Lacan envers et contre tout
Par Pierre Béguin
Mes années d’Université se sont déroulées sous l’influence (je devrais dire sous le joug, la tyrannie) des deux Jacques: Derrida et Lacan, élevés au rang de gourous par toute une caste d’étudiants. C’est donc à un détour nostalgique par mon passé que m’a convié la lecture du livre d’Elisabeth Roudinesco, Lacan, envers et contre tout (Seuil, 2011).
Lacan: trente ans après sa mort, une visite de son œuvre, de sa genèse et de ce qu’il en reste, avec pour guide la meilleure spécialiste de la geste lacanienne, cette aventure intellectuelle et littéraire unique à une époque héroïque de la psychanalyse et de toutes les libertés.
Pour cette jeunesse intellectuelle des années 1960 – 1970, Lacan fut un éveilleur de consciences. En génie du paradoxe, il réhabilita le désir de révolution tout en se voulant le garant d’une loi qui en sanctionnerait les excès. Les frissons de la transgression livrés avec la caution de la norme, en quelque sorte. De quoi séduire l’intellectuel par nature aussi avide de sensations que frileux sur leurs conséquences.
L’originalité de Lacan (son génie ou sa supercherie?) tient dans sa volonté de se faire l’interprète d’une nouvelle orthodoxie fondée sur le retour aux textes de Freud, tout en les assaisonnant de linguistique saussurienne, de thèses empruntées à Roman Jakobson, de philosophie heideggérienne et, surtout, des théories structuralistes de Claude Levi-Strauss élaborées à partir de l’analyse des mythes. Selon Lacan, le fonctionnement de l’appareil psychique épouse la structure du langage. Autrement dit, l’inconscient est un langage, l’humain est habité par une parole qui le ramène sans cesse au dévoilement de son être, levant le voile des mots comme on soulèverait les jupes d’une femme. C’est en 1955, dans son magistral commentaire de La Lettre volée d’Edgar Poe, qu’il revêt sa théorie d’une trame narrative à même de séduire les littéraires (en 1930 déjà, son histoire de Marguerite Anzieu, connue sous le nom d’Aimée, qui faisait la synthèse de toutes les théories cliniques élaborées par la génération psychiatrique des années 30 lui avait valu l’admiration des écrivains, peintres et poètes, Crevel, Nizan et Dali en tête). L’histoire d’amour entre Lacan et les littéraires entrait alors dans sa phase de plénitude. Toute une génération de philosophes et de «lettreux» s’intéressèrent à son œuvre, notamment par l’enseignement de Louis Althusser.
En 1957, Lacan poursuit sa théorie du signifiant en lui ajoutant l’idée, empruntée à Jakobsen, selon laquelle le déplacement freudien serait de l’ordre de la métonymie (glissement du signifié sous le signifiant) et de la métaphore (substitution du signifiant à un autre). De là, sa thèse de la chaîne signifiante: un sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant, qui le marque d’une empreinte langagière en donnant une signification au rêve, au mot d’esprit, au lapsus et aux actes manqués (on sait bien, par exemple, combien la voix d’Hitler a contaminé la représentation qu’on se fait de la langue allemande, sans que les plus jeunes n’en établissent plus consciemment le lien).
Le romancier Pierre Rey, auteur notamment du best seller Le Grec, illustre très bien ce mécanisme dans un livre où il raconte sa thérapie chez Lacan (Une saison chez Lacan, Robert Laffont, 1989). Madame B, tous les dimanches, fait son tiercé. Souvent, elle rêve d’une combinaison à trois chiffres, toujours dans le même ordre, où le même chiffre, de manière absurde, revient deux fois. Le quatre, le quatre et le neuf. 4, 4, 9. Un signifiant qui la renvoie en fait, après analyse, à un trauma de sa prime enfance où, pour se venger de sa mère qui la délaissait avec son amant, elle lui avait souillé son manteau neuf avec ses excréments. Elle avait fait caca sur le manteau neuf. Caca neuf. 4, 4, 9. Oui, l’inconscient peut épouser la structure du langage. Dans le même livre, Pierre Rey raconte comment il transpose sa fascination du maître sous la forme d’un signifiant: avant chaque séance chez Lacan, il est irrémédiablement, et inexplicablement, attiré par une canne exposée dans une vitrine en face de l’appartement du thérapeute. Jusqu’à ce qu’il établisse le lien entre les deux signifiants: la canne – Lacan.
