Ou, si l'on veut, de circonstances heureuses et cependant tragiques. « Mon existence a été charpentée par la guerre. Ai-je vraiment mérité la mort ? Qui suis-je pour avoir pu survivre ? Ai-je trahi pour avoir le droit de vivre ? »

    Reconstituant les images de cette mémoire blessée, Cyrulnik s'aperçoit que nous refaçonnons et réhabitons, à chaque instant, nos souvenirs. Non pas pour les enjoliver. Mais parce que nos souvenirs sont labiles, ils changent de forme et de couleur, selon le moment de notre existence. Nous réinventons nos souvenirs pour survivre au malheur, à la séparation ou à la mort. DownloadedFile.jpegRousseau ne fait pas autre chose dans ses Confessions. Il cherche moins à se faire pardonner des fautes vénielles qu'à réenchanter son passé, afin de chercher à comprendre qui il est à présent. « Le mot « représentation » est vraiment celui qui convient. Les souvenirs ne font pas revenir le réel, ils agencent des morceaux de vérité pour en faire une représentation dans notre théâtre intime. Quand nous sommes heureux, nous allons chercher dans notre mémoire quelques fragments de vérité que nous assemblons pour donner cohérence au bien-être que nous ressentons. En cas de malheur, nous irons chercher d'autres mocreaux de vérité qui donneront, eux aussi, une autre cohérence à notre souffrance. »

    images-2.jpegOn comprend mieux, en lisant l'autobiographie de Boris Cyrulnik, comment et pourquoi il en est venu à forger le concept essentiel de résilience. Sa vie est l'exemple et la preuve de cette capacité extraordinaire de résistance au malheur. Et cette résistance passe par la parole qui nous aide à représenter le malheur, pour mieux le tenir à distance et le neutraliser. Voilà pourquoi, même dans les circonstances les plus tragiques, la vie appelle toujours à se sauver.

    C'est la leçon de ce livre magistral qui raconte, avec lucidité et émotion, la vie d'un homme qu'on voulait abattre, mais qui a survécu à la folie des autres hommes. Un survivant, donc, porteur d'une mémoire vive qui montre que chacun, quel que soit son malheur, sa souffrance ou sa solitude a une chance de salut.

    * Boris Cyrulnik, Sauve-toi, la vie t'appelle, Odile Jacob, 2012.