Lacan monologuait. «Moi la vérité, je parle» disait-il, sachant pourtant que la vérité ne peut jamais s’énoncer intégralement. Elle est «encore toujours» un «mi-dit», «un midi sonné». Lacan jouissait de sa propre parole (à cette époque, c’était le mot d’ordre, il fallait jouir pour tout, en écrivant, en lisant, et même en urinant), maniant le mi-dire avec une inventivité langagière qui le mena au commentaire éblouissant du Banquet de Platon, avant de se parodier lui-même et de sombrer dans la manie topologique et l’obsession du néologisme ou du mot-valise (savez-vous que le père du mot-valise est Lewis Caroll parce qu’il bégayait?) En s’inspirant du nom du philosophe André Lalande (auteur du Vocabulaire technique et critique de la philosophie), il invente le néologisme «lalangue» pour définir l’articulation du désir à la langue, puis des dizaines de mots pour désigner les actes de langage et de parole: apparoler, bafouille-à-je, lalanglaise, langagien, métalanguer, parlêtre, parlance, etc. Il nommait l’amour – «L’amour c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas» – entre âme et mourir: amourir, amort, âmer. Sans oublier le fameux néologisme «lituraterre» pour distinguer la lettre du «littoral» (qui renvoie à une frontière) et du «littéral» (qui n’en suppose aucune), créant ainsi une nouvelle série de termes: litura, lituratterir, etc. Parlez-vous le Lacan?
Alors, bientôt Lacan hurla, imitant des cris d’animaux. Au-delà du langage. Ou en-deçà pour rappeler l’origine darwinienne du repas totémique. Onomatopées, bruits de gorge, gloussements, ruminations: le «père Orang» disait-il. Théâtral, ludique, hystérique, il invente des figures de discours exubérantes: «Je pense à ce que je suis là où je ne pense pas penser». Bref, il se parodie lui-même comme le gourou que ses admirateurs on fait de lui.
Il reste toutefois le principal vecteur du structuralisme en littérature, lui qui affirmait que la biographie restait toujours secondaire au regard de la signification d’une œuvre. Sans le dire, il se référait à Igitur, personnage de Mallarmé atteint de folie se couchant dans le tombeau de ses ancêtres pour accomplir leur rêve immémorial d’abolir le hasard et d’accéder à la plénitude de l’Absolu. L’azur, l’azur, l’azur, l’azur. Et voilà pourquoi la révolution mallarméenne de la langue poétique apparut en ces années 70, aux yeux de toute une génération d’étudiants, comme le pendant de la révolution freudienne dont Lacan s’était fait le nouvel interprète.
Mais Dieu que tout cela paraît lointain! Et suranné, maintenant qu’on a rétabli la primauté de la biographie dans l’œuvre...
Elisabeth Roudinesco, Lacan envers et contre tout, Seuil, 2011
Pierre Rey, Une Saison chez Lacan, Robert Laffont, 1989
Stéphane Mallarmé, Igitur (1869)
Commentaires
Jacques est toujours "Lacan"... il le faut!...
Les "Chroniques lacaniennes" ont eu un avatar d'envergure.
Si mes souvenirs sont bons, il était prénommé "chroniques de la Cane". La publication émanait du "Canard Enchaîné" et, accessoirement, il était plus drôle que l'original!
Entre Jacques le fataliste (Lacan) et Jack l'Eventreur (Derrida), ma cœur a toujours penché pour le second. Le premier m'a fait rire, quand je l'ai entendu, et quand je l'ai lu. Un mélange de faux scientifique et de pensée dada. J'aime son art du calembour. Très inférieur à celui d'Alphonse Allais. Mais drôle quand même. Mais vide. Derrida, par son écriture, m'a fait découvrir la Chine, car ce qu'il écrivait était du chinois pour moi. Je l'ai appris pour lui, et pour moi. Et j'ai compris beaucoup de choses (sur Rousseau, Artaud, Bataille, Leiris, etc). Derrida m'a appris à lire. Et Lacan à dé-lire. En plus, c'était l'ami et le Dieu de notre cher Dragonetti…